Comment sauver les estrans de Corée du Sud ?

Après la disparition des deux tiers des estrans du pays en raison de l’aménagement du littoral, des scientifiques sud-coréens ont entrepris de démontrer pourquoi cet écosystème est si essentiel.

De Anna Jeanine Kim
Photographies de Youngrae Kim
Publication 18 août 2023, 19:55 CEST
Le Soleil se couche sur un estran du sud-ouest de la Corée du Sud. Les estrans ...

Le Soleil se couche sur un estran du sud-ouest de la Corée du Sud. Les estrans sont un type d’écosystème qui accueille la faune et aide à combattre le changement climatique. Pourtant, nombre d’entre eux sont en passe de disparaître. 

PHOTOGRAPHIE DE Photographs by Youngrae Kim

YUBUDO, CORÉE DU SUD | Alors que Byeongwoo Lee marche lentement sur un estran de Yubudo, une petite île au large de la côte ouest de la Corée du Sud, le guide ornithologue se mure dans le silence.

« Vous pouvez apercevoir les oiseaux, dit-il. Vous pouvez les ressentir. » 

À travers les jumelles, il est tout juste possible de distinguer leurs formes floues dans l’obscurité et d’entendre le doux mais puissant chant de dizaines de milliers d’oiseaux qui se nourrissent sur le rivage et dans les eaux peu profondes. 

Alors que le Soleil se lève, la marée se retire jusqu’à ce qu’elle révèle plus de 9 km de fonds marins boueux. Des canaux, semblables à des branches d’arbres, sillonnent la boue où grouillent crabes, palourdes, escargots et vers de mer. 

En fonction de l’heure de la journée, les estrans peuvent être complètement submergés ou exposés à l’air libre. Ici, à marée basse, les canaux s’entremêlent au milieu des estrans exposés proche d’un quartier résidentiel à Muan, en Corée du Sud.

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Les estrans sont des types de zones humides que l’on retrouve sur les littoraux du monde entier. Les estrans de la mer Jaune de Corée, comme ceux de l’île de Yubudo, forment le cœur d’une route de près de 29 000 km parcourue par 50 millions d’oiseaux de rivage au cours de leur migration de l’est de la Russie et de l’Alaska en été vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande en hiver. 

Nombre d’entre eux ne s’arrêtent qu’une seule fois au cours de ce marathon. Les estrans de la Corée du Sud leur fournissent la nourriture et l’abri dont ils ont besoin. 

Pourtant, malgré leur importance cruciale pour l’environnement, les estrans sont en passe de disparaître. Certains des plus importants, et des plus menacés, se trouvent autour de la mer Jaune, le long des côtes chinoises et à l’ouest de la péninsule coréenne.

Depuis des décennies, ils sont transformés en sites industriels et en exploitations agricoles. Leur superficie se voit réduite et certaines espèces sont poussées au bord de l’extinction. Pourtant, la science démontre que ces zones humides sont bénéfiques pour la faune et la flore et qu’elles contribuent à lutter contre le changement climatique. C’est pourquoi les scientifiques et les défenseurs de l’environnement sud-coréens redoublent d’efforts pour sauver et restaurer ce qu’il en reste.

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    LES ESTRANS, MOTEURS DE L’ENVIRONNEMENT

    « Les estrans ont rendu possible la relation entre l’Homme et la mer », explique Joon Kim, chercheur principal au Jeonnam Research Institute, qui étudie la culture des estrans coréens. 

    Depuis la Préhistoire, les communautés côtières de Corée du Sud dépendent des estrans pour la récolte des palourdes, des crabes, des poulpes et des algues. Elles ont adapté leur mode de vie à l’horaire des marées. Leur biodiversité et leur abondance ont inspiré de nombreuses cuisines locales, une culture côtière unique et une économie de la pêche représentant plus de 280 millions d’euros par an

    Ces mêmes écosystèmes contribuent aujourd’hui à la lutte contre le changement climatique. 

    Des universités sud-coréennes se sont associées au gouvernement pour étudier les estrans et leur capacité à nettoyer les eaux polluées, à protéger les communautés riveraines des tempêtes et à atténuer le changement climatique en absorbant le dioxyde de carbone.

    Les estrans coréens sont remplis de minuscules organismes unicellulaires appelés diatomées benthiques. Elles s’enfoncent dans la boue au cours de leur cycle de vie et enfouissent ainsi le dioxyde de carbone dans les sédiments profonds, explique Jong Seong Khim, chercheur en sciences marines et professeur à l’université nationale de Séoul.

    Inok Lee, chercheuse à l’université nationale de Séoul, remet un échantillon de sédiments à son collègue aux abords de la digue de Saemangeum. Des scientifiques comme Mme Lee étudient comment ce projet de développement à grande échelle nuit à la qualité de l’eau et à la faune marine.

    PHOTOGRAPHIE DE Photographs by Youngrae Kim

    La diversité et le nombre de diatomées benthiques rendent les estrans sud-coréens uniques, tout comme l’épaisseur de la boue, qui atteint plus de 24 mètres de profondeur dans certains estrans.

    En 2021, M. Khim et ses collègues chercheurs ont publié une étude qui a révélé que les estrans et les marais salants de Corée du Sud absorbent 260 000 tonnes de dioxyde de carbone par an. Cela reviendrait à retirer environ 110 000 voitures de la circulation chaque année. 

    La même année, le gouvernement sud-coréen a annoncé un projet sur quatre ans visant à rétablir les estrans et les marais salants dans le but de contribuer à la lutte contre le changement climatique.

    M. Kim espère qu’en montrant l’efficacité avec laquelle les estrans stockent le carbone, les gouvernements et les groupes de protection de l’environnement se rendront compte de leur valeur et empêcheront leur destruction.

     

    POURQUOI LES ESTRANS SONT EN DANGER 

    Au cours des 70 dernières années, la Corée du Sud est passée d’un pays dévasté par la guerre à une nation industrielle hautement développée. Au cours de cette évolution rapide, deux tiers de ses estrans ont disparu. 

    La Corée du Sud est un pays entouré par la mer sur trois de ses côtes. L’aménagement d’un terrain solide et sec sur des zones humides, un processus appelé poldérisation lorsqu’il s’agit de la création de terres agricoles, permet d’étendre le territoire.

    De toutes les menaces qui pèsent sur les estrans, telles que l’élévation du niveau de la mer et la pollution, c’est la poldérisation qui les a le plus endommagés.

    Les scientifiques commencent à peine à comprendre l’ampleur réelle de cette perte au niveau mondial. Une récente étude suggère que 16 % des estrans de la planète ont disparu au cours des dernières décennies.

    « Nous sommes arrivés à un point où nous devrions réfléchir aux mesures à prendre pour redonner leur place aux estrans », a déploré M. Kim.

    Gauche: Supérieur:

    Voici ce à quoi ressemblaient les estrans autour du projet de développement de Saemangeum sur cette image satellite de 1989, avant que la construction ne commence réellement. 

    Droite: Fond:

    Cette image satellite de 2018 de ce même estran révèle les conséquences de la construction d’une digue de 33 km et d’autres bâtiments. Le projet de poldérisation de 404 km² est quatre fois plus grand que Paris.

    Photographies de ESA, NASA, USGS

    L’un des aménagements du littoral les plus controversés est celui de Saemangeum, un projet de poldérisation de 404 km², quatre fois plus grand que Paris.

    Les promoteurs ont d’abord envisagé de faire de Saemangeum une vaste zone agricole pour la culture du riz, puis, au fil de l’évolution de l’économie, ils ont envisagé d’en faire un corridor industriel. 

    En 2006, malgré les poursuites judiciaires et les protestations, une digue de 33 km de long a coupé l’accès à l’eau dans l’écosystème, pourtant essentielle à son développement. Cette digue, qui n’est qu’un des éléments de la transformation de la région, a établi le record mondial Guinness de la plus longue structure de ce type au monde.

    Des millions de crustacés (Crustacea) sont morts quand la digue a empêché les marées d'entrer dans l’écosystème. 

    Des dizaines de milliers d’oiseaux migrateurs ont disparu, faute de nourriture et d’endroit où se poser. Environ 90 000 bécasseaux de l’Anadyr (Calidris tenuirostris), aujourd’hui menacés, sont morts, entraînant une diminution d’au moins 24 % de leur population totale. 

    Alors que des ouvriers dans des pelleteuses s’attellent à l’assèchement de l’estran à Songdo, des oiseaux de rivage prennent leur pause pendant leur migration annuelle de l’Australie à l’Extrême-Orient russe. L’aménagement des estrans dans cette région détruit des habitats essentiels pour les 50 millions d’oiseaux migrateurs qui empruntent cette route chaque année.

    PHOTOGRAPHIE DE Photographs by Youngrae Kim
    Gauche: Supérieur:

    Dongpil Oh et son fils, Seungjun Oh, effectuent des relevés mensuels des populations d’oiseaux de rivage sur l’estran de Sura, à Gunsan, en Corée du Sud. Sura est l’un des derniers estrans sur le site de poldérisation de Saemangeum. Dongpil et Seungjun font partie de la Saemangeum Citizen Ecology Investigation Team, une organisation locale qui milite pour la conservation et documente les menaces qui pèsent sur les estrans touchés par le projet de Saemangeum.

    Droite: Fond:

    Des bécasseaux de l’Anadyr se nourrissent de palourdes et de vers de mer sur un estran près de Yubudo, une petite île au large de la côte ouest de la Corée du Sud. Environ 80 % de ces oiseaux ont disparu au cours des deux dernières décennies en raison de la perte de leur habitat.

    Photographies de Photographs by Youngrae Kim

    La faune n’a pas été la seule à souffrir. Avant la construction de la digue, la région était connue pour avoir les meilleures palourdes du pays. L’industrie de la pêche y faisait vivre environ 20 000 personnes. La quasi-totalité de ce mode de vie a disparu.

    Pourtant, malgré les promesses d’emplois faites à la communauté, les promoteurs ont achevé moins de la moitié des travaux de poldérisation. Une grande partie de ce qui a été poldérisé est constituée de terrains vagues non aménagés. 

    Les promoteurs de Saemangeum prévoient à présent de construire un aéroport sur le dernier estran restant, Sura, dont le début des travaux est prévu pour 2024. Des militants ont intenté une action en justice pour empêcher ce projet. Ils ont insisté sur le fait que le site constitue toujours un habitat pour des espèces menacées telles que la Petite Spatule (Platalea minor) et le Courlis de Sibérie (Numenius madagascariensis). 

    « C’est difficile de se rappeler à quel point le site a changé. Parfois, on oublie sa beauté passée, parce que nos yeux s’adaptent à ce à quoi il ressemble maintenant », a déclaré Dongpil Oh, militant et responsable de la Saemangeum Citizen Ecological Investigation Team. 

    Des chercheurs du National Institute of Ecology et des volontaires locaux marquent des oisillons de l’espèce Petite Spatule avec des traceurs GPS à Incheon, en Corée du Sud. Environ 90 % de ces oiseaux de rivage menacés se reproduisent sur la côte ouest du pays. Après que leur population mondiale a chuté à moins de 300 individus à la fin des années 1980, les efforts de conservation ont permis de ramener leur nombre à environ 5 200. « Ils forment les prédateurs principaux des estrans. Leur état de santé peut refléter celui de l’écosystème dans son ensemble », informe le chercheur Inki Kwon.

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    UNE NOUVELLE ÈRE DE LA CONSERVATION

    Après 30 ans de construction, Saemangeum est devenu synonyme d’effondrement écologique. Étonnamment, il a également déclenché un mouvement environnemental en Corée du Sud après que les gens ont constaté les conséquences de la perte des estrans. 

    Deux ans après l’achèvement de la digue de Saemangeum, en 2008, le gouvernement sud-coréen a interdit les nouveaux projets de poldérisation à grande échelle. Les projets déjà en cours, comme celui de Saemangeum, sont eux toujours autorisés. 

    En 2019, la poldérisation s’est finalement stabilisée en Corée du Sud, lorsque le gain net de la restauration a à peine dépassé la perte, selon un rapport de 2023 de l’Union internationale pour la conservation de la nature.

    Certains endroits sont une belle preuve des bénéfices qu’apportent ce type de conservations. La baie de Suncheone, en Corée du Sud, à l’extrémité sud de la péninsule, en est un parfait exemple. La zone humide a été épargnée des projets de développement des années 1990, lorsque les habitants et les militants ont protesté contre le projet du gouvernement d’exploiter ces terres. 

    La baie de Suncheon est devenue la première zone humide côtière protégée à l’échelle internationale du pays. Ses estrans ont été inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2021, en même temps que quatre autres estrans de Corée du Sud. Chaque année, plus de six millions de touristes visitent la zone humide et le jardin national de Suncheon pour observer la faune et la flore, comme les grues moine (Grus monacha) et les boleophthalmus boddarti.

    Grâce à des fonds municipaux et nationaux, la baie de Suncheon a pu acheter des terres agricoles situées à proximité de la côte, pour rétablir le lien avec la mer. 

    Cette restauration complète a permis d’introduire la riziculture biologique afin de réduire la pollution induite par les eaux de ruissellement et de proposer des activités éducatives aux écotouristes, aux résidents et aux enfants des écoles locales. Cette réussite à Suncheon est un modèle pour la conservation des estrans dans le monde entier.

    « Notre objectif est de laisser l’estran s’étaler à nouveau, comme ça a toujours été le cas », a déclaré Sunmi Hwang, écologiste engagé pour la protection de la zone humide. « Ensuite, la nature se rétablit d’elle-même. »

    Le Soleil se couche sur la baie de Suncheon à marée basse. Environ 16 % des estrans de la planète ont été détruits au cours des dernières décennies. La science démontre l’importance de ces écosystèmes pour la préservation de la faune et de la flore et la lutte contre le changement climatique.

    PHOTOGRAPHIE DE Photographs by Youngrae Kim

    Le photographe Youngrae Kim et l’écrivaine Anna Jeanine Kim racontent des histoires sur les croisements entre l’Homme, la culture et l’environnement. La National Geographic Society finance leur travail de documentation sur la beauté et l’importance des écosystèmes côtiers depuis 2022. 

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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