Disparition de Karapiru, héros de l'Amazonie qui avait survécu à dix ans d'exil

Suite à un guet-apens brutal, cet autochtone avait dû s’exiler dans les forêts de l’est du Brésil pendant dix ans. La COVID-19 a mis fin à son odyssée le 16 juillet dernier.

De Scott Wallace
Photographies de Charlie Hamilton James
Publication 2 août 2021, 11:41 CEST

Karapiru, membre de la tribu Awá, pose chez lui à Tiracambu en 2017. Après avoir survécu à un guet-apens à la fin des années 1970, il a connu dix ans d’exil dans l’est de l’Amazonie. Il est mort d’une affection respiratoire due à la COVID-19 le 16 juillet dernier.

PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James

Rescapé d’un guet-apens mortel qui l’a vu fuir seul pendant dix années et parcourir 1 500 kilomètres sur le terrain accidenté des plateaux brésiliens, Karapiru est mort de symptômes provoqués par la COVID-19, d’après des membres de sa tribu et des défenseurs des droits humains.

Karapiru, qui signifie « aigle » en langue awá, est décédé dans un hôpital de l’État du Maranhão le 16 juillet dernier. Bien que complètement vacciné, il a contracté de sévères symptômes de la maladie alors qu’il se trouvait dans son village adoptif de Tiracambu, où il vivait depuis plusieurs années. Évacué vers la ville de Santa Inés, c’est là qu’il a poussé son dernier soupir.

Les conditions dans lesquelles Karapiru est mort, isolé, loin de ses proches et de son peuple, ont ravivé le souvenir de la douleur et de la solitude sous le sceau desquelles étaient inscrites sa vie et sa légende de survivant.

« Son histoire est l’illustration parfaite de ce que les Awás et d’autres peuples isolés ont traversé. Et leur frontière est en train de se déplacer... », rappelle Louis Forline, anthropologue de l’Université du Nevada à Reno, qui voue sa carrière à l’étude de la tribu et à sa défense. « Il symbolise toute leur lutte et tout ce qu’ils ont traversé. »

Karapiru est né dans une tribu nomade de chasseurs-cueilleurs entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, quand les Awás n’étaient pas encore entrés en contact avec le monde extérieur. Il n’existe pas d’extrait de naissance le concernant.

À cette époque, le monde extérieur n’avait quasiment pas posé le pied sur les terres ancestrales des Awás, qui s’étendaient sur une bonne partie du Maranhão. Mais dans les années 1960, les plus grandes réserves de fer du monde ont été découvertes dans l’État voisin de Pará. Afin d’assurer le transport du minerai vers l’est jusqu’au littoral atlantique, un chemin de fer de 885 kilomètres de long coupant le territoire awá en deux a été construit à travers le Maranhão.

Il ne fallut pas longtemps pour qu’arrivent des vagues de nouveaux arrivants et d’exploitants agricoles. Dès le début des années 1970, ils ont commencé à se déployer dans les forêts, à s’accaparer des terres, à les clôturer avec du fil barbelé. Ils chassaient les Awás avec des armes. Du jour au lendemain, les Awás sont devenus des intrus sur leurs propres terres.

« Les hommes blancs voulaient tuer des Indiens », m’a confié Karapiru quand je me suis rendu à Tiracambu pour National Geographic en 2017. Il parlait awá et un membre de sa tribu assurait la traduction en portugais. « Ils ne nous aimaient pas. Ils devenaient fous parce que nous franchissions leurs clôtures. Ils nous tiraient dessus. Ils nous envoyaient les chiens. »

Karapiru était père d’une fille en bas âge et d’un petit garçon quand des exploitants l’ont attiré dans un guet-apens, lui et sa famille, à la fin des années 1970. Cette agression l’a embarqué dans une odyssée de dix années, qui est pour les défenseurs des droits humains un témoignage de la résilience des populations autochtones brésiliennes face à la souffrance causée par les colons et à leur cruauté.

« Les exploitants doivent se débarrasser des autochtones pour obtenir un titre de propriété pour les terres auxquelles ils prétendent », expliquait Sydney Possuelo lors d’un entretien réalisé à Brasilia en 2017. « Donc ils sont allés s’en prendre à la communauté de Karapiru. Ce genre de pratique continue d’avoir lieu. » Sydney Possuelo a été pendant près de vingt ans directeur du Département des peuples isolés au sein de la Fondation national de l’Indien (FUNAI), et a pris la tête de celle-ci pendant deux ans. Agent de terrain et explorateur accompli, on le considère comme un expert de premier plan sur la question des populations autochtones du Brésil mais aussi comme un champion de la protection des tribus isolées.

Les chefs autochtones craignent que les tribus isolées comme les Awás (constituée de soixante-dix communautés dispersées dans la forêt amazonienne brésilienne) soient à nouveau confrontées à un risque élevé de confiscation violente de leurs terres. Le président Jair Bolsonaro et son corps législatif redoublent d’efforts pour revenir sur les lois protégeant les territoires autochtones et tout bonnement se débarrasser de certaines réserves.

À ce jour, près d’une centaine d’Awás, qui sont environ 600 au total, poursuivent leur vie de nomades solitaires dans les régions boisées du Maranhão qui ne cessent de rétrécir. Selon Survival International, ONG qui défend les droits des peuples autochtones, les Awás sont « la tribu la plus menacée du monde ».

Des familles awás partent à la chasse depuis Posto Awá, sorte d’avant-poste construit par la FUNAI pour que les chasseurs-cueilleurs nomades de la tribu puissent se sédentariser. Les premiers contacts de l’organisation avec les autochtones remontent aux années 1970 et 1980. À ce jour, une centaine de nomades awás isolés continuent de vivre dans la forêt alors qu’un monde qu’ils ne connaissent pas est en train de se resserrer autour d’eux.

PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James

UNE VIE D'EXIL

« Ils continuaient de nous tirer dessus pendant que nous fuyions », confiait Karapiru en 2017 en se remémorant l’embuscade. Sa femme a été abattue, et sa fille aussi. Il pensait son fils mort également.

« J’ai été touché dans le dos », poursuivait-il en soulevant son T-shirt pour faire voir une grappe de petites aspérités causées par un tir de chevrotine près de la colonne vertébrale. Endeuillé et en grande douleur physique, Karapiru s’est alors enfoncé dans la forêt pour fuir, se croyant seul survivant de l’agression.

Et puis les jours se sont suivis, puis les semaines, et les mois... Il se déplaçait de nuit et dormait en journée pour éviter de se faire repérer. Il parcourait une chaîne de collines raboteuses qui l’emmenait vers le sud, survivait grâce à sa débrouillardise, chassait des animaux sauvages avec un arc et des flèches fabriqués dans la forêt. Enfin, les mois sont devenus des années.

« Je fabriquais des lances à partir de bambou, » expliquait-il. « J’ai tué un singe. J’ai marché le long d’une rivière. Elle était remplie de poissons ! » Pourtant, il a enduré la faim et la soif sur de longues périodes, mais aussi des années de solitude inimaginable sans aucun lien humain.

« J’éprouvais une grande tristesse pour ma famille », confiait-il. Mais malgré toutes ces souffrances, l’étincelle qui animait son regard et son émerveillement lorsqu’il racontait son épreuve ne trahissaient aucune forme d’amertume ou de ressentiment.

Dans son errance, il a fini par s’éloigner des collines et tomber sur des champs cultivés et des pâturages clairsemés de maisons et de dépendances. La chasse ne lui procurait à ce moment-là plus grand-chose à se mettre sous la dent, et il a dû se mettre à tuer des animaux d’élevage à la nuit tombée. Cela a fini par éveiller les soupçons d’un éleveur qui a retrouvé un matin un de ses cochons en train de bondir dans sa cour, une flèche dans le flanc. Il a alors réuni un groupe d’habitants, et ensemble ils ont fini par tomber sur un homme nu qui leur souriait timidement, en train de serrer un arc et des flèches contre lui. Il a jeté les armes sans hésiter.

L’éleveur du cochon a emmené Karapiru chez lui, lui a offert à manger et lui a donné de quoi s’habiller. Mais que faire de lui ? Personne ne comprenait un traitre mot de ce qu’il disait. Tout ça se passait dans l’État de Bahia, soit un monde à côté de tout endroit pouvant bien abriter des índios bravos comme lui. Ce terme, qui signifie « Indien sauvage », est l’appellation en vogue donnée aux peuples autochtones en zone rurale. Il a fini par contacter la FUNAI.

Nous étions alors en 1989. Syndey Possuelo venait de créer le Département des peuples isolés à la FUNAI avec l’idée de protéger les droits des communautés autochtones isolées, ces tribus dites « coupées du monde ». Il a fait la route jusqu’à Bahia et a ramené Karapiru chez lui à Brasilia tout en essayant de percer le mystère de son identité et de savoir d’où il venait.

« L’Indien a eu de la chance », m’a-t-il confié la semaine dernière. Les hommes qui ont trouvé Karapiru ont été apaisés par son charme candide, et ils ont opposé à sa gentillesse leur hospitalité. « L’histoire montre que ce genre de rencontres se termine quasiment toujours par la mort de l’Indien. »

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    Vu d’en haut, Posto Awá est un des cinq avant-postes créés par la FUNAI dans trois réserves autochtones différentes pour que les communautés awás puissent bénéficier de nourriture, de sécurité et de soins médicaux. Depuis les années 1970, les Awás souffrent de la violence et des maladies des étrangers qui pénètrent sur leurs terres ancestrales.

    PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James

    D'ÉMOUVANTES RETROUVAILLES

    Des années 1970 au début des années 1980, Sydney Possuelo a supervisé les tentatives de la FUNAI d’entrer en contact avec des groupes d’Awás dispersé pour les protéger de la violence des colons avides de terres. Dès qu’il a vu Karapiru, Sydney Possuelo a eu l’intuition – de par son apparence et sa contenance – qu’il venait de la tribu Awá, qu’on connaissait encore à l’époque sous son nom double « Awá-Guajá ». Il a alors demandé à des collègues de Maranhão d’envoyer un interprète pour enfin résoudre l’énigme Karapiru.

    Le traducteur qui s’est présenté à l’appartement de Sydney Possuelo était un jeune awá du nom de Tiramukum. Orphelin depuis son plus jeune âge, c’est le personnel d’un avant-poste de la FUNAI qui s’était chargé de son éducation. Il s’est alors mis à scruter l’homme assis en face de lui.

    « J’ai regardé son visage », a commencé Tiramukum lors d’un entretien réalisé il y a quatre ans quand je me suis rendu à Posto Guajá, sur les terres autochtones d’Alto Turiaçu. « Je lui ai demandé son nom. Il m’a répondu : ‘Je m’appelle Karapiru.’ Mon cœur s’est mis à cogner, » m’a-t-il confié. « J’ai cru qu’il allait éclater. »

    « Ça m’a fait froid dans le dos », reconnaît Sydney Possuelo en racontant le moment où Karapiru et Tiramukum se sont reconnus. Suite au guet-apens qui leur avait été tendu dix années auparavant, père et fils s’étaient enfuis en se disant que tous les autres étaient morts. Ils se sont étreints et ont pleuré.

    « Ils ont tué ma sœur. Ma mère est morte. Je croyais mon père mort aussi. J’ai vu qu’on lui avait tiré dans le dos », m’a dit Tiramukum avant d’ajouter qu’il avait fui dans la panique, chassé par un chien lâché sur lui par les exploitants. Il s’est retrouvé pris dans du fil barbelé. On l’a alors capturé et enfermé dans une pièce pendant des semaines avant de le confier à la FUNAI.

    Après leurs retrouvailles à Brasilia, Tiramukum a aidé son père à s’installer à Posto Awá. Il s’est plus tard installé près de Tiracambu. Les deux communautés sont à un jet de pierre du vacarme des trains d’un kilomètre de long qui transportent du minerai de fer sur la voie qui a pour toujours bouleversé le paysage du Maranhão et les vies des Awá. Karapiru a fini par se remarier et laisse derrière lui plusieurs enfants et petits-enfants.

    Les habitants de Tiracambu et de Posto Awá, sur le territoire autochtone de Caru, font part d’une augmentation des cas de coronavirus. Dans un message audio laissé sur WhatsApp, Tatuxia’a, un des chefs à Posto Awá, a annoncé que seize villageois souffraient de la COVID-19, en plus des onze personnes infectées dans un campement voisin. « Nous restons dans la communauté désormais, nous nous confinons. Nous pensions que le vaccin nous protégeait. Mais il ne protège pas nos aînés. »

    Louis Forline rappelle que les épopées solitaires comme celle qu’a vécue Karapiru animent les débats dans le domaine de l’écologie historique : les chasseurs-cueilleurs venus d’Asie qui ont traversé la langue de terre au niveau de l’actuel détroit de Béring sont peut-être arrivés, et ont possiblement transformé, le paysage des Amériques bien plus tôt que ce que l'on pensait.

    « On peut s’en rendre compte simplement en constatant tout ce qu’ils savent sur les différents écosystèmes et leur aptitude à vivre de la terre, ils étaient capables de circuler rapidement et à grande échelle », explique-t-il.

    La mort de Karapiru a fait remonter un sentiment nostalgique et reconnaissant chez Sydney Possuelo. « C’était un homme gentil qui adorait jouer avec mes enfants quand ils étaient des bambins », réagit-il au souvenir de l’époque où ils habitaient ensemble. « La nouvelle m’a profondément affecté. Il est mort de la COVID dans un hôpital, loin des siens, incapable de communiquer avec qui que ce soit, sans la consolation d’avoir ses proches avec soi. Quelle triste fin pour un homme qui s’est battu avec tant d’héroïsme pour survivre à la férocité de l’homme blanc et à la sévérité de la jungle. »

    Scott Wallace est maître de conférence en journalisme à l’Université du Connecticut et auteur de The Unconquered: In Search of the Amazon’s Last Uncontacted Tribes.

    Charlie Hamilton James est photographe, réalisateur, et défenseur de l’environnement. Il documente sa vie en Amazonie depuis plus de vingt ans. Il fait parties des explorateurs de la National Geographic Society.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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