États-Unis : la justice environnementale enfin au cœur du débat

Des études menées au cours des quatre dernières décennies démontrent que les communautés noires et métisses sont les premières victimes des conséquences du changement climatique. Justice peut-elle encore être faite ?

De Alejandra Borunda
Publication 1 mars 2021, 12:56 CET, Mise à jour 1 mars 2021, 15:59 CET
Sur ce cliché pris le jeudi 16 septembre 1982 à la décharge de PCB de Warren County, le révérend ...

Sur ce cliché pris le jeudi 16 septembre 1982 à la décharge de PCB de Warren County, le révérend Ben Chavis (au centre) lève le poing alors que des manifestants sont arrêtés. Ils protestaient contre le déversement de terre polluée dans leur quartier situé près d’Afton, en Caroline du Nord.

PHOTOGRAPHIE DE Greg Gibson, Ap

Cela fait 40 ans que le sociologue Robert Bullard démontre que les dommages environnementaux touchent de façon disproportionnée les personnes de couleur aux États-Unis. Il était donc fou de joie lorsque le président Joe Biden, tout juste investi, a signé un décret promettant d’« améliorer la justice environnementale », l’une des premières mesures prises par le démocrate concernant la lutte contre la crise climatique.

« La justice environnementale et raciale est désormais au cœur du débat », indique le professeur de politique environnementale et d’urbanisme à l’université du Texas du Sud.

Plus de 40 années de recherche ont exposé les schémas de l’injustice environnementale qui touche les populations noires et métisses, premières victimes de la dégradation de l’environnement ou de la pollution. À cela s’ajoute aujourd’hui le réchauffement climatique, puisque les catastrophes alimentées par ce phénomène, à l’instar des ouragans ou des incendies, affectent le plus souvent les populations de couleur.

 

DES DÉCENNIES D’INJUSTICE ENVIRONNEMENTALE

C’est à la fin des années 1970 que les premières études sur l’injustice environnementale ont été réalisées. L’élément déclencheur a été l’autorisation accordée par l’État du Texas pour l’implantation d’un centre d’élimination des déchets solides au sein d’un quartier de Houston habité par la classe moyenne noire. Cette décision a poussé les habitants à s’interroger sur les raisons derrière l’installation du site dans ce quartier plutôt que dans les quartiers blancs situés à proximité.

Robert Bullard, sociologue de formation, a alors été appelé pour collecter et analyser les données. Il a découvert que sur les 17 sites de traitement des déchets industriels de la ville, 14 étaient implantés dans des quartiers noirs et recevaient 80 % des déchets de la ville, alors que seuls 25 % de la population de Houston était noire.

Le 24 septembre 2013, Robert Bullard s’est vu remettre le prix John Muir du Sierra Club pour son travail dans le domaine de l’environnementalisme. Il est le premier Afro-américain à avoir reçu ce prix depuis sa création en 1961.

PHOTOGRAPHIE DE Marvin Joseph, The Washington Post, Getty

Ces résultats étaient les premiers à démontrer systématiquement la présence en plus grand nombre d’infrastructures préjudiciables à l’environnement dans les zones habitées par les minorités. Et comme le présageaient Robert Bullard et d’autres chercheurs, Houston n’était pas la seule ville concernée.

Quelques années après l’analyse du sociologue, des militants et des habitants de Warren County, en Caroline du Nord, ont capté l’attention du pays. Ils s’opposaient au projet d’implantation d’un centre de traitement des déchets devant recevoir 60 000 tonnes de terre polluée au PCB. À l’époque, ce comté avait le pourcentage le plus élevé d’habitants noirs de l’État. Lorsque la terre polluée a commencé à arriver sur le site, plus de 500 manifestants se sont rendus sur place pour s’y opposer et se sont allongés sur la route pour bloquer les camions-bennes.

Les manifestants ne sont pas parvenus à mettre un terme à l’enfouissement de la terre sur le site. Mais leur combat est parvenu aux oreilles des leaders noirs, des membres de la communauté et des chercheurs de tout le pays, qui ont commencé à se demander si les sites d’élimination des déchets toxiques étaient réellement plus nombreux dans les quartiers occupés par les minorités.

L’année suivante, en 1983, un rapport fédéral a confirmé ce que Robert Bullard avait découvert à Houston : le pourcentage de sites de traitement des déchets était disproportionnellement élevé dans les quartiers noirs du sud des États-Unis. Benjamin Chavis, un pasteur de l’Église unie du Christ très impliqué dans les manifestations à Warren County, demanda la réalisation d’une étude sur le sujet, dont les conclusions furent rendues publiques en 1987 : la race était l’indicateur le plus fiable de la présence à proximité d’un site de traitement de déchets toxiques pour la quasi-totalité des sites étudiés.

Cela était le cas même en prenant en compte la géographie ou les revenus. Le niveau de revenus, qui contribue aux disparités, constitue habituellement un facteur aggravant. Dans les quartiers défavorisés et habités par les minorités, il existe une plus grande inégalité en matière d’exposition environnementale dangereuse.

 

LA NAISSANCE D’UN MOUVEMENT

Dorcela Taylor, experte en justice environnementale à Yale, explique que cette situation résulta en la naissance d’un mouvement. Elle faisait partie de la vingtaine de chercheurs et de militants qui s’étaient rassemblés à Detroit en 1990 pour discuter des récentes études réalisées et de leurs révoltantes implications.

« C’était un moment décisif », se rappelle l’experte. Animé par la passion qui régnait dans la pièce, le groupe resta debout jusqu’au petit matin à pleurer, rire et discuter du travail qu’il restait à accomplir pour rendre le monde plus juste d’un point de vue environnemental.

« Nous savions que ce que nous faisions allait faire bouger les choses », confie Dorceta Taylor. « Nous savions que le mouvement allait prendre de l’ampleur ».

L’année suivante, plus d’un millier de personnes assistèrent à une conférence à Washington, au cours de laquelle furent rédigés les « Principes de la justice environnementale ». Composé de 17 préceptes, ce document, aujourd’hui encore utilisé par de nombreuses organisations prônant la justice environnementale, allait guider la recherche, le militantisme et les mouvements politiques.

Le racisme environnemental s’explique par plusieurs raisons, comme l’implantation volontairement discriminatoire ou non de sites comme des décharges, l’application inégale des lois environnementales ou encore l’exclusion des Noirs ou des autres minorités des processus décisionnels. Conformément aux « Principes de la justice environnementale », tous ces problèmes doivent être traités pour assurer une véritable justice environnementale.

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    À Flint, dans le Michigan, des enfants sont allés récupérer leur approvisionnement journalier en bouteilles d’eau. Les vieilles canalisations de la ville, qui contenaient du plomb, ont pollué l’eau potable. Leur remplacement était presque terminé en janvier 2021.

    PHOTOGRAPHIE DE Wayne Lawrence, National Geographic

    Les décideurs politiques commencent à prendre ces éléments en compte. En 1992, l’EPA (agence de protection de l’environnement aux États-Unis) a donné une définition officielle au terme « justice environnementale » et a créé un bureau spécialement affecté à la question. En 1994, le président Bill Clinton promulgua un décret appelant tous les organismes gouvernementaux à intégrer la notion de justice environnementale dans leurs décisions.

     

    DES INÉGALITÉS ENCORE CRIANTES

    Malheureusement, ces décisions n’ont pas toujours été traduites en actes concrets.

    « À ma connaissance, aucune politique n’a produit de changements notables sur le terrain. Tant que ce n’est pas le cas, la politique relative à la justice environnementale ne sera rien de plus qu’une façade », explique Paul Mohai, expert en justice environnementale à l’université du Michigan.

    Les chercheurs ont trouvé d’autres exemples d’inégalité environnementale de longue date à travers le pays, qui ne se cantonnaient pas seulement aux inégalités relevant des écarts de revenus.

    Au Texas par exemple, les habitants des quartiers majoritairement hispaniques sont davantage exposés au torchage du gaz naturel sur les sites de fracturation hydraulique que les quartiers blancs. Les politiques racistes en matière de logement dites du « redlining », qui ont résulté et favorisent encore la ségrégation et le désinvestissement dans certains quartiers, ont été associées aux nombreux dangers environnementaux qui impactent toujours les quartiers des minorités. Ainsi, dans les quartiers où ces politiques ont été menées, les naissances avant terme sont plus fréquentes et les bébés sont souvent plus petits à la naissance.

    Les quartiers noirs et minoritaires sont également plus souvent exposés aux toxines dangereuses présentes dans l’eau que les quartiers blancs. C’est notamment le cas à Flint, dans le Michigan, et dans d’autres villes du pays. Les ménages noirs aux revenus compris entre 50 000 et 60 000 dollars (environ 40 000 € et 50 000 €) supportent une charge polluante équivalente à celle des ménages blancs aux revenus inférieurs ou égaux à 10 000 dollars (soit environ 8 000 €).

    En moyenne, les Noirs absorbent 1,5 fois la charge polluante atmosphérique de l’ensemble de la population. Les Blancs bénéficient d’un « coup de pouce » et sont exposés à une pollution inférieure de 17 % à celle qu’ils génèrent par leur consommation des biens et des services.

    La pandémie actuelle a aggravé cette injustice environnementale, car les personnes exposées de longue date à la pollution atmosphérique sont plus susceptibles de développer des maladies endommageant les poumons comme la COVID-19. Des études ont ainsi démontré qu’une exposition excessive à la pollution contribuait au taux de mortalité plus élevé des minorités.

     

    DES POPULATIONS PLUS EXPOSÉES AUX RISQUES CLIMATIQUES

    Alors que les conséquences du réchauffement climatique deviennent plus apparentes aux États-Unis, force est de constater qu’elles touchent de façon disproportionnée les minorités. Selon l’auteur Rob Nixon, il s’agit là d’une forme de « slow violence » (violence lente en français) infligée aux populations de couleur.

    Jacqui Patterson est la directrice du programme de justice environnementale et climatique de la NAACP, une organisation américaine de défense des droits civiques. Elle a été directement témoin de cette disparité lorsqu’elle a passé plusieurs semaines à faire du volontariat après le passage de l’ouragan Katrina, dont les effets dévastateurs ont été amplifiés par le réchauffement climatique.

    La plupart des personnes ayant trouvé refuge dans le centre d’hébergement temporaire où elle travaillait comme interprète en langue des signes étaient Noires. À La Nouvelle-Orléans, 75 % des habitants des zones gravement inondées étaient également noirs.

    « J’ai passé six semaines dans ce centre de secours à écouter leurs histoires et à voir les mêmes schémas », confie-t-elle. « Il était impossible de ne pas voir le nombre disproportionné d’Afro-Américains qui souffraient ».

    Après l’ouragan, les inégalités ont augmenté. Des études ont ainsi démontré que les habitants des quartiers blancs et riches avaient perçu plus rapidement les aides à la reconstruction que les habitants des quartiers défavorisés ou minoritaires. Ce clivage, qui s’amplifie avec la gravité des catastrophes naturelles selon d’autres recherches, a récemment été reconnu par la FEMA (Agence fédérale de gestion des urgences).

    Les minorités sont également plus exposées aux autres risques climatiques, comme la chaleur extrême. Les arbres et les espaces verts étant moins nombreux dans les quartiers précédemment ciblés par les politiques de « redlining », l’écart de température entre ces derniers et les autres quartiers d’une même ville peut dépasser 3 °C. L’accès à la climatisation est aussi plus limité chez les minorités.

     

    LA QUESTION DE L’INTENTION

    Le débat juridique et politique relatif à l’injustice environnementale a longtemps été centré sur l’intention. Il fallait alors déterminer si une entreprise avait réellement l’intention d’implanter, avec l’aval d’une ville ou d’un État, un centre de traitement des déchets ou d’une autre source de pollution dans un quartier minoritaire défavorisé (auquel cas il s’agit d’un acte de nature raciale explicite), ou si cette décision résultait du marché et du prix peu élevé des terrains.

    Si prouver l’intention d’un tel acte est difficile, il est cependant avéré, pour de rares cas, que les quartiers dotés d’un faible pouvoir politique étaient implicitement ciblés comme sites d’implantation de l’industrie lourde ou de sources de pollution. En 1984, lorsque le Comité californien de gestion des déchets a dû trouver un lieu d’implantation pour des incinérateurs de déchets toxiques, il a demandé la réalisation d’un rapport dont l’objectif était d’identifier les quartiers qui s’opposeraient le moins au projet. Celui-ci a préconisé l’implantation des incinérateurs dans les quartiers catholiques, ruraux et modestes, c’est-à-dire les quartiers latinos.

    Sans surprise, une ville située dans la Central Valley de la Californie, à la population majoritairement hispanique, a été proposée comme site d’implantation des incinérateurs. Mais, contrairement à ce qu’avaient prédit les auteurs du rapport, les habitants se sont opposés avec véhémence au projet, et sont parvenus à faire rejeter la proposition.

    Quelles que soient les raisons derrière de telles décisions d’implantation, il est évident qu’elles affectent certains groupes ethniques de façon disproportionnée.

    « Il n’y a pas nécessairement d’animosité raciale », explique Paul Mohai. « Une fois le zonage discriminatoire réalisé, toutes les décisions prises par la suite ne semblent pas discriminatoires, alors que c’est bien le cas. Cela fait partie du système, même si les personnes ne prennent pas volontairement ces décisions ».

    « Je constate que le racisme s’apparente à prendre des décisions irréfléchies sans sourciller ou à ne pas corriger le problème si ces décisions ont causé des dommages ».

     

    UN NOUVEL ESPOIR

    L’administration Biden, qui s’est engagée à inclure la question de la justice environnementale dans tous les processus décisionnels et à dédier 40 % des investissements fédéraux relatifs à l’environnement et au climat aux communautés impactées par des dommages environnementaux par le passé, se pose, en théorie tout du moins, comme le défenseur de cette thématique.

    Des militants écologistes et des Amérindiens se rendent sur le site de construction de la canalisation 3 d’un oléoduc près de la bourgade de Palisade, dans le Minnesota, le 9 janvier 2021. Cette canalisation fait l’objet d’une forte opposition de la part des organisations prônant la justice climatique et des communautés autochtones du Minnesota.

    PHOTOGRAPHIE DE Kerem Yucel, AFP, Getty

    Selon Julian Brave Noisecat, expert en politique climatique pour l’organisation d’analytique à but non lucratif Data for Progress, il reste encore à déterminer quelles sont les communautés concernées et comment elles seront dédommagées, des détails qui importent. Les schémas d’injustice sont parfois moins flagrants sur le plan du recensement que si les chercheurs s’intéressaient à la distance précise qui sépare les habitants d’un danger, comme une centrale électrique par exemple. « Nous sommes confrontés à un problème, qui est l’absence d’ensembles de données fédérales pouvant être exploitées par les législateurs », explique Julian Brave Noisecat.

    La nouvelle administration donne toutefois des raisons d’espérer à Robert Bullard.

    « Le cadre de la justice environnementale est intégral, ce qui n’a jamais été le cas », dit-il. « Nous avons désormais l’opportunité de tout reformuler et restructurer ».

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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