Une extinction de masse semblable à celle du Permien se prépare dans les océans

Si notre consommation d'énergies fossiles ne diminue pas, nous assisterons à la plus importante extinction d’espèces marines de ces 252 derniers millions d’années.

De Craig Welch
Publication 4 mai 2022, 11:10 CEST
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Une tortue de mer nage au-dessus du corail dans le parc naturel du récif de Tubbataha.

PHOTOGRAPHIE DE David Doubilet, Nat Geo Image Collection

Vers la fin du Permien, il y a environ 252 millions d’années, un unique supercontinent dominait le globe. L’océan qui l’entourait était parcouru de poissons osseux et cuirassés et de scorpions de mer de la taille d’un humain. Des arthropodes striés (les trilobites) régnaient en maîtres sur les profondeurs. Mais on y trouvait aussi toutes sortes de brachiopodes aux faux airs de palourdes et d’ammonites ressemblant à des nautiles à coquille (quoiqu’elles fussent en réalité plus proches des calamars et des pieuvres).

Si l’on connaît ces créatures de nos jours, c’est grâce au registre fossile : à la fin du Permien, 90 % de la vie marine fut anéantie par la plus grande extinction de masse de l’histoire de la Terre. Selon certains scientifiques, celle-ci aurait été causée par des dégagements massifs de dioxyde de carbone, probablement à la suite d’éruptions volcaniques dans la région des trapps de Sibérie. En 2018, une équipe de chercheurs a montré que la cause la plus fréquente de décès avait alors vraisemblablement été un stress physiologique dû au réchauffement des mers et à une disparition de l’oxygène, un sous-produit du changement climatique, lui-même causé par les gaz à effet de serre.

Dans un article publié le 28 avril dans la revue Science, deux des chercheurs à l’origine de la précédente étude avancent qu’à moins que nous ne maîtrisions nos émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement des océans et la disparition de l’oxygène marin pourraient à eux seuls provoquer une extinction de masse qui n’aurait rien à envier aux cinq pires catastrophes de l’histoire de notre planète. Selon eux, cette extinction pourrait être telle qu’elle effacerait en grande partie la diversification des espèces ayant eu lieu depuis la fin du Crétacé, qui vit disparaître les dinosaures il y a 65 millions d’années.

Mais, affirment-ils, nous pouvons infléchir cette trajectoire. En jugulant rapidement nos émissions, nous pourrions réduire les risques d’extinction de 70 %. En combinant la réduction des gaz à effet de serre à des efforts concertés visant à mettre fin à la pollution des océans, à la surpêche, à la destruction des habitats ainsi qu’à une multitude de facteurs de stress marins, nous donnerions à la vie marine de meilleures chances de survie à long terme.

« Si nous reprenons nos émissions en main rapidement, nous pourrions tout de même encore perdre quelque chose comme 5 % des espèces marines », prévient Curtis Deutsch, co-auteur de l’étude et climatologue de l’Université de Princeton. « À deux degrés [Celsius] de réchauffement, on pourrait assister à une perte de 10 %. Un changement se produirait au sein de la communauté globale formée par les espèces dans la plupart des régions. Mais il s’agirait d’une quantité assez faible. Nous éviterions une extinction de masse. »

Pour Denise Breitburg, spécialiste de l’oxygène des océans au Centre de recherche environnemental du Smithsonian (SERC) qui n’a pas participé à l’étude, ces découvertes sont « rudes mais importantes ». Elle ajoute que leur travail constitue une « base sur laquelle, espérons-le, nous saurons nous montrer capables de préserver en grande partie la vie marine ».

« Cet article cristallise les choix qui se présentent à nous », estime Malin Pinsky, océanologue de l’Université Rutgers, dans le New Jersey, et co-auteur d’une tribune libre parue en même temps que l’étude. « Ça a tout l’air d’une occasion unique dans l’histoire de l’humanité de préserver l’avenir de la vie sur la planète. »

 

UNE EAU TROP PAUVRE EN OXYGÈNE

La clé de la nouvelle étude publiée par Denise Breitburg et Justin Penn, auteur principal et enseignant-chercheur associé à Princeton, n’est pas seulement de connaître l’impact de l’augmentation des températures sur l’oxygène présent dans les océans, mais également de savoir comment la vie marine se sert de cet oxygène.

Des études parues ces quinze dernières années montrent que les zones de l’océan naturellement pauvres en oxygène s’étendent rapidement, quoique de manière irrégulière, et évincent la vie marine vers des bandes aquatiques toujours plus étroites, riches en oxygène, et situées près de la surface. Ces régions désoxygénées (le golfe du Bengale, le large de l’Afrique de l’Ouest, de larges portions de l’est du Pacifique, etc.) ont gagné près de 4,5 millions de kilomètres carrés depuis les années 1960 et s’étendent vers la surface au rythme d’un mètre par an environ. Au large de la Californie du Sud, à 200 mètres sous la surface, près d’un tiers de l’oxygène a disparu à certains endroits au cours des vingt-cinq dernières années. Les zones marines complètement privées d’oxygène ont été multipliées par quatre depuis le milieu du siècle dernier.

À l’inverse des zones mortes côtières, comme celle qui apparaît régulièrement dans le golfe du Mexique, ces zones à faible taux d’oxygène ne sont pas la conséquence d’une pollution par les nutriments ruisselant depuis les terres. Elles sont plutôt dues à une augmentation des températures. Quand la surface de l’eau se réchauffe, ces zones absorbent moins d’oxygène dissous depuis la surface. Comme l’eau chaude est plus légère que l’eau froide qui se trouve au-dessous, le brassage des océans est réduit et moins d’oxygène parvient à se frayer un chemin vers les profondeurs.

Ce fait nouveau perturbe d’ores et déjà la vie marine : il prive certaines espèces d’une partie de leur habitat et produit une concentration de proies pour les espèces prédatrices. Les Istiophoridae comme les marlins ou les voiliers réduisent de plusieurs dizaines de mètres la profondeur de leurs descentes pour chasser. Avec les requins, les thons, les morues du Pacifique, les harengs et les maquereaux, ils passent désormais plus de temps agglutinés près de la surface, ce qui augmente le risque de se faire attraper par une flottille de pêche (ou par des oiseaux et des tortues de mer).

Mais d’autres changements se produisent. Et certains sont étranges. Certaines espèces de crabes et de calamars ont du mal à voir lorsque leur environnement est pauvre en oxygène. Les populations de zooplancton, minuscule organisme servant de nourriture aux animaux marins plus grands, ne pourront pour la plupart pas supporter de nouvelles pertes d’oxygène sans se déplacer vers de nouveaux horizons (celles-ci ont déjà atteint leur seuil de tolérance). La pauvreté en oxygène entrave la reproduction de certains poissons et accroît les maladies chez d’autres.

Mais le bouleversement le plus important concerne la respiration. Plus il fait chaud, plus les animaux ont besoin d’oxygène pour satisfaire leurs besoins énergétiques. Ceci alors que les réserves d’oxygène dans l’océan diminuent.

« C’est vraiment, vraiment perturbant », s’inquiète Matthew Long, océanologue du Centre national pour la recherche atmosphérique (NCAR). « Au fur et à mesure que le réchauffement planétaire progresse, nous faisons changer l’état métabolique élémentaire du plus grand écosystème terrestre. »

 

UN SCÉNARIO IMPROBABLE MAIS INSTRUCTIF

Justin Penn et Curtis Deutsch ont recueilli des données métaboliques concernant des dizaines et dizaines d’animaux marins, des crustacées aux requins, vivant dans tous les océans, sous toutes les latitudes et à toutes les profondeurs pour savoir de quelle quantité d’oxygène chacun d’eux a besoin pour survivre. Ils ont réuni des données montrant l’ampleur du réchauffement puis ont eu recours à des simulations par ordinateur pour découvrir comment le seuil de tolérance hypoxique et la taille minimum de l’habitat dont les espèces allaient avoir besoin était susceptible d’évoluer à mesure que les températures augmentent.

« Il y a beaucoup de bonnes raisons de croire que nous avons là un aperçu global et que nous parvenons à saisir un spectre large même en ne nous intéressant qu’à un nombre relativement restreint d’espèces », affirme Curtis Deutsch.

Il est indubitable que certaines espèces telles que le thon se déplaceraient si leur habitat venait à être trop restreint tandis que des espèces moins mobiles comme le corail ne bénéficieraient pas de cette option. Grâce au registre fossile, le duo a également pu prendre connaissance de la quantité d’habitat qu’il fallait perdre pour qu’une espèce ou une population locale s’éteigne. Ils ont calibré leurs modèles et leurs projections à l’aide des changements océaniques qu’ils avaient modélisés en 2018 pour leur étude sur l’extinction de la fin du Permien.

Ils ont découvert que dans le pire scénario d’émissions (celui dans lequel celles-ci continuent de s’envoler, qui semble désormais improbable selon de nombreux chercheurs), le réchauffement des océans et la perte d’oxygène causeraient l’extinction de plus d’espèces d’ici à la fin du siècle que tous les autres facteurs de stress marin combinés (surpêche, pollution, etc.) Mais ces pertes ne seront pas distribuées de manière homogène. Ce sont les mers tropicales qui perdraient le plus d’espèces, quoique beaucoup d’entre elles survivraient en se déplaçant vers des régions plus froides. Les animaux vivant principalement sous des latitudes plus élevées, par exemple dans le très fécond Pacifique Nord, où s’approvisionnent la plupart des pays d’Amérique du Nord, seraient encore plus vulnérables.

« Les espèces tropicales ont bien plus de chances de survivre car les conditions chaudes et hypoxiques se généralisent dans le monde et ces espèces se sont déjà adaptées à ce type d’environnement, explique Justin Penn. Les espèces [des zones] froides et riches en oxygène n’ont nulle part où se réfugier. » Le même schéma (risque d’extinction accru pour les espèces polaires) a été détecté dans le registre fossile de l’extinction de la fin du Permien.

Avec Curtis Deutsch, ils en tirent une conclusion dramatique :  si les émissions de gaz à effet de serre sont toujours aussi intenses à la fin de ce siècle, la Terre connaîtra autour de l’an 2300 une extinction de masse comparable à celle qui s’est produite à la fin du Permien. Ce scénario a beau être improbable (l’avènement du solaire et de l’éolien devraient réduire la demande en énergies fossiles, quoique trop lentement), les leçons qu’il nous enseigne n’en sont pas moins utiles. Même si l’avenir s’annonce moins désespéré, les mécanismes même qui ont anéanti la vie marine il y a 252 millions d’années restent à l’œuvre. (Les quatre autres extinctions de masse sont dues à d’autres types de bouleversements allant d’un refroidissement mondial à des impacts d’astéroïdes).

Pour Karen Wishner, océanographe de l’Université de Rhode Island, la nouvelle étude constitue « une tranche de travail impressionnante ». Les chercheurs parviennent « à vraiment saisir une vue d’ensemble ». Mais, ajoute-t-elle, la vie dans les océans est complexe et il y a encore beaucoup à apprendre sur la façon dont les animaux sont susceptibles de réagir aux évolutions de leur environnement. « Individuellement, les espèces ont leurs propres façons de s’adapter », indique-t-elle.

Selon Curtis Deutsch, la chose importante à retenir, c’est que la disparition de ces espèces est prévisible. « Le changement est plutôt linéaire », commente-t-il. Pour chaque 0,5°C d’augmentation de la température, les extinctions d’espèces augmentent de quelques pourcents.

Autrement dit, même si nous parvenons à juguler rapidement nos émissions, certaines pertes seront inévitables ; la température du globe a déjà augmenté en moyenne d’environ 1°C. Mais si nous parvenons à nous maintenir sous la barre des 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle (ce qui est prévu par l’accord de Paris signé en 2015), les pertes seraient circonscrites sous la barre des 10 %.

Sur 2,2 millions d’espèces marines, cela « représente tout de même un nombre gigantesque », déplore Justin Penn. « Mais c’est un ordre de grandeur inférieur à ce qu’il pourrait être. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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