Comment le commandant Cousteau a ouvert les portes des océans à l'humanité

En inventant le scaphandre autonome, l’explorateur français a ouvert le monde subaquatique aux scientifiques et au public.

De Rachel Hartigan
Publication 29 nov. 2021, 10:59 CET
Cousteau divers

Co-inventeur de l’Aqua-Lung, Jacques-Yves Cousteau avait hâte d’utiliser l’équipement de plongée dans le cadre de ses recherches scientifiques. Ici photographiés en 1963, des plongeurs de l’équipe Cousteau se préparent à passer un mois sous l’eau en travaillant leurs techniques de survie sous-marine.

PHOTOGRAPHIE DE Robert B. Goodman

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« Regarde ! », s’exclama mon fils.

Nous flottions à l’ombre de la jetée de l’île portoricaine de Vieques, abrités du soleil tropical par les lattes en bois suspendues au-dessus de nos têtes, tandis que l’eau recouvrait des piliers érodés. Cet endroit créé par l’humain, où nous nous octroyions une courte pause lors de notre baptême de plongée libre, n’avait aucun attrait hormis sa fraîcheur.

Les yeux écarquillés derrière son masque, Will pointa l’eau du doigt avant de plonger tête la première. J’en fis de même.

Nous venions d’entrer dans un autre monde, à mille lieues de la jetée, structure sans intérêt de bois gondolé et de peinture écaillée. Sous la surface, l’eau grouillait de vie : des coraux orange et jaune enveloppaient les colonnes, des plantes aquatiques luxuriantes ondulaient au gré du courant, des bancs de poissons argentés filaient entre les poteaux. Ce lieu étroit situé sous un quai construit voilà plusieurs décennies pour les navires de guerre américains était aussi fécond qu’une jungle. Mais contrairement à la jungle, nous pouvions flotter dedans et l’examiner sous tous les angles.

Jamais nous n’aurions imaginé évoluer parmi une faune et une flore aussi riches. Et pourtant, Will en redemandait. « C’était trop bien », lança-t-il alors que nous rentrions à l’hôtel à bord du vieux pick-up de nos guides, avant d’ajouter : « J’aimerais essayer la plongée sous-marine ». Il ne voulait pas être obligé de rester à la surface à cause de nos tubas de location. Il rêvait de plonger plus profondément, d’explorer davantage l’océan, de voir ses merveilles par lui-même.

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    Des plongeurs prélèvent des poissons à proximité de l’une des structures qui formaient un village sous l’eau. Cinq plongeurs y ont vécu pendant un mois en 1963 dans le cadre de l’expérience de vie sous-marine menée par Jacques-Yves Cousteau.

    PHOTOGRAPHIE DE Robert B. Goodman

    Bien que Jacques-Yves Cousteau ait appris à nager à l’âge de quatre ans, c’est le ciel, et non la mer, qui l’intéressa dans un premier temps. Il entra dans la Marine nationale en 1930 pour devenir pilote, un rêve qui s’envola lorsqu’il échappa de peu à la mort dans un accident de voiture ; il s’en sortit avec les deux bras fracturés. Dans le cadre de sa rééducation, l’officier de la marine Philippe Tailliez lui suggéra de s’adonner à la nage en eau libre. Il lui prêta une paire de lunettes de plongée et l’emmena pêcher au harpon près de Toulon, en mer Méditerranée.

    Nager avec ces lunettes fut une révélation. « Dès que j’ai plongé la tête sous l’eau, j’ai eu un choc », raconta-t-il par la suite. Il venait de découvrir « un vaste domaine complètement vierge à explorer ».

    « J’ai compris qu’à partir de ce jour, je consacrerai tout mon temps libre à l’exploration sous-marine », confia-t-il.

    À terme, il finit par plonger jusqu’à 18 mètres de profondeur, restant en apnée pendant 70 à 80 secondes. Mais ce n’était pas suffisamment profond ni suffisamment long pour le commandant Cousteau. « Je me suis toujours rebellé contre les limites imposées par une seule inspiration », a-t-il écrit en 1952 dans un article pour National Geographic, son premier pour le magazine.

    Jacques-Yves Cousteau devait trouver sa propre solution. « Je suis devenu inventeur par nécessité », ironisait-il.

    Pour plonger plus profondément, il avait besoin d’un appareil capable de fournir de l’air respirable tout en composant avec la pression de l’eau : plus un plongeur s’enfonce dans l’océan, plus la pression augmente, ce qui réduit le volume de l’air dans le corps et peut provoquer l’affaissement des poumons. Le beau-père du commandant Cousteau le mit en contact avec l’ingénieur Émile Gagnan, spécialiste des conceptions pneumatiques haute pression.

    À l’époque, la Seconde Guerre mondiale faisait rage et l’Allemagne contrôlait la majeure partie du territoire français. Émile Gagnan, qui travaillait à Paris pour la principale compagnie de gaz du pays, avait notamment conçu une soupape qui régulait le débit de carburant ; celle-ci permettait aux voitures de fonctionner avec de l’huile de cuisson, une adaptation essentielle en temps de guerre alors que les nazis réquisitionnaient l’essence pour leurs automobiles.

    Cousteau se rendit dans la capitale en 1942 afin d’expliquer son problème de pression de l’air à l’ingénieur. Gagnan pensait que son régulateur d’essence pourrait être la solution. Les deux hommes bricolèrent ensemble jusqu’à obtenir quelque chose qu’ils pouvaient tester : un régulateur fixé à deux bouteilles d’air comprimé par des conduits. Le commandant essaya le prototype dans la Marne, à l’est de Paris.

    « J’ai respiré normalement à un rythme lent, incliné la tête et plongé doucement jusqu’à neuf mètres de profondeur », confia-t-il.

    L’appareil fonctionnait, mais uniquement à l’horizontale. En position verticale, de l’air s’en échappait. Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan repositionnèrent les conduits d’aspiration et d’évacuation pour les placer au même niveau. Ils finirent par obtenir une version que l’explorateur français était prêt à essayer en mer.

    Pendant plusieurs mois au cours de l’année 1943, Cousteau, Tailliez et leur ami Frédéric Dumas testèrent avec prudence l’appareil baptisé Aqua-Lung. Ils réalisèrent plus de 500 plongées en mer Méditerranée, allant de plus en plus profondément à chaque fois. La barre des 40 mètres de profondeur fut atteinte au début de l’automne, avant que Dumas ne plonge à 67 mètres en octobre.

    Cousteau plonge tout en filmant un épisode pour son émission télévisée « L’Odyssée sous-marine de l’équipe Cousteau », dans laquelle il invitait les téléspectateurs à explorer l’océan en sa compagnie.

    PHOTOGRAPHIE DE La Société Cousteau

    « Le meilleur moyen d’observer un poisson est de devenir un poisson », écrit Jacques-Yves Cousteau dans son premier article pour National Geographic. « Et le meilleur moyen de devenir un poisson, ou un fac-similé raisonnable de celui-ci, est d’enfiler un appareil respiratoire sous-marin appelé l’Aqua-Lung. L’Aqua-Lung offre à l’Homme la possibilité de sonder, sans se presser et sans danger, les profondeurs de l’océan ».

    Près de 80 ans après l’invention de l’appareil, le même concept de base est encore utilisé. « C’est aussi simple et élégant qu’un bouton de porte », décrit David Doubilet, photographe sous-marin National Geographic de longue date. « C’est d’une fiabilité ! En 65 ans de plongée, je n’ai jamais rencontré de souci ».

    La possibilité de sonder les profondeurs exposait toutefois les plongeurs à d’autres dangers. L’Aqua-Lung facilitait la respiration en équilibrant la pression ambiante et interne, mais il ne pouvait pas prévenir la narcose à l’azote, ou « l’ivresse des profondeurs » comme l’appelaient les premiers plongeurs, un phénomène qui survient lorsque des bulles d’azote se forment dans le système sanguin au cours de la descente du plongeur. Le commandant Cousteau l’a décrit comme « une impression d’euphorie, une perte progressive du contrôle des réflexes, une perte de l’instinct de survie ». « L’air prend un drôle de goût et vous vous enivrez de votre propre respiration », disait Albert Falco, qui a navigué avec Cousteau pendant près de 40 ans.

    La narcose à l’azote peut s’avérer mortelle. Après la guerre, Jacques-Yves Cousteau, qui faisait partie du groupe de recherche sous-marine de la Marine, organisa en 1947 des tests de plongée autonome à Toulon. Il voulait montrer que l’Aqua-Lung pouvait permettre aux plongeurs d’aller à plus de 100 mètres de profondeur. Mais la personne qui effectua la première tentative, le second capitaine Maurice Fargues, trouva la mort après avoir perdu connaissance à 120 mètres. L’équipage le ramena désespérément à la surface, mais ne parvint pas à le réanimer.

    « Je commence à me demander si ce que je fais a du sens », déclara, bouleversé, le commandant Cousteau.

    Aux yeux de la Marine, cela en avait. Elle déploya le groupe de recherche sous-marine pour effacer les séquelles de la Seconde guerre mondiale en mer Méditerranée. Les plongeurs de la Marine procédèrent à des opérations de déminage à proximité de ports fréquentés. Ils récupérèrent les corps des pilotes d’avions abattus. Ils observèrent la destruction du monde sous-marin infligée par une guerre qui n’avait pas épargné les côtes méditerranéennes.

    « J’ai enfilé le scaphandre et je me suis retrouvé au fond de la piscine », se souvient David Doubilet, qui a photographié la mer des Sargasses, la grande barrière de corail et presque chaque recoin de l’océan pour plus de 70 reportages National Geographic. « J’étais cloué sur le fond, mais je respirais et c’était divin ».

    « Le régulateur Aqua-Lung était un passeport qui nous donnait accès à 70 % de notre planète », poursuit le photographe. « Le commandant Cousteau est une personne dont le rôle essentiel pour la planète ne pourra jamais être oublié ni sous-estimé ».

    Le photographe Laurent Ballesta, qui a passé son enfance à nager et faire de la plongée libre et sous-marine sur les côtes françaises de la mer Méditerranée, a également été influencé par le commandant Cousteau. Lorsqu’il avait 16 ans, lui et ses amis se trouvaient sur un bateau lorsqu’ils furent encerclés par des requins. Fan inconditionnel des documentaires de l’explorateur, Laurent Ballesta a réalisé qu’il s’agissait de requins-pèlerins, une espèce inoffensive, et a sauté dans l’eau pour nager avec eux.

    Quand il raconta ce qu’il s’était passé à ses parents en rentrant à la maison, ces derniers ne le crurent pas. « C’est à ce moment que j’ai décidé d’apprendre la photographie ».

    Avec l’aide de leur équipement de plongée, d’une cloche de plongée et d’un habitat pressurisé, le photographe Laurent Ballesta et son équipe sont parvenus à passer 28 jours au fond de la mer Méditerranée.

    PHOTOGRAPHIE DE Laurent Ballesta

    Laurent Ballesta a depuis découvert une nouvelle espèce de poisson baptisée le gobie d’Andromède, et a été le premier à photographier sous l’eau le cœlacanthe, un poisson préhistorique. Il a récemment relaté pour National Geographic comment, avec son équipe, il avait passé 28 jours dans une capsule pressurisée, qui leur a permis de plonger pendant des heures dans les profondeurs de la mer Méditerranée.

    Jacques-Yves Cousteau a continué de jouer un rôle actif dans l’exploration sous-marine jusqu’à sa mort en 1997, à l’âge de 87 ans. « Mon travail consistait à montrer ce qu’abritait la mer, à en montrer la beauté, pour que les gens apprennent à la connaître et à l’aimer », a écrit l’explorateur.

    Malgré ses contributions novatrices et son influence sur la scène internationale, ce monde est encore largement méconnu. Selon l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, plus de 80 % des océans de notre planète restent inexplorés.

    Depuis l’invention de l’Aqua-Lung par Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan il y a 78 ans, plus de 28 millions d’individus ont suivi l’explorateur dans les océans et se sont initiés à la plongée sous-marine.

    Au printemps prochain, mon fils et moi viendrons nous ajouter à cette liste. Pour son 17e anniversaire, Will veut un passeport vers un autre monde.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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