Les arbres aussi pratiquent la distanciation sociale lorsqu'ils sont malades

Il n'est pas rare que la canopée des forêts laisse apparaître de mystérieux interstices, appelés fentes de timidité, qui pourraient aider les arbres à rester en bonne santé.

De Katherine J. Wu
Publication 7 juil. 2020, 16:19 CEST
Ici photographiés au Forest Research Institute de Malaisie, les arbres de l'espèce Dryobalanops aromatica illustrent parfaitement le phénomène des fentes ...

Ici photographiés au Forest Research Institute de Malaisie, les arbres de l'espèce Dryobalanops aromatica illustrent parfaitement le phénomène des fentes de timidité. Il se produit chez certaines espèces d'arbres lorsqu'un écart apparaît dans la canopée pour éviter que les branches ne se touchent en formant un réseau semblable à des canaux.

PHOTOGRAPHIE DE Ian Teh, National Geographic

Mars 1982, alors que la chaleur est accablante, le biologiste Francis “Jack” Putz se réfugie à l'ombre d'un bosquet de palétuviers blancs pour fuir la chaleur de l'après-midi. Épuisé par son déjeuner et plusieurs heures de travail sur les terres du parc national Guanacaste au Costa Rica, il décide de s'accorder une petite sieste.

Sur le dos, il lève les yeux au ciel, le vent agite la cime des palétuviers au-dessus de lui et amène les branches des arbres voisins à s'agripper en s'arrachant parfois certaines de leurs feuilles et brindilles les plus exposées. Après un temps, Putz remarque que cet élagage mutuel a laissé des espaces vides filant à travers la canopée.

Appelé fentes de timidité, ce réseau lacunaire de la canopée se retrouve dans les forêts du monde entier : des mangroves du Costa Rica aux immenses camphriers de Bornéo en Malaisie, le feuillage lézardé ne connaît pas de frontières. Cependant, les scientifiques ne comprennent toujours pas totalement pourquoi les cimes des arbres refusent si souvent de se toucher.

Il y a 40 ans, à deux doigts de céder à l'appel d'une sieste digestive à l'ombre des palétuviers, Putz s'était dit que les arbres aussi avaient besoin d'espace personnel, une première étape qui allait se révéler cruciale dans la compréhension du comportement pudique de leurs branches.

« Je fais souvent de grandes découvertes pendant ma sieste, » plaisante-t-il.

De nos jours, de nouvelles études viennent constamment soutenir les observations préliminaires de Putz et ses collègues. Le vent, semble-t-il, contribue fortement à aider les arbres à garder leurs distances. Les frontières creusées par le face-à-face des branches amélioreraient l'accès des plantes à diverses ressources, comme la lumière. Les fossés de la canopée iraient même jusqu'à freiner la propagation des insectes broyeurs de feuilles, des plantes parasites ou des maladies infectieuses.

D'une certaine façon, les fentes de timidité sont aux arbres ce que la distanciation sociale est à l'Homme, illustre Meg Lowman, biologiste spécialisée dans les canopées forestières et directrice de la TREE Foundation. « Dès l'instant où vous empêchez les plantes de se toucher physiquement, vous pouvez augmenter la productivité, » poursuit-elle. « C'est la beauté de l'isolement… L'arbre sauvegarde sa propre santé. »

 

DUEL AU SOMMET

Même s'il est fait mention des fentes de timidité dans la littérature dès les années 1920, il faudra plusieurs dizaines années avant que les chercheurs ne commencent à s'intéresser systématiquement à l'origine de ce phénomène. Dans un premier temps, certains scientifiques supposaient que les arbres ne parvenaient tout simplement pas à combler les espaces entre leurs canopées à cause d'un manque de lumière, une ressource essentielle à la photosynthèse, là où leurs feuillages se chevauchaient.

Dans une étude parue en 1984, Putz et ses collègues suggéraient quant à eux que les fentes de timidités n'étaient que le résultat d'une bataille acharnée entre les arbres soufflés par le vent, chacun se démenant pour faire jaillir de nouvelles branches et parer les attaques de ses adversaires. Au cours de leurs recherches, ils avaient constaté que plus les palétuviers étaient balayés par le vent, plus les canopées d'arbres voisins étaient espacées. Ces résultats figurent parmi les premiers soutenant l'hypothèse de l'abrasion pour expliquer les motifs dessinés par les cimes.

Vingt ans plus tard environ, une équipe dirigée par le biologiste de l'université technologique du Michigan, Mark Rudnicki, s'est lancée dans la mesure des forces bousculant les pins tordus de la province d'Alberta, au Canada. Ils ont découvert que les forêts aux arbres hauts et frêles balayées par le vent étaient particulièrement sujettes aux fentes de timidité. En outre, après l'installation par Rudnicki et son équipe de cordes en nylon destinées à empêcher les pins voisins de s'entrechoquer, leurs canopées avaient fini par s'entremêler pour remplir le moindre espace entre les couronnes adjacentes.

D'autres scientifiques ont démontré qu'il existait plusieurs façons d'expliquer ces fentes de timidité, certaines moins belliqueuses que ces combats orchestrés par le vent. D'après Rudnicki, les arbres auraient très bien pu apprendre à stopper net la croissance de leurs extrémités après s'être aperçu que tout nouveau feuillage était voué à leur être arraché.

De cette façon, les arbres évitent les dégâts inutiles, explique Inés Ibáñez, écologiste des forêts à l'université du Michigan. « La croissance de nouveaux tissus demande beaucoup d'efforts aux végétaux… C'est comme si les arbres se montraient prévoyants : arrêtons la croissance à cet endroit, ça n'en vaut pas la peine. »

Certains arbres seraient même capables de pousser plus loin cette prévoyance en utilisant des capteurs dédiés à la détection de substances chimiques émises par la végétation voisine. « De plus en plus d'études s'intéressent cette aptitude chez les végétaux, » témoigne Marlyse Duguid, forestière et horticultrice rattachée à l'université Yale. Les données sur la communication chimique entre les plantes ligneuses sont minces pour le moment, mais si les arbres sont capables de sentir leurs voisins, ils devraient également être en mesure d'interrompre la croissance de leur canopée avant de la contraindre au bras de fer.

 

UNE DISTANCIATION BÉNÉFIQUE

Quelle que soit l'origine des fentes de timidité, la séparation semble s'accompagner de certains avantages. « Pour un arbre, les feuilles sont ce qu'il y a de plus précieux ; il faut les protéger à tout prix, » explique Lowman. « Si une touffe complète lui est arrachée, c'est un désastre pour l'arbre. »

Un feuillage plus épars aiderait également les rayons du soleil à inonder le sol de la forêt et à nourrir les plantes les plus basses ainsi que les animaux qui en retour soutiennent la vie arboricole. Selon Putz, les fentes de timidité contribueraient même à empêcher le développement des lianes, ces plantes grimpantes invasives que l'on retrouve fréquemment dans les forêts tropicales et tempérées de la planète, et serviraient de tampon protecteur contre les microbes et leurs maladies ainsi que les insectes aptères qui utilisent la canopée pour se déplacer. En théorie, certains germes et insectes pourraient encore profiter du mouvement des branches sous le vent pour passer d'un arbre à l'autre.

Cependant, bon nombre de ces avantages attendent encore d'être liés de manière concluante aux fentes de timidité. La canopée forestière étant, par définition, le sommet de certaines des plus hautes plantes au monde, elle est loin d'être facile à étudier, indique Lowman, « arbonaute » autoproclamée et l'une des rares scientifiques à la carrière entièrement fondée sur l'étude des canopées. Pour analyser la cime des arbres, il faut d'abord grimper, ce qui exige une bonne dose de courage et d'équilibre. « Le facteur restrictif est notre incapacité à passer outre la gravité pour accéder à ces endroits, » résume-t-elle.

Néanmoins, ne pas tenir compte de la canopée d'un arbre revient à essayer de comprendre le corps humain en l'étudiant uniquement des pieds à la taille. La couronne des arbres grouille de vie et la majeure partie de cette biodiversité pourrait encore nous être inconnue, surtout dans les tropiques.

Par chance, « il n'est pas nécessaire de monter dans un avion pour observer » les fentes de timidité, lance Putz. « Elles sont partout, prêtes à fasciner quiconque ose lever les yeux pour les découvrir. »

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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