Le Japon s'apprête à rejeter les eaux usées de Fukushima dans le Pacifique

Le projet consistant à rejeter progressivement plus d'un million de tonnes d'eau traitée provenant de la centrale nucléaire endommagée de Fukushima divise profondément.

De Lesley M.M. Blume
Publication 27 mai 2023, 17:00 CEST
Le 21 février 2021, un employé de la Tokyo Electric Power Company mesure les radiations à ...

Le 21 février 2021, un employé de la Tokyo Electric Power Company mesure les radiations à l'extérieur de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, dévastée dix ans auparavant par un tremblement de terre. L’intention du Japon de rejeter les eaux usées utilisées pour refroidir les réacteurs endommagés suscitent la controverse.

PHOTOGRAPHIE DE PHILIP FONG, AFP, Getty

L'ordre de rejeter les eaux usées dans l’océan sera probablement donné dans les semaines à venir. Il ne s'agit toutefois pas du genre d'eaux usées qui s'écoulent des rues de la ville dans les égouts. Il est question d'eaux traitées après avoir été utilisées pour refroidir les réacteurs endommagés de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima Daiichi, frappée par un tremblement de terre il y a plus de dix ans.

Le Japon assure que ces eaux usées, qui contiennent un isotope radioactif appelé tritium et éventuellement d'autres traces radioactives, ne présentent aucun danger. Les pays voisins et d'autres experts affirment que cela en constitue un pour l’environnement, qui perdurera sur plusieurs générations et qui pourrait affecter les écosystèmes jusqu'en Amérique du Nord. Qui dit vrai ?

À la suite d'un séisme de magnitude 9,1 survenu le 11 mars 2011 au large de la côte est de l'île principale du Japon, deux vagues de tsunami se sont abattues sur la centrale nucléaire. Trois de ses réacteurs ayant été touchés, les opérateurs ont commencé à pomper de l'eau de mer et à l’y envoyer pour refroidir le combustible fondu. Plus de douze ans après la catastrophe, le processus de refroidissement est toujours en cours et produit plus de 130 tonnes d'eau contaminée par jour.

Plus d'un million de tonnes d'eaux usées traitées sont stockées dans des réservoirs de la centrale. Sans capacité de stockage supplémentaire, le Japon affirme qu'il n'a pas d'autre choix que de rejeter progressivement l'eau dans l'océan.

PHOTOGRAPHIE DE The Asahi Shimbun, Getty

Depuis l'accident, plus de 1,3 million de tonnes d'eaux contaminées ont été collectées, traitées et stockées dans un parc à réservoirs de la centrale. Selon le gouvernement japonais, cet espace de stockage arrive à la limite de sa capacité, ne laissant pas d'autre choix que de commencer à déverser les eaux usées dans le Pacifique.

Le plan élaboré par le Japon prévoit un déversement progressif au cours des trois prochaines décennies mais certains experts estiment que cela pourrait prendre davantage de temps compte tenu de la quantité d'eau continuant de s’accumuler. Alors que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), organe des Nations unies pour la coopération dans le domaine du nucléaire, évalue la sûreté du plan, certains voisins du pays qualifient l’attitude de celui-ci d'unilatérale et de dangereuse. Un haut fonctionnaire chinois a récemment déclaré qu'il s'agissait d'un risque « pour l'humanité tout entière » et a accusé le Japon d'utiliser le Pacifique comme un « égout ». La présidence du Forum des îles du Pacifique, une organisation représentant dix-huit nations insulaires, dont certaines sont déjà traumatisées par des décennies d'essais nucléaires dans la région, estiment qu’il s’agit là d'une « boîte de Pandore ». Le 15 mai dernier, le chef de l'opposition sud-coréenne a tourné en dérision les affirmations des dirigeants japonais selon lesquelles l'eau serait suffisamment saine pour être bue : « Si elle est suffisamment saine, ils devraient la boire. »

Aujourd'hui, des scientifiques américains craignent que la vie marine et les courants océaniques ne transportent des isotopes radioactifs nocifs, également appelés radionucléides, à travers tout l'océan Pacifique.

« C’est un événement qui traverse les frontières et les générations », déclare Robert Richmond, directeur du Kewalo Marine Laboratory de l'université d'Hawaï et conseiller scientifique du Forum des îles du Pacifique en ce qui concerne le plan de déversement. « Tout ce qui est rejeté dans l'océan au large de Fukushima ne va pas rester au même endroit. »

Il cite des études montrant que les radionucléides et les débris rejetés lors de l'accident initial de Fukushima ont rapidement été détectés à près de 8 800 kilomètres au large des côtes californiennes. Selon lui, les éléments radioactifs contenus dans les eaux usées rejetées pourraient à nouveau se répandre dans l'océan.

Les radionucléides pourraient être transportés par les courants océaniques, en particulier le Kuroshio qui circule jusque dans le centre du Pacifique. Les animaux marins qui migrent sur de grandes distances pourraient également les répandre. Une étude de 2012 cite des « preuves sans équivoque » que le thon rouge du Pacifique (Thunnus orientalis) transportant des radionucléides dérivés de Fukushima a atteint la côte de San Diego dans les six mois qui ont suivi l'accident de 2011. Selon Robert Richmond, le phytoplancton, ensemble d’organismes flottants à la base de la chaîne alimentaire de toute la vie marine, peut capturer les radionucléides de l'eau de refroidissement de Fukushima et constitue ainsi un vecteur tout aussi inquiétant. Lorsqu'ils sont ingérés, ces isotopes peuvent « s'accumuler chez les invertébrés, poissons, mammifères marins et êtres humains ». En outre, une étude réalisée au début de l'année fait référence aux microplastiques, de minuscules particules de plastique de plus en plus répandues dans les océans, en tant que possible « cheval de Troie » transporteur de radionucléides.

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    Trois des six réacteurs nucléaires de la centrale ont fondu lors de la catastrophe de mars 2011 et continuent d'émettre des radiations aujourd'hui. Les opérateurs ont presque immédiatement commencé à pomper de l'eau depuis la mer vers les réacteurs pour refroidir le combustible fondu, ainsi que les débris de combustible, et le nettoyage du site a été entrepris par des personnes équipées de tenues de protection

    PHOTOGRAPHIE DE Pallava Bagla, Corbis, Getty

    Selon Robert Richmond, le fait que les scientifiques aient pu détecter des traces d'éléments radioactifs près de la Californie après l'accident de 2011 « est révélateur de ce à quoi nous pourrions nous attendre » après des décennies de rejets d'eaux usées. Avec ses homologues conseillers scientifiques du Forum des îles du Pacifique, il a récemment publié un article d'opinion affirmant que l'on en savait encore trop peu sur les effets potentiels des eaux usées sur l'environnement et la santé humaine, appelant le Japon à retarder les rejets

    Robert Richmond et ses collègues ne sont pas les seuls scientifiques américains à soulever d'urgence de telles préoccupations. En décembre dernier, la National Association of Marine Laboratories, une organisation basée aux États-Unis qui compte plus d'une centaine de laboratoires membres dans le pays et les territoires américains, a publié une déclaration dans laquelle elle s'oppose au plan de rejet des eaux usées. Elle a invoqué « le fait que le Japon ne se basait pas sur des données scientifiques suffisantes et précises pour affirmer que le procédé était sûr ». Selon la déclaration, les rejets pourraient menacer « la plus grande étendue d'eau continue de la planète, contenant la plus importante biomasse... y compris 70 % des ressources halieutiques mondiales ». 

     

    « NOUS N'ALLONS PAS MOURIR »

    Selon Ken Buesseler, radiochimiste marin et conseiller auprès du Forum des îles du Pacifique, ces déversements doivent être remis en perspective. Il explique que même si les rejets accidentels de matières radioactives de Fukushima dans le Pacifique en 2011 ont été relativement importants, les niveaux détectés au large de la côte ouest de l'Amérique du Nord « étaient des millions de fois inférieurs aux plus hauts niveaux atteints au large du Japon, dangereusement élevés au cours des premiers mois de l'année 2011 ». 

    La distance et le temps réduisant les niveaux de radioactivité, « je ne pense pas que les rejets dévasteraient l'océan Pacifique de manière irrémédiable », déclare Ken Buesseler. « Nous n'allons pas mourir. » 

    Toutefois, ajoute-t-il, « cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas nous inquiéter ».

    Les réservoirs de stockage des eaux usées contiennent des niveaux variables d'isotopes radioactifs tels que le césium 137, le strontium 90 et le tritium, explique Ken Buesseler. Ce dernier s'interroge sur l'efficacité du système de filtration des eaux usées censé éliminer tous les éléments radioactifs présents dans les réservoirs. La Tokyo Electric Power Company (TEPCO), propriétaire et exploitant de la centrale nucléaire, utilise un système qui, selon l'AIEA, élimine soixante-deux types d'isotopes radionucléides différents, à l'exception du tritium, une forme radioactive de l'hydrogène.

    Un porte-parole de TEPCO a déclaré dans un e-mail que l'impact des rejets sur « le public et l'environnement sera minime ». Toutes les eaux usées seront « purifiées à plusieurs reprises, échantillonnées et testées à nouveau pour confirmer que les concentrations de substances radioactives sont inférieures aux normes réglementaires » avant d'être rejetées. Bien que le système de filtration ne puisse pas éliminer le tritium, les eaux traitées seront diluées avec de l'eau de mer jusqu'à ce qu’elles contiennent des niveaux de tritium inférieurs à ceux rejetés « par d'autres centrales nucléaires au Japon et dans le monde ». Le tritium est un isotope relativement faible qui ne peut pénétrer dans la peau mais peut être nocif en cas d'ingestion.

    Ken Buesseler souligne que le système de filtration n'a pas encore « prouvé qu’il était efficace en permanence ». Il ajoute qu'il existe d'autres « éléments très préoccupants... qu'ils n'ont pas été en mesure de nettoyer », tels que le césium et le strontium 90, un isotope qui augmente les risques de cancer des os et de leucémie. 

    Après avoir examiné les données de TEPCO concernant certains réservoirs de stockage des eaux usées, Ken Buesseler et ses collègues affirment qu'après traitement, celles-ci contenaient encore des isotopes radioactifs dont les niveaux variaient considérablement d'une cuve à l'autre. « Il est inexact de dire qu'ils ont été éliminés avec succès », déclare-t-il. 

     

    LES ÉTATS-UNIS ET L'ONU SEMBLENT PRÊTS À SOUTENIR CETTE DÉMARCHE

    Interrogé sur la position des États-Unis concernant les déversements proposés par le Japon, un porte-parole du département d'État, qui équivaut au ministère des Affaires étrangères, a exprimé un soutien prudent, déclarant dans un communiqué que le pays avait été « transparent quant à sa décision et semblait avoir adopté une approche conforme aux normes de sûreté nucléaire réglementaires dans le monde ». Il a refusé de commenter les préoccupations concernant la propagation éventuelle de radionucléides à travers le Pacifique jusqu'aux côtes nord-américaines. Les représentants des ministères des affaires étrangères du Canada et du Mexique n'ont pas répondu aux nombreuses demandes de commentaires de National Geographic à ce sujet.   

    Un groupe de travail de l'Agence internationale de l'énergie atomique examine actuellement les rejets d'eaux usées prévus au regard des normes de sécurité internationales et devrait publier fin juin un rapport détaillant son évaluation finale. Le plan est « conforme aux pratiques internationales », a déclaré Rafael Mariano Grossi, directeur général de l'Agence en 2021. « Notre coopération et notre présence contribueront à renforcer la confiance, au Japon et au-delà, par rapport au fait que l'élimination de l'eau est effectuée sans impact négatif sur la santé humaine et l'environnement. »

    Robert Richmond et Ken Buesseler affirment que, bien qu'ils aient eu accès aux mêmes données que l'AIEA pour la plupart et qu'ils aient rencontré des représentants de TEPCO et du gouvernement japonais, ils restent sceptiques.   

    « Le fond du problème, c'est qu'ils appliquent déjà un plan dont l’efficacité n’a pas été démontrée », explique Ken Buesseler. « “Nous pouvons le faire fonctionner. Nous traiterons l’eau autant de fois qu'il le faudra”, disent-ils. Cela équivaut à “faites-nous confiance, nous nous en occuperons” ».

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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