Au Mozambique, cette réserve naturelle prospère grâce à ses habitants

Pour mieux protéger sa plus grande réserve de faune sauvage, le Mozambique donne aux populations locales les moyens d’y trouver leur compte.

De Léonie Joubert, National Geographic
Publication 6 sept. 2023, 10:03 CEST
Dans la réserve spéciale du Niassa, Jabru Suedi débusque à l’aide d’un filet des poissons cachés ...

Dans la réserve spéciale du Niassa, Jabru Suedi débusque à l’aide d’un filet des poissons cachés dans le lit de la Lugenda. Il peut serrer jusqu’à trois poissons entre ses dents pour protéger ses prises des oiseaux.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Retrouvez cet article dans le numéro 288 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Joana Liconde se tient sur un banc de sable dans les bassins sacrés de Chemambo, sa robe couleur émeraude gorgée d’eau. Face à l’autel – un jeune baobab dont le tronc sacré est enveloppé d’un tissu blanc –, elle guide la prière de ses compagnons de pèlerinage. Un moment plus tôt, ils s’éclaboussaient d’eau et débordaient d’une joie enfantine. Les voilà maintenant plongés dans un calme révérencieux. Le rythme des pas de danse ralentit à mesure qu’ils se livrent à leurs dévotions. Les percussions faiblissent avec le coucher du soleil, prélude à une nuit marquée par un regain de danses, de chants et de prières. 

Ces fidèles participent à la cérémonie du chonde-chonde dans la réserve du Niassa, une aire protégée dans le nord du Mozambique. Ils déposent en offrande nourriture et argent au pied du baobab, invoquant leurs ancêtres au chant de chonde (« s’il vous plaît ») pour qu’ils leur apportent bonheur, santé et abondance. Révérés, les baobabs sont les antichambres du sacré où l’on se rassemble pour invoquer l’esprit des aïeux. La tradition préserve ces arbres des haches des bûcherons.

Joana Liconde est guérisseuse traditionnelle. Elle prie pour la prospérité de sa pratique et pour les habitants de Mbamba, un village de quelque 2 000 locuteurs yaos au bord de la rivière Lugenda. Seule une poignée d’entre eux a fait le voyage – deux jours de marche – jusqu’à ce lieu vénéré depuis des temps immémoriaux. Les Yaos, comme les Makuas, les Ngonis, les Matambwés et les Makondés, les autres groupes ethniques vivant dans la réserve spéciale du Niassa, cultivent un lien animiste avec la nature, même s’ils ont intégré l’islam à leur spiritualité.

Les esprits de leurs ancêtres continuent de vivre dans les babouins qui évoluent au beau milieu des pèlerins. De leurs doigts tannés comme le cuir, un ou deux singes saisissent des offrandes de cacahuètes posées sur le sable. D’autres restent accroupis sur les rochers grillés par le soleil. Des jeunes se font la course tout en poussant des cris stridents. « Quand ils meurent, les gens entrent souvent dans le corps d’autres créatures, serpents, lions ou éléphants », explique Joana Liconde.

Hors de ce temple en plein air, les babouins n’ont aucune signification particulière pour les Yaos, qui bataillent souvent contre ces destructeurs de récoltes. Mais ces singes-là sont différents. Selon la légende, il y a longtemps, avant « les grands-parents des grands-parents » de la guérisseuse, Mambo, un chef yao, et sa famille se noyèrent en se jetant dans les bassins à la suite d’un conflit dans le village. Leurs âmes se sont introduites dans les babouins qui, depuis, obtiennent respect et nourriture. « Sinon, les esprits auront faim », précise Joana Liconde.

Chasseurs-cueilleurs, fermiers et dirigeants de chefferie ont fait de cette région leur pays depuis des millénaires. Mais des siècles de colonisation et une récente guerre civile ont laissé les communautés du Niassa désespérement pauvres. Pour que la magnifique nature dans laquelle elles vivent depuis des générations soit préservée, elles doivent bénéficier directement des efforts de conservation et du tourisme. 

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    Les éléphants du Niassa ont subi de lourdes pertes dans les années 2010, quand des organisations criminelles ciblaient les plus grands troupeaux d’Afrique de l’Est pour leur ivoire. Ici, les éléphants récupèrent lentement depuis 2018.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas P Peschak

    Plus grande que la Suisse, avec 42 000 km2 de superficie, la réserve du Niassa est devenue une zone de chasse en 1954, puis une aire nationale protégée en 1999. Cette étendue sauvage, l’une des plus vastes d’Afrique, semble figée dans le temps par son isolement et encore convalescente après seize ans d’une guerre civile qui s’est achevée en 1992. Demeure des stars de l’Afrique de l’Est – éléphants, buffles, lions, lycaons –, elle abrite aussi zèbres de Grant, impalas et gnous. Ses vastes étendues sont festonnées de bois, de forêts et de plaines inondables, et ponctuées d’inselbergs – des reliefs de granite se détachant tels des galions sur l’océan.

    Depuis l’époque préhistorique, les gens vivent et commercent ici. Des objets datant de l’âge de la pierre et des œuvres d’art sur les parois de granite attestent cette ancienne présence. Ils tiraient leur subsistance des forêts et des rivières, qui leur fournissaient gibier, miel, fruits et noix, bois de chauffage, plantes médicinales et poisson. Pour améliorer le quotidien, on cultivait maïs, arachide, haricot, sésame et sorgho, auxquels s’ajoutaient des cultures de rente comme le tabac. Les plus de 60 000 habitants des villages de la réserve du Niassa continuent aujourd’hui de vivre de la terre, bien que ses gestionnaires – l’Administration nationale des aires de conservation du Mozambique (ANAC) et l’ONG américaine Wildlife Conservation Society – contrôlent la pêche et la chasse. Un système de permis limite la période et les lieux où attraper le poisson ainsi que les techniques de pêche. La consommation du gibier sauvage ou sa vente aux commerçants locaux est désormais interdite. Les habitants se voient en revanche encouragés à élever des canards, des poulets et des lapins comme autres sources de protéines.

    Un matin de novembre, près de Mbamba, des pêcheurs poussent leurs bicyclettes sur une piste poussiéreuse, que les villageois partagent parfois avec éléphants, lions et antilopes. Après des semaines passées dans un camp situé à 15 km en aval sur la Lugenda, ils se rendent au marché ; leurs paniers en bambou débordent de nyingu (Labeo molybdinus) et de campango (Bagris orientalis), un poisson-chat. Séchés et fumés au feu de bois dans le camp, ils se conserveront ainsi pendant plusieurs semaines.

    Pour les Yaos, le poisson est plus qu’une simple source de protéines – lesquelles sont rares, par ailleurs. Il a autant de valeur que de l’argent. Au marché local, on l’échange contre de l’huile, du riz et même des vêtements. Et comme Mbamba reste relié aux vieilles routes commerçantes sillonnant la région, les pêcheurs peuvent vendre certaines de leurs prises à des négociants venus d’autres parties de la réserve et d’ailleurs. « Des gens viennent de Cabo Delgado », une province à l’est, affirme Benvindo Napuanha, gestionnaire de communauté du Niassa Carnivore Project (NCP), un projet de conservation des grands carnassiers créé en 2003. « Même des Tanzaniens font le trajet jusqu’ici pour acheter ces poissons », ajoute-t-il.

    Une grande partie de la réserve du Niassa (72 % de son territoire ) est attribuée à des concessions de chasse que des opérateurs privés louent pour une durée maximum de vingt-cinq ans, avec possibilité de renouvellement. Chaque parcelle de chasse dispose d’un quota d’espèces trophées dont l’abattage est autorisé, comme le buffle, le léopard, le lion et l’antilope. 

    Les concessions donnent souvent le corps de ces trophées aux villageois, pour la viande. Un peu plus de 25 % seulement de la réserve est consacré au tourisme hors chasse, et 1 % à des zones de préservation spéciales interdisant toute forme de tourisme. Les trophées représentent plus des quatre cinquièmes du million de dollars annuel de gains liés au tourisme. Une fois la part du -gouvernement prélevée, les villageois perçoivent un cinquième du revenu.

    La réserve du Niassa bouscule le mythe des aires protégées d’Afrique comme vierges de toute présence humaine. Depuis des milliers d’années, l’homme se nourrit de ces terres et cohabite avec la faune. Certains des habitants contribuent aujourd’hui à préserver ces zones sauvages, sillonnées de rivières et ponctuées d’inselbergs.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas P Peschak

    Novembre dans cette partie du Mozambique est si pénible – avec des pluies imminentes, mais un thermomètre dépassant 38 °C –qu’on l’appelle parfois le « mois du suicide ». Un matin, des hommes, apparemment indifférents à la chaleur écrasante, s’échinent à consolider un pan de mur le long d’une tranchée de 4 km qu’ils ont creusée autour de Mbamba, deux ans plus tôt. Profonde de près de 2 m, elle doit empêcher éléphants et buffles de s’aventurer dans le village.

    Mbamba se situe dans le sud de la réserve et collabore avec le NCP qui opère depuis le centre environnemental de Mariri, à 10 km à l’est au bord de la Lugenda. Le projet, largement financé par des fonds privés, vise à fournir aux communautés éparpillées dans la réserve les moyens de vivre en harmonie avec les grands carnassiers, et de contribuer à leur protection. 

    En 2012, les édiles de Mbamba ont signé un accord avec Mariri Investimentos, l’organisme qui pilote le projet et loue une concession dédiée à la préservation de 580 km2 autour du village. Un partenariat novateur, Tchova-Tchova (« Tu pousses, je pousse »), a vu le jour. Son but : améliorer les revenus de la communauté et sa production alimentaire, et intégrer les villageois dans les projets de conservation tout en leur permettant de gérer des besoins essentiels tels que l’approvisionnement en eau, l’électricité solaire, la scolarisation des enfants et la protection des cultures contre les animaux affamés. Grâce à Tchova-Tchova, ils trouvent du travail au centre environnemental et au Mpopo Ecolodge, dans la construction, ou comme cantonnier ou garde. 

    En contrepartie, on les encourage à protéger la faune et l’habitat naturel, en partant du principe que, plus il y a d’animaux, plus le tourisme apporte de devises. Un fonds de conservation communautaire administré par les villageois récompense leurs efforts. Pour chaque touriste visitant le centre environnemental, Mariri Investimentos verse un peu plus de 22 euros au fonds. Pour chaque animal prisé vu par un touriste – lion, éléphant, léopard, buffle, lycaon ou hyène –, il reçoit environ 7 euros. Chaque mois sans braconnage d’éléphant rapporte au fonds près de 140 euros. Mais des preuves de chasse illégale entraînent des retenues – 17 euros environ pour un piège et 275 euros pour le braconnage d’un pachyderme.

    Le partenariat Tchova-Tchova pourrait montrer la voie pour résoudre le problème du braconnage de viande de brousse dans la réserve. Depuis sa mise en place, la pose de pièges a sensiblement diminué. Autour de Mbamba, les populations d’ongulés comme les cobes à croissant et les impalas, mais également des phacochères du désert et des hippopotames, ont augmenté. Certains carnassiers s’en sortent aussi mieux dans cette partie de la réserve. Selon le NCP, le nombre de groupes de lions est passé de 2 à 7 depuis l’accord. Les léopards et les lycaons augmentent aussi, en partie parce que leurs proies sont plus nombreuses. 

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