Le racisme systémique tue. Manifester ne suffira pas.

Quand la pandémie ne sera plus qu’un lointain souvenir, quand les manifestations s’essouffleront, qu'est-ce qui aura changé ?

De Ruddy Roye
Photographies de Ruddy Roye
Publication 9 juin 2020, 17:33 CEST
Lors d’une manifestation à New York, Nicole Harney (à gauche) et son fils, Justin, se tiennent ...

Lors d’une manifestation à New York, Nicole Harney (à gauche) et son fils, Justin, se tiennent devant une fresque représentant Malcolm X et Harriet Tubman. Nicole a fondu en larmes en regardant la vidéo de George Floyd qui, en rendant l’âme, appelle sa mère. « Trop c’est trop », dit-elle. « Je n’en pouvais plus de suivre les nouvelles sur les réseaux sociaux. Je devais absolument venir manifester. »

PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye, National Geographic

Tous les soirs à New York, à 20 heures, on applaudit le personnel qui continue de lutter en première ligne contre le coronavirus. Je trouve ça hypocrite. Certes, on veut se montrer solidaire, on veut faire preuve d’empathie mais le geste, à lui seul, ne suffit pas. Dans cette ville, près de 75 % des employés de supermarchés, des conducteurs de trains et de bus, des concierges et des livreurs, entre autres, font issus des minorités. Eux ne peuvent obtenir de prêt pour s’acheter un logement dans les quartiers où ils travaillent ou ont envie de vivre. Ou encore se procurer des aliments sains et nutritifs dans leurs quartiers. Ou même accéder à des soins de santé de qualité. Ces individus qui applaudissent tous les soirs, depuis leur fenêtre ou leur balcon, ne peuvent même pas s'imaginer à quoi ressemble le quotidien de ces personnes-là.

À New York, les communautés de couleur à très faible revenu sont les plus durement touchées par la pandémie. Selon les premières données, les Noirs et les Latinos sont deux fois plus susceptibles de mourir de l'épidémie de COVID-19 que les Blancs. Les travailleurs en première ligne que j’ai photographiés sont ces mêmes personnes qui font face à la violence et au racisme systémiques. Une répression qui a déclenché une vague de protestation à travers les États-Unis.

À Brooklyn, on dénonce les violences policières. Certes, les manifestations sont des espaces privilégiés pour exprimer sa colère et évacuer sa frustration mais les revendications de changement durable se perdent, affirme le photographe Ruddy Roye.

PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

Un banlieusard porte un masque lors d’un trajet en bus dans le Bronx. Environ 75 % des travailleurs de première ligne font partie des minorités.

PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

J’ai commencé à couvrir les manifestations contre le racisme et les violences policières quand Trayvon Martin, un adolescent de 17 ans, a été abattu par un vigile bénévole en Floride. Chaque année, les émeutes et les pillages prennent le dessus sur les vrais problèmes. La conversation est détournée avant de devenir productive.

Ce cercle vicieux me met hors de moi.

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    Devant l’église, on peut voir une affiche de Jésus-Christ portant un masque. Il fait signe aux passants de Brooklyn. Avant les manifestations, les rues étaient moins bondées que d’habitude mais de nombreuses personnes devaient aller travailler pour pouvoir payer leur loyer.

    PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

    À New York, le transport en métro est limité en raison de la pandémie, même si nombre d’habitants l’utilisent pour aller au travail. Une grande partie des travailleurs de première ligne n’ont pas les moyens d’habiter dans les quartiers où ils travaillent.

    PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

    La mort de George Floyd ne diffère en rien de celle d’Eric Garner, de Sandra Bland, d’Ahmaud Arber ou de Mike Brown. D’ailleurs, tous ont connu le même sort qu’Emmett Till il y a 65 ans. Les années ont passé mais rien n’a changé depuis. Les conversations que je surprends lors des manifestations sont empreintes de colère et de frustration mais manquent souvent d’histoire, de contenu. Je comprends la rage ressentie. Je comprends qu’on veuille s’en débarrasser. Pourtant, la rage s’estompe avec le temps. Le feu s’éteint. Que nous restera-t-il alors ?

    Il nous faut parler de ces problèmes. Maintenant, on crie sa rage parce qu’un homme, un père de famille a été brutalement tué dans la rue par un policier. C’est la partie visible de l’iceberg. On fait fi des déserts alimentaires, de l’absence d’indépendance économique, du racisme dans les rangs de la police. Il faut lutter contre le racisme systémique. Sinon ce ne serait qu’une partie de Jenga, ce fameux jeu où il faut retirer des pièces en bois puis les remettre en espérant que la tour ne s’effondre pas. Il nous faut repartir à zéro et tout reconstruire.

    Lors d’une manifestation, un homme se faisant appeler « Royal G » est debout sur un poteau le dos tourné à un groupe de policiers. « J’ai été victime d’abus policiers à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la prison » confie-t-il. « J’ai une petite fille de cinq ans, Jayde. Peut-être que ce que je fais aujourd’hui aura une incidence sur sa vie plus tard. Je veux qu’elle soit fière de savoir que son papa a participé à cette manifestation. »

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    Les corps sont transportés dans une camionnette au funérarium Andrew T. Cleckley de Brooklyn. Les autorités ont retiré à l’entreprise funéraire sa licence après que des résidents se sont plaints de l’odeur fétide des corps entassés dans des camions sans système de réfrigération. Le propriétaire et les employés disent avoir été pris de court par l’augmentation rapide du nombre de morts en lien avec la pandémie.

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    Un père et son fils traversent Nostrand Avenue à Brooklyn. Au-dessus d’eux, une bannière appelle le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, à annuler les loyers en raison de la pandémie. Au sein de l’État, les quartiers les plus touchés par le virus sont ceux où le rapport coût du logement-salaire est le plus élevé.

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    Comment ? En organisant des réunions à Union Square et dans d’autres villes à travers les États-Unis. On se sentirait plus puissant, plus autonome. Comme si quelqu’un avait pansé nos plaies. Pour le moment, on sort de plus en plus meurtri des manifestations. Les plaies deviennent de plus en plus béantes.

    Avec la pandémie de coronavirus, les divisions au sein de la ville ont éclaté au grand jour. Avant les manifestations, les rares personnes que je croisais dans les rues ou les transports en commun étaient des personnes de couleur. J’en fais partie. Les travailleurs de première ligne me ressemblent. Comme eux, je ne peux pas me permettre de rester chez moi. Comme eux, je dois payer mon loyer.

    Un bénévole auprès du DRUM (Desis Rising Up & Moving) prépare des provisions alimentaires. Cette association à but non lucratif distribue de la nourriture aux membres de la communauté sud-asiatique et indo-caribéenne du Queens qui n’ont pas accès aux produits alimentaires pour des raisons économiques ou de santé.

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    Par un jour pluvieux, Christian Estrada (à gauche), directeur du United Bronx Food Pantry et Guillermo Brathwaite, un bénévole, déballent des cartons d’aliments qui devraient être distribués à plus de 500 personnes dont ils s’occupent au quotidien. Les communautés à faible revenu ont été gravement touchées par le virus et nombre d’habitants comptent désormais sur des banques alimentaires comme celle-ci.

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    Joan Martin et ses collègues infirmiers n’ont pas quitté le centre de soins où ils travaillent dans le Queens, sachant que de nombreux patients y sont morts à cause du coronavirus. « Nous sommes restés parce que nos patients avaient besoin de nous », souligne-t-elle. « Nous, infirmières et infirmiers des Caraïbes, sommes les piliers de ce centre. »

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    « Nos collègues tombent malades et meurent. Tout comme nos patients. C’est terrifiant », dit Rob Gore, médecin urgentiste et professeur clinicien au Kings County Hospital-SUNY Downstate Department of Emergency Medicine, en parlant des conditions stressantes auxquelles les travailleurs de première ligne ont dû faire face durant la pandémie.

    PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

    La peur nous ronge. Mon ami, un conducteur de bus auprès de la Metropolitan Transportation Authority, m’a fait part d’une angoisse profonde : celle de voir ses collègues mourir sous ses yeux. Plus tard, Rob Gore, médecin au SUNY Downstate Hospital de Brooklyn m’a décrit le même sentiment.

    Après avoir visité ce médecin, je me suis entretenu avec un conducteur, assis dans son corbillard garé à l’entrée de l’hôpital. « Fais un tour du côté du funérarium Andrew T. Cleckley », me lance-t-il. Là-bas, j’ai vu deux semi-remorques réfrigérées, une camionnette et six hommes à la mine cadavérique. Les personnes qui travaillent dans des entreprises funéraires sont rarement déconcertées mais ces hommes-là étaient épuisés. « C’est pire qu’un film d’horreur », l’un d’eux m’a dit. « C’est la première fois que je vois ça. »

    Grâce au propriétaire, Andrew Cleckley, j’ai obtenu la permission de prendre des photos à des funérailles. En Jamaïque où je suis né, on dit qu’il faut pleurer lors de l’enterrement d’un être cher. On pleure quand on naît mais aussi quand on meurt. Les larmes sont les serre-livres de la vie. Lors des funérailles auxquelles j’ai assisté, les membres de la famille ne pouvaient se prendre dans les bras les uns des autres, règles de distanciation sociale obligent. Certes, ils ont pleuré. Leurs sanglots semblaient cependant comme muets, étouffés.  

    Ce funérarium a fait la une des journaux après que les voisins ont alerté les autorités. Les corps étaient entassés dans des camions sans système de réfrigération. Si Cleckley n’a pas avoué les faits, il ne les a pas non plus niés. Il m’a dit qu’il recevait jusqu’à trente appels par jour de personnes qui l’informaient que leurs proches étaient morts à domicile. Elles étaient dans un état d’hystérie et de désespoir alarmant. Lui était complètement désemparé et ne savait plus quoi faire. « C’est la première fois que je suis témoin d’une pandémie. » Sa licence lui a finalement été retirée.

    Les membres de la famille font leurs adieux à Annie Lewis. Durant la cérémonie funéraire, ils ont observé les distances de sécurité mais se sont rassemblés pour fermer le cercueil à l’unisson. En temps de pandémie, le service est réduit et les funérailles plongées donc dans un mutisme total.

    PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

    Les autorités ont retiré la licence du funérarium Andrew T. Cleckley après que des résidents se sont plaints de l’odeur fétide des corps entassés dans des camions non réfrigérés. « Au plus fort de la pandémie, le téléphone sonnait sans arrêt. Les habitants de Brooklyn mouraient à domicile. Les morgues étaient pleines à craquer », indique-t-il. « J’ai fait de mon mieux. Avec le recul, je me dis que j’aurais fait les choses différemment. On apprend. C’est la première pandémie dont je suis témoin. »

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    Ces travailleurs font du mieux qu’ils peuvent. Certains ont décidé d’aider de leur propre gré. Un choix d’ordre moral. Cependant, pour la plupart, le choix est économique. Si les propriétaires annulaient les loyers, beaucoup de personnes resteraient chez elles. Les communautés les plus gravement touchées à New York sont aussi celles qui payent leurs logements au prix fort. Près de la moitié des familles de couleur à New York payent plus de 30 % de leur salaire en loyer. S’ils veulent conserver leurs logements, ces travailleurs ne peuvent pas se permettre de rester chez eux.

    Non, aux États-Unis, nous ne sommes pas tous dans le même bateau. Cet élan d’empathie qui a donné naissance à des applaudissements tous les soirs va bientôt s’épuiser. L’engagement de la communauté blanche se limite souvent à brandir un bout de carton et à manifester dans les rues l’espace de quelques jours. Aux personnes qui applaudissent, je demande ceci : combien d’entre vous ont écrit à leur conseil municipal au nom des communautés de couleur ? Les hommes politiques ne s’intéressent aux personnes de couleur qu’une fois les élections venues. En l’absence de pandémie, qui plaidera en leur faveur ?

    Les manifestants se rassemblent devant le Barclays Center à Brooklyn avant de se rendre à Manhattan par le pont de Brooklyn.

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    Pour moi, les manifestations à New York sont étranges, empreintes d’hypocrisie, surréalistes même. Au début, je ne voulais pas y participer. Je ne voulais pas voir des Blancs brandir des affiches pour me dire qu’ils « comprenaient ma rage ». Cependant, je ne pouvais pas rester chez moi. Je voulais montrer l’agonie des communautés dont je fais partie. Montrer la détresse de Nicole Harney qui a poussé des cris en voyant George Floyd lancer un appel de détresse à sa mère. Elle a pensé à Justin, son fils de 23 ans. Tous deux ont décidé que des publications Twitter ne feraient pas l’affaire. Ils devaient sortir de chez eux. Ils devaient manifester.

    Historiquement, les manifestations pour les droits civiques nous renvoient les images d’une foule formée à 90 % de Noirs. Il était question de notre colère, de notre rage, de notre sang. Cette semaine, j’ai vu plus de Blancs que de Noirs dans les rues. Je pense que les Noirs sont désabusés. Nous vivons dans un monde qui persécute les personnes de couleur depuis 400 ans, avant et après l’abolition de l’esclavage.

    Difficile d’imaginer une révolution couronnée de succès quand les personnes qui manifestent ne représentent pas les personnes les plus touchées. Je préfère voir uniquement des Noirs lors des émeutes et des scènes de pillage. Je préfère voir uniquement des Noirs se faire arrêter. Attention, je n’incite pas à l’adoption de ces tactiques mais, au moins, je sais que la rage serait authentique.

    Les hôpitaux et centres de soin de New York sont pleins. Les habitants traînent dans les parages « au cas où j’ai besoin d’assistance », me dit un homme.

    PHOTOGRAPHIE DE Ruddy Roye

    Un habitant de Brooklyn lance une vidéo en direct sur sa page Instagram. « La nouvelle normalité ». La pandémie est l’occasion pour les New-Yorkais de partager leurs propres histoires en ces temps de crise.

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    Au lieu des sit-in de solidarité, les Blancs qui sont véritablement avides de changement devraient mettre en place des plans d’action et les appliquer au sein de leurs familles, amis et communautés. Ceux qui ont véritablement pris conscience de la situation doivent impérativement montrer aux autres le droit chemin. Porter la lutte dans des endroits auxquels la communauté noire n’a pas accès. Je doute que les manifestations soient le meilleur moyen de sensibiliser le grand public américain à notre cause. C’est souvent la rage qui alimente les manifestations. Rarement la raison.

    Une pandémie et des manifestations en tandem. Cela me ramène quelques années en arrière, à Mobile dans l’Alabama. Un homme blanc a tenu à ce que je rencontre sa maman, une femme noire. J’ai d’abord cru à une plaisanterie mais il n’en était rien. Cette femme avait élevé sa mère et animé ses heures de jeux quand elle était enfant. Lorsqu’elle a grandi et a eu, à son tour, des enfants, cette même femme les a élevés. Ils ont fréquenté de bonnes écoles. Des écoles où les enfants de cette femme noire n’étaient pas les bienvenus. Elle a rarement vu ses propres enfants et personne n’a jamais pris leur défense.

    Au croisement des rues MacDonough et Stuyvesant, on a allumé des cierges en hommage à Lloyd Porter, décédé des complications de la COVID-19. Ancien acteur, Porter a fondé Bread Stuy, une boulangerie très appréciée du quartier Bedford-Stuyvesant. Une mort subite après un séjour d’un mois à l’hôpital. Sa femme et sa fille ne se trouvaient pas à son chevet. Il n’avait que 49 ans.

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    L’épisode de l’Alabama restera à tout jamais gravé dans ma mémoire. Il vit en moi, il me colle à la peau. Il a changé ma perception du monde. La place des travailleurs pauvres ne changera jamais au sein de la société. En ce moment, ils ont été élevés au rang de héros nationaux parce que, symboliquement, on se sent engagés. Très vite, ils retomberont dans l'oubli.

    Quand la pandémie ne sera plus qu’un lointain souvenir, quand les manifestations s’essouffleront, le cours normal des choses reprendra comme si de rien n’était. On cessera d’applaudir tous les soirs. Ces femmes, ces hommes, qui ont mis leur vie en péril, qui ont vu leurs collègues mourir, redeviendront simplement des Noirs qui vivent à Bedford-Stuyvesant, Washington Heights ou dans le Queens.

    Quant à nous, nous n’oublierons pas les manifestations. On nous rebattra les oreilles avec ces pertes de plusieurs millions de dollars essuyées par les entreprises. On entendra parler de chaque centime. On ne dira rien sur la révolte. On ne dira rien sur ces personnes dont les droits ont été bafoués, piétinés par la police. Rien ne changera.

     

    Radcliffe « Ruddy » Roye est un photographe jamaïcain qui habite à Brooklyn. Il a couvert les conséquences de l’ouragan Katrina, le mouvement Black Lives Matter, le problème de l’itinérance chronique ainsi que les questions de race et de justice dans des projets comme Black Portraiture, I Can’t Breathe et When Living is a Protest. Visitez son site web et suivez-le sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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