Si le changement climatique alimente les conflits, il peut aussi aider à les résoudre

Les actions de coopération environnementale menées dans le monde entier permettent de résoudre de plus en plus de conflits locaux liés au réchauffement climatique.

De Peter Schwartzstein
Publication 23 nov. 2022, 09:15 CET
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Cette forêt reculée de Colombie fut pendant plus de 40 ans aux mains d’un petit groupe de guérilla. En 2017, le monde extérieur put de nouveau y pénétrer après la signature d’un accord de paix.

PHOTOGRAPHIE DE Federico Rios, National Geographic

Pendant des années, les pasteurs nomades du nord du Sénégal sont restés à couteaux tirés. Ils se disputaient les meilleurs pâturages pour leur bétail ainsi que l’espace et le temps passé aux points d’eaux, le dérèglement des épisodes pluvieux et le dessèchement de la végétation dans le désert accentuant les tensions. En 2017, après qu'un berger fut assassiné et alors que les représailles sous forme d’abattages d’animaux d’élevages concurrents devenaient monnaie courante, Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (ASFV), une ONG agricole implantée localement, estima qu’il était temps de changer les choses.

L’ONG entreprit de recruter un représentant dans chaque village de la zone agricole et établit l'une des vingt-cinq « unités pastorales » désormais présentes au Sénégal. Grâce à ce forum, les dirigeants locaux purent s’entendre sur le nombre maximum de troupeaux, sur leur emplacement ainsi que sur les compensations accordées aux fermiers dans le cas où il serait porté atteinte à leurs champs.

Cette intervention est ce que l'on appelle une action de consolidation de la paix environnementale (EP). À travers le monde, de plus en plus d’ONG, de gouvernements et de groupes de résolution de conflits y ont recours pour parer aux instabilités et aux difficultés grandissantes liées à l’environnement — surtout dans les situations où les deux sont mêlées.

Depuis plusieurs années, et ce malgré l’aggravation des chocs climatiques, les éleveurs des alentours de Younouféré affirment que les conflits et le surpâturage systématique n’ont jamais été si peu fréquents. « La vie est toujours difficile mais on s’est rendu compte qu’on pouvait nourrir presque toute la population et protéger les terres en faisant preuve d'une meilleure coordination », explique Demboi Sow, un aîné du village de Younouféré. « Je pense qu’on se serait entretués sans cette médiation. »

 

LE CONCEPT DE CONSOLIDATION DE LA PAIX ENVIRONNEMENTALE

Alors que les consciences s’éveillent progressivement à propos du changement climatique et du fait que l’environnement puisse à la fois alimenter la violence et en pâtir, les spécialistes de la consolidation de la paix environnementale insistent sur le fait que le monde naturel peut rassembler les gens tout autant qu’il peut les diviser : c’est là le côté positif de la violence liée aux changements climatiques.

En termes plus savants, la consolidation de la paix environnementale désigne l’intégralité des mesures que l’on peut prendre pour endiguer les problèmes environnementaux et ainsi empêcher les conflits, en réduire le nombre, les résoudre et s’en relever. Tous les moyens sont bons pour atteindre ces objectifs, qu’il s’agisse de sécuriser les accès aux fermes d’anciens belligérants pour éviter qu’ils n’aient de nouveau recours à la violence ou de reconstruire un État de droit en formant des juges à mieux statuer sur les affaires environnementales.

Mais la consolidation de la paix environnementale repose avant tout sur le raisonnement suivant : le fait que des belligérants aient des inquiétudes communes à propos de leur environnement et de leurs ressources peut être une façon de créer une relation de confiance et d'amener ainsi les parties à davantage coopérer.

Aux abords du village de Madina Torobe, au Sénégal, des pasteurs emmènent leurs bêtes se désaltérer à des points d’eau de fortune, creusés dans un lit de rivière asséché. Certains éleveurs doivent marcher des heures pour atteindre le point d’eau pour animaux le plus proche. L’accès à l’eau dans certaines zones du nord-ouest du Sénégal est un problème récurrent qui peut engendrer de nombreux conflits.

PHOTOGRAPHIE DE John Wessels, AFP, Getty Images

D’après les acteurs de la consolidation de la paix, l’intérêt de ce type d’intervention est évident : « Lorsque des communités sont en conflits, elles ne communiquent pas. Dans ces circonstances, il est difficile de coopérer », explique Samba Samba Dia, l’un des représentants des unités pastorales créées par AVSF. « Mais lorsque le travail de certaines communautés dépend de l'état de santé de l’environnement, elles peuvent trouver une solution pour combler leurs besoins. »

Le concept, dans les grandes lignes, n’est pas révolutionnaire et il déjà été en partie testé et éprouvé au plus haut niveau. Même en pleine guerre froide, les autorités savaient qu’elles pourraient coopérer avec les puissances ennemies à propos de l’environnement, sujet considéré comme « léger » à une époque où la coopération était minime. À partir de la fin des années 1990, des protecteurs de l’environnement ont transformé une dizaine de zones transfrontalières en « parcs pour la paix » en Afrique australe et en Amérique du Sud, ce qui a aidé à convertir des territoires autrefois contestés et dangereux en réserves naturelles.

Cela fait plusieurs décennies que les États-Unis mènent une diplomatie scientifique avec leurs adversaires. Ils ont en particulier beaucoup échangé avec l’Iran à propos de l’eau et des énergies renouvelables en prévision de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015. Les principaux intéressés reconnaissent que ces interactions ont permis de jeter les bases de discussions plus larges.

« C’est ce qui mène à des avancées », explique Alex Dehgan, PDG de Conversation X Labs, une startup spécialisée dans la conservation de la nature, et ancien directeur scientifique à USAID.

 

UN ENGOUEMENT CERTAIN

La situation a toutefois énormément changé ces dernières années : le concept est bien plus répandu, ambitieux et influent qu'il ne l'a été par le passé.

Le nouvel intérêt des forces armées dans la consolidation de la paix environnementale, qui s’accroît à mesure que s’intensifient les risques liés à la sécurité climatique, a réduit le fossé entre les communautés de la « paix » et de la défense et a mené à la prise en compte de nouveaux problèmes environnementaux dans les opérations post-conflit. Son attrait au sein du monde universitaire a permis d'établir un meilleur cadre théorique : il y a eu trois fois plus d'articles évalués par des pairs traitant de la consolidation de la paix en 2021 qu'en 2016 d'après Tobias Ide, maître de conférences en politique et en relations internationales à l'université Murdoch en Australie.

Les donateurs tout comme nombre des organisations les mieux placées pour appliquer sur le terrain des actions de consolidation de la paix environnementale sont très intéressés par le concept. Ces dernières années, le Fonds de consolidation de la paix des Nations unies a par exemple consacré au moins 60 millions de dollars à la consolidation de la paix environnementale. En parallèle, d'autres agences des Nations unies ont commencé à envoyer des spécialistes de la sécurité climatique dans des zones de conflit où l’environnement est vulnérable, comme en Somalie. Fait inhabituel dans ce type de programme, les personnes qui fournissent de l’aide tout comme celles qui la reçoivent semblent véritablement enthousiasmées par ce potentiel.

« C'est super excitant. Nous sommes partis d’une idée, et regardez l’ampleur que ça pris », déclare Carl Bruch, président de l’association Environmental Peacebuilding, principal réseau de consolidation de la paix environnementale qui compte des membres dans plus de 70 pays. « Mais il n’y a pas que les idées [qui comptent], il faut disposer d’une connaissance accrue de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas et il faut que nombre d’universités enseignent la consolidation de la paix environnementale. Nous sommes en train de constituer un groupe de personnes pour travailler sur le sujet ».

 

PROUVER L’EFFICACITÉ DE LA CONSOLIDATION DE LA PAIX ENVIRONNEMENTALE

Pourtant, même si la consolidation de la paix environnementale a gagné en popularité et en admirateurs de haut rang, ses acteurs ont du mal à répondre à une question essentielle : cette politique fonctionne-t-elle ? Ou, plus précisément, consolide-t-elle aussi bien la paix en pratique qu’en théorie ? Car malgré tout l'intérêt qu’on lui porte, les preuves paraissent décevantes.

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    Si quelques opérations ont effectivement porté leurs fruits, comme au Sénégal ou dans l'ouest du Népal où le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) et ses partenaires locaux ont contribué à apaiser les tensions intercommunautaires autour des ressources naturelles, les résultats de plusieurs autres interventions sont moins équivoques. Et derrière chaque réussite pérenne se cachent de nombreux demi-succès, résultats de l'opposition. Au Libéria par exemple, les institutions de consolidation de la paix ont contribué à réorganiser le secteur forestier dans l'espoir de préserver les forêts, de pacifier les conflits parfois violents autour de l’appropriation des terres et d'empêcher l'exploitation forestière d'alimenter de nouveaux conflits. Jusqu’au jour où un nouveau gouvernement a annulé certaines de ces dispositions. « Ça a fonctionné jusqu’à un certain point », explique Carl Bruch.

    Quelques opérations constituent tout de même d’indéniables réussites. Ces 30 dernières années, EcoPeace Moyen-Orient, un groupe environnemental israélo-palestino-jordanien, a considérablement renforcé la coopération environnementale entre les trois pays en mettant notamment l’accent sur la revitalisation du fleuve Jourdain.

    « Nous sommes une toute petite partie du monde et presque toutes nos ressources sont transfrontalières ; on comprend que l’unique façon de protéger ces ressources est de travailler ensemble », déclare Gidon Bromberg, l'un des codirecteurs de l'organisation. Le travail d'EcoPeace a récemment abouti au « Green Blue Deal », un échange d'eau et d'énergie renouvelable entre Israël et la Jordanie. « Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions instaurer la confiance par ce biais, et que cette confiance ne devait pas se limiter à l'environnement. »

    Les experts de la consolidation de la paix affirment être parfaitement conscients de leur manque de preuves et essaient d'y remédier. Ce qui n’est pas mince affaire.

    Les effets positifs de la consolidation de la paix environnementale sont difficilement observables puisque, comme dans le cas de l’action climatique, ils consistent à éviter l’apparition de dégâts supplémentaires. En effet, comment prouver que les affrontements entre agriculteurs et éleveurs, comme ceux qui ont eu lieu dans de vastes régions du Sahel, auraient pu avoir d’encore plus lourdes conséquences si des actions de coopération environnementale n’avaient pas été entreprises pour endiguer ces conflits ? Les experts ont le sentiment que leurs actions sont plus bénéfiques qu’il n’y paraît mais se contentent, faute de preuves, d’une maigre collection d’études de cas couronnées de succès.

    Les effets de la consolidation de la paix environnementale, comme toute forme de consolidation de la paix, peuvent mettre des années à se manifester. Cette lenteur peut être difficile à appréhender pour les donateurs et les grandes organisations de développement, qui, déjà débordées, souhaitent souvent obtenir des résultats bien définis dans des délais incroyablement courts, et hésitent fréquemment à lancer des programmes dans des zones de conflit de peur de les voir péricliter.

    « Les véritables projets de médiation peuvent durer de très nombreuses années, et le fait de constater que des actions de consolidation de la paix environnementale peuvent se montrer efficaces en quelques années est, selon nous, remarquable », affirme Sebastian Kratzer du Centre pour le dialogue humanitaire, une organisation à but non lucratif de résolution et de prévention des conflits installée à Genève. « Mais on observe un décalage entre l'intérêt porté à ce type d’intervention et l'argent que nous recevons ».

    Plus important encore, la consolidation de la paix environnementale peut être extrêmement difficile à mettre en place, voire dangereuse, lorsqu'elle est appliquée sans la participation des femmes, des groupes indigènes et d'autres communautés marginalisées. Bien que les experts débâtent encore à l’heure actuelle de ce qui peut relever de la consolidation de la paix environnementale, il semblerait que si certaines interventions en lien avec l'environnement aient résolu des conflits de longue date, elles aient au passage suscité de nouvelles querelles. Certains parcs de la paix ont par exemple été accusés de privilégier la préservation de l’environnement au détriment du bien-être des habitants d'origine.

    Malgré la bonne réputation des actions de consolidation de la paix, le processus ne peut produire de résultats concluants en matière d'environnement et de paix que si les nuances locales sont prises en compte, affirme Silja Halle, responsable du partenariat entre l’UE et le PNUE sur le changement climatique et la sécurité. « Les preuves que la consolidation de la paix environnementale fonctionne à l’échelle locale sont irréfutables », déclare-t-elle, expliquant qu’il reste maintenant à prouver son effectivité à des échelles plus importantes tout en gardant une compréhension nuancée du processus. « Une approche à l'emporte-pièce ne fonctionnera tout simplement pas. »

    Néanmoins, la plupart des acteurs de la paix environnementale semblent optimistes quant à l’avenir du concept de consolidation de la paix pour les années à venir. Un monde qui commencerait à prendre au sérieux le changement climatique pourrait avoir besoin d’eux.

    « On commence à entendre diverses questions : "Que se passera-t-il si nous arrivons à passer à une économie neutre en carbone ?" », explique Carl Bruch. « Est-ce que ça risquerait d'engendrer des conflits ? Qu'en est-il de la coupure des flux de trésorerie des producteurs de pétrole ? C'est l'effervescence. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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