Redécouvrir l'Amazonie : pourquoi s’est-on à ce point trompés sur cette région ?

La vision faussée qui, pendant cinq cents ans, a prévalu sur la plus grande forêt tropicale du monde est enfin en train de changer.

De Eduardo Ne
Publication 7 oct. 2024, 13:11 CEST
Au Brésil, dans une forêt qu’inonde le río Negro, un affluent de l’Amazone, le guide Roberto ...

Au Brésil, dans une forêt qu’inonde le río Negro, un affluent de l’Amazone, le guide Roberto Abdias Gomes da Silva montre, sur les contreforts d’un fromager, le niveau maximum atteint par l’eau. Le tronc de cet arbre est un réservoir d’humidité, stockée pendant la période des crues et restituée à la saison sèche.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Retrouvez cet article dans le numéro 301 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

L’histoire qui a donné son nom à l’Amazonie commence le 24 juin 1542. L’explorateur Francisco de Orellana prie alors pour qu’apparaisse une issue dans le monde luxuriant qui a englouti son expédition. Après avoir navigué pendant sept mois sur une série d’affluents depuis les contreforts andins, les deux navires de l’Espagnol et leur cinquantaine d’hommes affamés sont enfin parvenus sur le fleuve le plus vaste qu’ils aient jamais vu. Francisco de Orellana espère qu’il les conduira bientôt à l’océan Atlantique.

Il est accompagné de Gaspar de Carvajal, un moine dominicain qui écrit la chronique détaillée de leur périple. Il consigne la stupéfaction des Européens devant la sophistication des cultures qu’ils rencontrent : des villages densément peuplés le long des rives, des réseaux de larges routes, des esplanades magnifiques et des palissades fortifiées, des fermes aux cultures soignées, et des poteries peintes aussi délicates que celles d’Espagne. 

Certaines populations les accueillent avec générosité – leur proposant comme nourriture du manioc, de l’igname, du maïs et des tortues. Mais, en ce jour de juin, à presque 1000 km de l’estuaire de l’immense fleuve, ils sont attaqués par des guerriers menés par des femmes féroces « combattant si courageusement que les hommes à leurs côtés n’osaient pas leur tourner le dos ». Carvajal, qui finit avec une flèche dans le flanc, les compare aux Amazones de la mythologie grecque. Son récit du voyage – première traversée de l’Amérique du Sud par un Européen – sera par la suite qualifié de fantaisiste par les autorités espagnoles. Mais le terme d’« Amazonie » restera pour identifier cette vaste et complexe région. Depuis, celle-ci a nourri de nombreux mythes, que les archéologues et d’autres scientifiques ont seulement commencé à déconstruire ces dernières années.

En cliquant sur une image satellite de l’Amazonie, on se laisse facilement prendre au piège de la légende de la forêt vierge. Elle ressemble à un manteau vert, avec ses 344 milliards d’arbres recouvrant presque toute la moitié nord de l’Amérique du Sud. Zoomer révèle un dédale de vallées fluviales. Plus de 6 200 cours d’eau s’écoulent sur un territoire qui fait presque la taille des États-Unis contigus. L’Amazonie est la plus vaste forêt tropicale humide de la planète et celle qui renferme la plus grande biodiversité. Elle abrite environ 10 % des espèces végétales et animales présentes sur la Terre, dont 40 000 espèces de plantes à graines, 2 400 espèces de poissons, 1 300 espèces d’oiseaux et 1 500 espèces de papillons. On pourrait croire qu’un tel endroit est resté en grande partie inviolé. Mais c’est là une des idées fausses les plus tenaces que les scientifiques s’emploient à réfuter depuis quarante ans.

Grâce à des oeuvres rupestres, à des outils en pierre et à d’autres vestiges trouvés dans des zones reculées de la Colombie et du Brésil, nous savons que la présence humaine dans le bassin amazonien remonte à au moins treize millénaires. Les habitants préhistoriques de l’Amazonie figuraient sur les parois des animaux du Pléistocène, notamment des mastodontes et des paresseux géants, à peu près à l’époque où les Européens peignaient des mammouths et des rhinocéros laineux. Au fil du temps, ces populations amazoniennes se sont développées et, d’après les estimations scientifiques, la région comptait jusqu’à 10 millions d’habitants en 1492.

Des jaguars, de gros rongeurs (pacas) et des piranhas ont été peints sur cette paroi dans ...

Des jaguars, de gros rongeurs (pacas) et des piranhas ont été peints sur cette paroi dans le parc national de Chiribiquete, en Colombie. Plus de 75 000 oeuvres rupestres remontant à la préhistoire ont été découvertes dans la région.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Pourquoi s’est-on tellement trompé sur l’Amazonie et pendant si longtemps ? Dans les siècles qui suivirent le périple de Francisco de Orellana, les tentatives portugaises pour coloniser le coeur de la région amazonienne afin d’en exploiter les ressources décimèrent les populations. La variole et d’autres maladies introduites par les Européens auraient anéanti jusqu’à 90 % des populations autochtones. Les raids esclavagistes poussèrent par ailleurs la majorité des survivants dans les zones les plus reculées de l’intérieur, et transformèrent des fermiers sédentaires en chasseurs-cueilleurs nomades. 

Si bien qu’au XVIIIe siècle, quand les premiers naturalistes européens arrivèrent, ils trouvèrent d’immenses étendues couvertes d’une végétation dense et faiblement peuplées. Et ils supposèrent qu’il en avait toujours été ainsi. En raison de la dépopulation, les vastes localités décrites par Gaspar de Carvajal, bâties en bois et en chaume, avaient depuis longtemps pourri et disparu dans l’environnement humide. Les grands tertres artificiels furent qualifiés de formations naturelles, et le nombre considérable de langues présentes dans la région fut attribué à des vagues successives d’immigrants arrivés dans la forêt depuis d’autres parties du continent. À la fin du XIXe siècle, à l’apogée de la ruée vers le caoutchouc – une période d’extrême violence contre les peuples autochtones –, les anthropologues décrivaient à tort les sociétés locales comme de petits groupes nomades descendant de chasseurs-cueilleurs. Cette vision s’est renforcée au XXe siècle et continue d’influencer l’image que de nombreuses personnes ont de l’histoire indigène de l’Amazonie.

C’était cette conception qui  prévalait lorsque j’ai obtenu mon diplôme universitaire, dans les années 1980. J’ai par la suite rencontré deux anthropologues des États- Unis qui travaillaient avec des groupes autochtones dans l’est de l’Amazonie. Darrell Posey m’a raconté comment il avait documenté les « îlots forestiers » que les Kayapós plantaient dans des savanes à mesure qu’ils chassaient et cueillaient des fruits et des noix. William Balée a, quant à lui, décrit comment les Ka’apors utilisaient le feu pour mieux faire pousser des palmeraies. Ces deux peuples adaptaient manifestement le paysage à leurs besoins. Cette découverte m’a convaincu de consacrer ma carrière à chercher de nouvelles réponses sur l’histoire amazonienne.

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    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

    Près de quarante ans plus tard, des scientifiques ont mis au jour un corpus considérable de nouveaux éléments attestant de l’empreinte de l’homme. Les arbres racontent une partie de cette histoire. Le relevé de la forêt amazonienne montre que la moitié de ses arbres n’appartiennent qu’à 299 essences. Ces espèces dites « hyperdominantes » sont particulièrement utiles aux populations humaines – notamment l’açaï, l’hévéa, le noyer du Brésil et le cacaoyer. On les trouve généralement en nombre près des sites précolombiens, ce qui porte à croire que les autochtones aménagent depuis très longtemps leurs forêts.

    Les premiers peuples de l’Amazonie ne se contentaient pas de sélectionner des arbres : ils faisaient de même avec les sols. Ils établissaient ainsi leurs cultures sur des parcelles de terra preta – « terre noire » –, des sols amendés avec du charbon, de la matière organique et, souvent, des tessons de poteries. Non seulement ces parcelles sont très fertiles, mais elles peuvent le rester des siècles durant, sans ajout d’engrais ou presque. Des archéologues en ont découvert dans tout le bassin amazonien, certaines remontant à 5000 ans.

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