Comment l’esclavage a contribué à l’essor de la sorcellerie

Conséquence inattendue de la traite transatlantique, la foi en la sorcellerie et sa pratique se sont accrues chez les victimes et leurs descendants, en Afrique, mais aussi en Amérique.

De Taïna Cluzeau
Publication 12 mars 2020, 14:53 CET
109 esclaves africains ont survécu au cruel voyage long de six semaines entre l'Afrique de l'Ouest ...
109 esclaves africains ont survécu au cruel voyage long de six semaines entre l'Afrique de l'Ouest et l'Alabama. Ils étaient enfermés dans l'étroite cale de la goélette Clotilda, initialement construite pour transporter des marchandises et non des être-humains. C'est grâce aux caractéristiques uniques de conception du navire, comme ses dimensions, que les archéologues ont pu identifier l'épave.
PHOTOGRAPHIE DE Jason Treat et Kelsey Nowakowski, NG Staff. Art : Thom Tenery

Plus de 10 millions : c’est le nombre d’Africains qui ont été asservis durant la traite négrière, entre le XVIe et le XIXe siècle, la majorité ayant été déportés dans les Caraïbes et en Amérique latine. Conséquence inattendue de ce trafic, selon une étude publiée dans l’European Economic Review en février 2020 et menée par l’économiste américain Boris Gershman : tant sur le continent africain, dans les populations victimes de la traite, que chez les descendants des esclaves en Amérique latine, la foi des populations en la sorcellerie s’est renforcée.

 « Notre analyse révèle que les groupes ethniques qui ont été les plus sévèrement touchés pendant la traite sont plus susceptibles de croire à la sorcellerie aujourd’hui », pointe-t-il. En quoi l’esclavage a-t-il favorisé ce phénomène ? D’abord, suggère l’étude, les souffrances qu’il a engendrées ont pu être interprétées comme étant un produit de la sorcellerie. Les marchands européens d’esclaves et leurs complices locaux avaient tous les attributs des sorciers, s’enrichissant littéralement aux dépens de la vie d’autrui.

Les archéologues marins ont mis au jour des clous, des pointes et des boulons utilisés pour fixer les poutres et les planches du navire. Forgées à la main, ces attaches étaient courantes sur les goélettes construites au milieu du XIXe siècle.
PHOTOGRAPHIE DE Mark Thiessen, National Geographic

L’historien américain James Sweet, cité dans la publication, raconte en outre que, pour les Centrafricains, la traversée de Kalunga (l’océan Atlantique) à bord des navires négriers s’apparentait à une mort orchestrée par des sorciers, qui se nourrissaient de corps noirs au pays des morts (l’Amérique). Les « bénéfices » tirés de ces corps noirs étaient ensuite restitués à l’Afrique sous forme de marchandises : les locaux croyaient ainsi que l’huile de cuisson était extraite de la chair des victimes, que les vins rouges vendus par les commerçants portugais étaient leur sang et les fromages européens, leurs cerveaux. Quant à la poudre à canon, ils estimaient que c’était la cendre provenant des os des Africains brûlés par les Européens. Et si les négriers pouvaient s’appuyer sur des collaborateurs locaux, c’est que ceux qui échouaient à rassasier l’appétit des sorciers blancs pour les corps noirs risquaient eux-mêmes d’être mangés.

Parallèlement, les procès traditionnels pour sorcellerie, en usage en Afrique, constituaient un moyen d’augmenter le nombre d’esclaves. Les personnes reconnues coupables se retrouvaient ainsi vendues en guise de punition. « L’historien américain Walter Hawthorne a observé qu’en même temps que le nombre de navires négriers arrivant à Bissau et Cacheu (ndlr : dans l’actuelle Guinée-Bissau) après 1750 augmentait, la fréquence des accusations et des procès pour sorcellerie aussi », décrit Boris Gershman. Ces pratiques ont renforcé la croyance en la figure du sorcier dans les populations concernées, mais pas nécessairement dans l’existence d’esprits ou d’objets protecteurs.

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    Les archéologues marins ont récupéré des clous, des pointes et des verrous utilisés pour sécuriser les poutres et les planches du navire. Fabriquées à la main en fer forgé, ces attaches étaient courantes dans les goélettes construites à Mobile au milieu du XIXe siècle.
    PHOTOGRAPHIE DE Mark Thiessen, National Geographic

    La crainte de la sorcellerie a également traversé l’Atlantique. « Tout comme en Afrique, celle-ci était invoquée par les esclaves pour expliquer leur situation malheureuse sur cette terre inconnue, mais, associée à des pratiques et à des rituels, elle est aussi devenue un puissant outil de résistance culturelle contre les propriétaires identifiés comme sorciers », avance le chercheur. D’un côté, les esclaves considéraient les rites chrétiens – par exemple, le baptême – comme un moyen de maintenir l’enchantement des Européens. De l’autre, les maîtres et les représentants de l’Église voyaient les esclaves comme des sorciers et leurs pratiques étaient craintes.

    Résultat, selon une étude du Pew Research Center menée en 2013 et 2014 dans dix-huit pays d’Amérique latine et des Caraïbes**, 57 % des Latinos-Américains croient à la sorcellerie (de 45 % en Bolivie à 75 % au Honduras). « Encore aujourd’hui, ces croyances servent à expliquer toutes sortes de malchances, entre autres les maladies, les décès, les mauvaises récoltes, les faillites… », détaille Boris Gershman, qui réunit actuellement un ensemble de données mondiales sur les croyances dans le surnaturel. Selon le chercheur, de telles croyances ont des conséquences sociales importantes. Outre les punitions infligées aux personnes accusées de sorcellerie – qui vont de l’expropriation à la condamnation à mort –, la peur d’être victime de sorcellerie ou d’être soi-même accusé de lancer des sorts est prégnante, avec comme conséquences une moindre confiance entre les individus, ainsi que moins d’actes de générosité et d’activités de groupe.

    *Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, République dominicaine, Équateur, Salvador, Guatemala, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, Uruguay et Venezuela

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