Comment les Afghans transmettent-ils leur culture loin de chez eux ?

Après avoir fui le nouveau gouvernement taliban, des guides touristiques d’un genre nouveau espèrent continuer de promouvoir le riche héritage afghan.

De Robyn Huang, Matthew Reichel
Photographies de Matthew Reichel
Publication 21 sept. 2021, 10:50 CEST
Le parc national de Band-e-Amir

Le parc national de Band-e-Amir était une destination privilégiée des guides touristiques en temps de paix. Après la récente prise de pouvoir par les talibans, de nombreux tour-opérateurs ont dû rejoindre les rangs des centaines de milliers d’Afghans qui ont fui le pays par crainte pour leur sécurité.

PHOTOGRAPHIE DE Matt Reichel

Pendant les années de paix, Noor Ramazan et une communauté resserrée de quelques dizaines de guides touristiques et de chauffeurs d’Afghanistan ont initié les voyageurs de passage aux merveilles historiques et naturelles d’un pays dont on entend surtout parler pour ses guerres et ses soulèvements.

« Nous voulions juste que les gens sachent que le pays comporte des aspects positifs », explique Noor Ramazan.

En des temps meilleurs, une beauté naturelle éblouissante et des aventures incomparables attendaient les touristes qui se rendaient en Afghanistan : des sommets enneigés du Pamir aux montagnes de l’Hindou Kouch en passant par l’éblouissante architecture islamique et les monuments historiques, la gastronomie, les textiles, un savoir-faire et une hospitalité au croisement des cultures pachtoune, perse, hazara et turcique.

Mais après le cataclysme de la mi-août, la prise de pouvoir violente des talibans et la chute éclair du gouvernement afghan soutenu par les Américains, Noor Ramazan et d’autres voyagistes ont compté parmi les centaines de milliers d’Afghans qui ont fui le pays par crainte pour leur sécurité.

« Traditionnellement, les talibans n’ont jamais vraiment compris le tourisme. Ils voyaient les touristes comme des infidèles, et les guides comme les esclaves des infidèles, explique Noor Ramazan. Donc les guides touristiques sont en danger. »

Noor Ramazan, guide touristique, est emmitouflé dans un foulard et un patu, un châle traditionnel, pour se protéger des vents hivernaux des montagnes de la province de Bamyan.

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Deux bergers Hazaras surveillent leur troupeau au pied des montagnes de Mirsha Khuja, dans la province rurale de Bamyan. Lors des excursions qu’il organisait, Noor Ramazan emmenait souvent les touristes s’immiscer dans la vie quotidienne des habitants de la région.

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UN SECTEUR TOURISTIQUE FRAGILE

Avant de lancer son agence de voyage en 2016 (Let’s Be Friends Afghanistan), Noor Ramazan était agent de sécurité pour une ONG américaine qui s’occupait de projets liés à l’agriculture dans le nord de l’Afghanistan. Il s’est surpris à convaincre des collègues expatriés de visiter des sites touristiques comme la mosquée bleue à Mazar-i-Sharif et à les inciter à aller découvrir le pays au-delà des murs de leur bureau. Pour garantir leur sécurité, Noor Ramazan mettait en œuvre les mêmes mesures que lorsqu’il travaillait pour l’ONG et contactait la police de la région plusieurs fois pour se tenir au courant des conditions de sécurité avant toute visite.

En 2016, il a décidé de se consacrer au tourisme à temps plein. D’après lui, au début, il n’avait qu’un ou deux clients par an. Mais après qu’il a été découvert par une flopée d’influenceurs voyage sur les réseaux sociaux, sa clientèle régulière est passée à 200 voyageurs annuels en 2020, et ce malgré les contre-indications de nombreux gouvernements liées aux risques de conflit, d’enlèvement et de terrorisme.

Noor Ramazan proposait des visites guidées des mosquées et des citadelles historiques de villes importantes comme Herat ou Kandahar. Il proposait aussi un aperçu de la vie quotidienne en organisant des rencontres avec des artisans, des photographes urbains et des professeurs. Des youtubeurs célèbres comme Yes Theory et Drew Binsky ont posté des vidéos de leur périple à travers le pays en compagnie de Noor Ramazan qui ont été visionnées des millions de fois.

Il a lancé un partenariat avec d’autres guides locaux indépendants pour s’assurer un renfort sur le terrain. Parmi eux, on retrouve Sajjad Husaini, skieur professionnel et guide de montagne originaire de Bamyan, qui lorgne sur une médaille aux jeux d’hiver de 2022. Ce dernier a emmené des touristes faire de la randonnée en montagne et organisé des nuitées chez l’habitant près de Bamyan et à Daykandi, province du nord du pays qui regorge de paysages spectaculaires. Il a également organisé des itinéraires consacrés au ski et au cyclisme.

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    Dans cette photo datant de 2019, une famille afghane observe Kaboul depuis le panorama de la colline Bibi Mahru.

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    Des maisons en brique d’argile en rang sur des collines dorées près de la ville de Bamyan. Elles ont été conçues pour se fondre dans le paysage.

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    À Band-e-Amir, seul parc national d’Afghanistan, on peut admirer ces lacs turquoise nichés dans les montagnes de l’Hindou Kouch. C’est une destination touristiques populaire chez les gens de la région qui aiment à longer leurs rives, à y dîner dans des stands de barbecue et à randonner en surplomb des eaux.

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    Aux mois de mai et de juin, alors même que la situation politique se dégradait, Noor Ramazan continuait de recevoir des demandes de clients potentiels, dont certains disaient que ce pourrait bien être leur dernière chance de voir le pays avant un moment. L’Afghanistan est d’ailleurs un des seuls pays à avoir accueilli des touristes pendant toute la durée de la pandémie.

    Dans les années 1970, l’Afghanistan a connu un âge d’or du tourisme avant d’être accablé par des décennies de conflits. D’après son Ministère des affaires étrangères, quelque 90 000 touristes allaient voir chaque année des monuments comme les Bouddha du VIe siècle à Bamyan (statues détruites par les talibans en 2001), le minaret aérien de Jar, et le bazar animé de Chicken Street, à Kaboul.

    Mais l’invasion soviétique de 1979 a inauguré plus de quarante années de guerre et de troubles civils et détrôné le pays de la place qu’il occupait sur le hippie trail, l’itinéraire qu’empruntaient les hippies pour se rendre en Inde. Le chiffre de 15 000 à 20 000 touristes annoncé par le gouvernement en 2013 est très vraisemblablement gonflé, car il inclut les visas attribués aux travailleurs humanitaires et aux journalistes.

     

    FAIRE ÉVOLUER LES PERCEPTIONS

    En 2011, avant que Noor Ramazan n’aide à faire à connaître le tourisme afghan sur les réseaux sociaux, Gul Hussain Baizada a créé une des premières agences de voyages post-talibans, Silk Road Afghanistan & Travel. Il a depuis reçu plus de 3 000 clients dans le pays. Il est convaincu que tourisme local a le pouvoir de créer des emplois pour les habitants et, ce faisant, de stimuler l’économie afghane. Il a même fini par recruter la seule guide touristique féminine du pays, Fatima Haidari.

    L’idée de relancer le tourisme afghan lui est venu lorsqu’il travaillait pour la fondation Aga Khan, en 2009. Cette année-là, on l’a envoyé au Népal en éclairage pour observer les initiatives d’écotourisme dans ce pays célèbre pour ses randonnées. À son retour, on lui a demandé de concevoir le premier programme de ski d’Afghanistan, dans la province montagneuse de Bamyan, dans l’est du pays.

    Il a dû jouer des coudes pour trouver un sponsor pour la première équipe de ski féminine du pays. Toutefois, grâce à l’implication de sa femme et grâce à des efforts de recrutement au sein de la communauté, le sport féminin s’est épanoui petit à petit au point de faire désormais la fierté des habitants de Bamyan. D’autres programmes sportifs et de tourisme local n’ont pas tardé à suivre, notamment des itinéraire de randonnée, de cyclisme et d’escalade.

    « À Bamyan, l’arrivée du tourisme a complètement changé le mode de vie, confie Gul Hussain Baizada. Avant, Bamyan était plus conservatrice que les autres régions. Mais aujourd’hui, vous pouvez voir que les gens sont décontractés et tolérants. Les familles sont ouvertes d’esprit. Tout cela est dû au tourisme. »

    Des touristes afghans arpentent le stupa de Takht-e Rostam, qui date du IIIe siècle, et se trouve aux abords du village de Haibak, dans la province septentrionale de Samangan.

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    Un vendredi, des fidèles arpentent le parvis de la mosquée Hazrat Ali Mazar (ou mosquée bleue) de Mazar-i-Sharif juste après Salat Maghrib, la prière du coucher du Soleil.

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    D’après Sajjad Husaini, Bamyan a retrouvé son statut d’oasis du tourisme vers 2012, année qui a vu le nombre de visiteurs croître grâce à la sécurisation des routes aux alentours de Kaboul. On a alors considéré que cette région abrupte faite de montagnes, de lacs et de villages bucoliques était, au même titre que le corridor du Wakhan, langue de territoire afghan séparant le Pakistan du Tadjikistan, était assez sûre pour que des projets tangibles de tourisme local puissent s’y développer.

    « L’argent généré par le tourisme a permis d’embaucher de nombreux habitants – des chauffeurs, des guides mais aussi des femmes qui travaillent dans le secteur de l’artisanat – et de [soutenir financièrement] des boutiques et des restaurants. Nous avons aussi loué les maisons de certaines familles, ce qui a généré un revenu pour la communauté », explique Sajjad Husaini.

    Mais en matière de sécurité, la situation s’est détériorée à partir de 2019 et cela a ralenti le rythme des arrivées à Bamyan. « L’insécurité sur les routes et les vols irréguliers ont été les plus gros problèmes », se lamente-il.

    Les zones densément peuplées comme Kaboul, Kandahar et Herat n’étaient pas toujours considérées comme sûres pour les voyageurs ; des voyagistes comme Noor Ramazan et Gul Hussain Baizada ont dû conduire des contrôles de sécurité approfondis.

     

    SOUTIEN ET INCERTITUDE

    Que réserve l’avenir au tourisme afghan ? Noor Ramazan et Gul Hussain Baizada essaient de garder l’esprit ouvert. « Il est trop tôt pour juger, affirme Noor Ramazan. Pour le moment je ne suis pas optimiste. »

    L’impression de Gul Hussain Baizada fait écho à celle de son homologue. « Il est difficile de savoir si les talibans vont accepter le tourisme ou le rejeter. Si ce sont les talibans des années 1990, nous n’avons aucun espoir », déplore-t-il. Les deux guides sont Hazaras, une des plus importantes minorités ethniques d’Afghanistan. À travers l’histoire, les groupes insurgés comme les talibans les ont persécutés pour leur pratique du chiisme (courant qui demeure minoritaire dans un pays à majorité sunnite) mais aussi pour leurs traits eurasiens et leurs traditions héritées de l’ancienne Perse.

    Noor Ramazan et Gul Hussain Baizada se font du souci pour leurs collègues qui sont restés en Afghanistan, ces guides et chauffeurs sans revenu stable qui risquent d’être persécutés par les talibans pour avoir travaillé avec des étrangers. Des efforts continus sont faits pour exfiltrer davantage de membres de la communauté.

    Des voyagistes du monde entier ont d’ailleurs fait cause commune avec les tour-opérateurs afghans et les ont aidés pour l’envoi de visas, la collecte de fonds et leur ont apporté un soutien moral. Une alliance de six agences de voyage a permis de collecter à ce jour près de 60 000 euros pour le relogement des guides et de leur famille.

    Pendant ce temps, les guides qui ont réussi à fuir essaient de se faire à leur nouvelle vie loin de chez eux. Noor Ramazan se trouve en Australie, tandis Gul Hussain Baizada, Sajjid Husaini et Fatima Haidari se sont réfugiés en Italie.

    Gul Hussain Baizada voudrait créer en Italie des circuits touristiques sportifs, notamment de randonnée et de cyclisme, gérés par des réfugiés afghan. En Australie, Noor Ramazan veut ouvrir une maison culturelle dédiée à l’Afghanistan qui proposerait des séminaires sur la gastronomie, l’art, l’histoire et la culture.

    Il insiste pour que l’Afghanistan ne tombe pas aux oubliettes. « Nous sommes capables de faire persister cela. Je veux continuer à parler de et à faire découvrir l’Afghanistan même loin de chez moi. »

     

    Robyn Huang est une journaliste canadienne spécialisée dans la culture, le genre et la santé mentale. Matthew Reichel est un journaliste canadien et photographe documentaliste qui opère au croisement de la géopolitique, de la nature et du voyage.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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