20 ans après le 11 septembre, l'Afghanistan sur la ligne de crête

Les libertés que les Afghans et Afghanes ont acquises ces vingt dernières années sont menacées depuis la reprise du pays par les talibans, accélérée par la sortie des États-Unis d'une guerre sans fin.

De Jason Motlagh
Photographies de Kiana Hayeri
Publication 2 sept. 2021, 12:17 CEST

L'officier Abdul Ghafoor, 22 ans, monte la garde dans le district de Panjwai en mars 2021, un endroit stratégique sur une route menant à la capitale provinciale de Kandahar, berceau des talibans fondamentalistes, qu'ils ont récupéré le 12 août. Ghafoor rêvait d'étudier la médecine mais a choisi d'entrer dans la police pour l'équivalent de 140 € par mois. Selon ses dires, il n'a pas été payé pendant six mois et a dû repousser son mariage.

PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

La fumée bleue des narguilés qui flotte dans le Cafe Delight, à Kandahar, ferait presque oublier qu’une guerre se déroule au-dehors.

De jeunes cadres affalés dans de profonds fauteuils sirotent des expressos sous des écrans plats diffusant des clips turcs et indiens dans lesquels les corps des danseuses avaient été partiellement censurés.

Voilà ce qu'était l’Afghanistan il y a encore quelques semaines, une société islamique conservatrice. Les clients appartenaient à une génération plus permissive. Devenue majeure depuis la chute des talibans, elle n’a, tout au plus, qu’un vague souvenir du régime oppressif et fondamentaliste qui a interdit la télévision, la musique et le cinéma, il a défendu aux hommes de se tailler la barbe et obligé les femmes à porter la burqa.

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Sumbul Rhea, 17 ans, inscrite à l’Institut national de musique d’Afghanistan, vient d’un village reculé du Nurestan. Les talibans ont enlevé et rançonné son père trois fois, dit-elle, pour avoir laissé ses filles étudier la musique.

Droite: Fond:

Recruté par les talibans, Samiullah, 16 ans, est accusé d’avoir posé une bombe visant les troupes afghanes. Il a été placé dans un centre de réinsertion pour mineurs à Fayzabad.

Photographies de Kiana Hayeri, National Geographic

Après deux ans passés dans la cosmopolite Dubai, Ahmadullah Akbari, le propriétaire du café, est rentré au pays en 2018 pour ouvrir son commerce à Ayno Maina, un ensemble résidentiel moderne et tentaculaire à la périphérie de Kandahar. Avec ses rues bordées d’eucalyptus, ses villas de luxe et ses centres commerciaux, l’enclave sécurisée offre un air de banlieue normale aux Afghans des classes moyenne et supérieure, dont beaucoup sont rémunérés par l’État.

Mais derrière les montagnes dentelées au nord, une tempête menaçait. Enhardis par un accord signé en février 2020 avec les États-Unis, qui a mis sur la touche le gouvernement afghan et ouvert la voie au retrait des forces américaines, les talibans ont resserré leur emprise sur les zones rurales et se sont emparés des villes à une vitesse impressionnante.

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    Le bazar de Kote Sangi, à l’ouest de Kaboul, bruit d’activité en ce matin d’avril 2020, mois du Ramadan. La plupart des 39 millions d’Afghans sont des musulmans sunnites. La minorité chiite est souvent la cible d’attaques sunnites.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Le 15 août, les talibans sont entrés dans Kaboul, alors que le président Ashraf Ghani fuyait le pays et les rues sombraient dans le chaos des détonations. Quelques jours plus tôt, le groupe d'islamistes radicaux s'était emparé de Kandahar, la deuxième ville du pays, et de plusieurs capitales provinciales.

    Les ambassades occidentales, le département d'État américain et le Pentagone ont fait évacuer dans l'urgence le personnel ressortissant présent sur place et certains des Afghans qui travaillaient pour leurs gouvernements respectifs à Kaboul.

    Vingt ans se sont écoulés depuis l’intervention des États-Unis en Afghanistan pour mettre en déroute les terroristes d’Al-Qaida responsables des attentats du 11 septembre 2001 et destituer le régime taliban afghan qui les protégeait. Les chefs talibans se sont réfugiés au Pakistan voisin puis, quand Washington a tourné son attention vers la guerre en Irak, ils ont organisé leur retour. Des capitaux destinés à l’armée et au développement ont été octroyés au gouvernement post taliban. Provenant surtout des États-Unis, cette aide a culminé en 2011 à plus de 150 000 soldats internationaux et près de 7 milliards de dollars (6 milliards d’euros). Malgré ce déploiement, les États-Unis ne sont pas venus à bout des talibans, et ont fini par décider de mettre un terme à ce qui constitue leur plus longue guerre moderne.

    Depuis deux semaines, les militants talibans ont repris presque toutes les grandes villes et contrôlent la plupart des districts locaux des 34 provinces du pays. Plus de trois Afghans sur quatre ont moins de 25 ans : ils sont trop jeunes pour se souvenir du règne de terreur des talibans et, en particulier dans les centres urbains, trop habitués aux libertés pour y renoncer. Dans les zones rurales, certains considèrent le retour des fondamentalistes comme inévitable et préférable, mais beaucoup d’Afghans, façonnés par l’après-2001, sont peu disposés à renouer avec un passé réactionnaire
    et répressif. 

    À environ 8 km de Kandahar, la rivière Arghandab est devenue une ligne de front. Par une belle matinée de mars, un A-29 de l’armée de l’air afghane vire et bombarde en piqué une cible en pisé sur la rive occupée par les talibans. Les activistes ripostent par des tirs de roquettes désordonnés, comme celui qui a tué des civils et transformé un marché voisin en ville fantôme.

    « Des roquettes et des obus sont lancés aveuglément tous les jours », rapporte Hayatullah, un paysan. Il a fui son village il y a plusieurs mois avec seulement ce qu’il avait sur le dos. Il vit à présent dans une seule pièce avec sa femme et ses neuf enfants. Comme des milliers de familles déplacées dans le sud du pays, ils sont dans l’attente d’une aide gouvernementale. Il raconte : « Les combats ont détruit nos maisons et nos cultures, et nous ne sommes pas en sécurité ici. »

    Jadis un refuge pour les nouveaux arrivants du groupe ethnique minoritaire Hazara, le quartier de Dasht-e Barchi à l'ouest de Kaboul a été la cible de terroristes sunnites, dont l'État islamique. Ces dernières années, des lieux saints chiites, une maternité et des écoles de ce quartier ont été les cibles d'attaques, faisant des centaines de morts.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    L’été, la vallée fluviale qui s’apparente à un dense labyrinthe composé de vergers, de canaux et de murs de terre s’épanouit. Une oasis où, il y a dix ans, des rebelles se tenaient en embuscade pour attaquer des soldats américains. La sécurité s’est ensuite améliorée, permettant aux agriculteurs de récolter raisins et grenades. Mais les habitants déclarent que le calme relatif a été détruit par les pots-de-vin, le favoritisme clanique et la cupidité des forces de l’ordre, qui se sont aliéné une population privée des services de base. Vingt-cinq ans plus tôt, le mécontentement envers les chefs de guerre corrompus avait permis aux talibans d’accéder au pouvoir. Aujourd’hui, la corruption alimente à nouveau la renaissance du groupe.

    Il y a quelques années, « Arghandab était le district le plus sûr de la région, déplore Shah Mohammad Ahmadi, un ancien gouverneur de district. Les États-Unis ont fait ce qu’ils auraient dû faire ; il y a eu beaucoup de beaux projets ici. Hélas, certains de nos dirigeants corrompus ont trahi notre pays et n’ont fait que se servir. »

    À la périphérie de Kandahar, Cafe Delight divertit les hommes d'affaires, les fonctionnaires et les jeunes hommes avec des clips musicaux et du sport, souvent après minuit. L'accès aux femmes n'est pas interdit, mais seules quelques-unes sont venues au cours des deux années qui ont suivi son ouverture. Sous les talibans, la musique et la télévision étaient interdites et les femmes ne pouvaient pas quitter leur maison sans un homme de leur famille.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Haji Adam, un ancien d’une tribu qui habite sur la rive tenue par les talibans, constate : « Pendant vingt ans, le monde entier est venu et l’argent a afflué, mais en quoi cela nous a-t-il aidés ? » Selon lui, « rien d’important n’a été construit » à Kandahar depuis que les talibans ont été chassés, en 2001. Le seul hôpital d’envergure de la région, ajoute-t-il, a été construit par les Chinois dans les années 1970.

    Aujourd’hui, l’hôpital Mirwais croule sous les victimes. Au bout du couloir, Lalai, 16 ans, est dans un état critique après avoir reçu une balle perdue tirée dans un quartier aux mains des talibans, à six heures de route. « C’est un orphelin, murmure son oncle. Ses parents ne sont plus là et son frère aîné a été tué il y a trois mois. » Après un mois de soins, l’état de Lalai a empiré. Il est mort dix jours plus tard.

    LE FOSSÉ ENTRE ZONES URBAINES et rurales n’a fait que se creuser en Afghanistan depuis vingt ans, un fait que la classe dirigeante néglige à ses risques et péril. Depuis la fin du xixe siècle, « au moins une douzaine de membres de l’élite rurale sont devenus chefs d’État puis se sont presque complètement coupés de leurs anciennes bases », relate Tamim Asey, ancien vice-ministre de la Défense et fondateur de l’Institute of War and Peace Studies (Institut d’études sur la guerre et la paix, ou IWPS), un groupe de réflexion de Kaboul. C’est une « guerre entre deux visions du monde. D’un côté, il y a les habitants des grandes villes, qui sont plus  progressistes, modérés et instruits. De l’autre, les Afghans des campagnes, conservateurs, qui se sentent ignorés par un État centralisé dirigé par l’élite. »

    Depuis cinquante ans, l’Afghanistan passe de coups d’État en conflits. En 1973, un général a écarté le roi et s’est déclaré président. Cinq ans plus tard, des communistes l’ont assassiné et pris le pouvoir. L’année suivante, l’Union soviétique a envahi le pays pour soutenir les communistes, impopulaires, déclenchant une guérilla qui allait durer dix ans. Puis les États-Unis ont fait passer via le Pakistan des milliards de dollars aux combattants moudjahidine antisoviétiques venus de l’ensemble du monde islamique – dont le djihadiste saoudien Oussama ben Laden –, et ils ont fini par contraindre les Soviétiques à se retirer. Après l’échec d’un accord de partage du pouvoir, les extrémistes se sont divisés en factions opposées. Les talibans sont nés de ce chaos et se sont emparés du pouvoir en 1996.

    Après la prise de son village par les talibans en 2019, Hafiza s’est réfugiée dans cette maison près de Fayzabad. Quand un de ses quatre fils a rejoint les talibans, Hafiza a supplié son chef de le laisser rentrer. « Vous avez donné deux fils au gouvernement et un à la milice [anti-talibans], a-t-il rétorqué. Celui-ci est pour nous. »

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Les talibans n’ont pas tardé à faire la une. La charia [loi islamique] qu’ils imposaient opprimait les femmes et les minorités, détruisait les trésors culturels et protégeait Al-Qaida. Après le 11 septembre 2001, les États-Unis ont envahi le pays pour traquer les auteurs des attentats, mais une autre mission aux objectifs moins clairs a pris forme. Les dirigeants des États-Unis et de l’Otan espéraient que les perspectives économiques et la démocratie ôteraient au pays l’envie de redevenir un refuge terroriste.

    L’éducation, la participation à la vie politique et la condition des femmes se sont améliorées, mais un afflux de fonds étrangers a exacerbé les lignes de fracture entre zones urbaines et rurales. Des contrats d’aide et des contrats militaires ont alimenté une bulle économique dans les villes. Mais la plupart des Afghans ne s’en sortent que grâce à l’agriculture de subsistance, et ce malgré les 144 milliards de dollars (122 milliards d’euros) investis par les États-Unis dans la reconstruction depuis 2001.

    Tout à fait conscient de ces disparités, Hamid Karzai, le premier président élu d’Afghanistan, a lancé d’ambitieux programmes de développement rural. Dirigé par Ashraf Ghani, alors ministre des Finances, le gouvernement central a alloué près de 3 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros) issus de dons internationaux à des conseils communautaires autonomes pour financer des projets prioritaires et des prêts locaux. Les  donateurs ont dépensé des milliards pour construire des routes afin de relier les villages aux marchés. Le mantra maintes fois répété justifiait l'investissement : là où la route se termine commence le territoire des talibans. Ironiquement, les routes les plus modernes ont également aidé les talibans et les trafiquants d'opium à étendre leur réseau.

    « L’accès aux routes, à l’éducation moderne, aux soins médicaux, à l’électricité… tout cela devait contribuer à stabiliser le pays », rappelle Richard Boucher, sous-secrétaire d’État américain pour l’Asie du Sud et l’Asie centrale entre 2006 et 2009. La théorie était bonne, mais la mise en oeuvre, selon lui, erronée. « Nous dépensions beaucoup d’argent pour nous-mêmes et nos sous-traitants, et pas autant pour le peuple afghan. »

    Après quatre semaines dans des avant-postes éloignés, sur la ligne de front, dans la province du Badakchan, des soldats afghans partent en permission. Ils leur faut marcher cinq heures avant d’atteindre Fayzabad, la capitale provinciale. Les talibans ont pris la province au début du mois de juillet, capturant et tuant de nombreux soldats et miliciens alliés.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Des chefs de guerre et des membres de l’élite ont géré des contrats de reconstruction et de sécurité, alimentant des réseaux clientélistes selon leur appartenance ethnique, clanique ou familiale. Selon l’ONG anticorruption Integrity Watch Afghanistan, presque tous les contrats importants sont aujourd’hui encore attribués à des personnes liées à des responsables.

    Un rapport d’octobre 2020 de l’inspecteur général américain pour la reconstruction de l’Afghanistan a conclu que, sur les 63 milliards de dollars (53 milliards d’euros) de fonds affectés à la reconstruction qui ont été examinés, près d’un tiers « a disparu en gaspillage, fraudes et abus ». Une partie de ces fonds s’étale dans la capitale Kaboul, où de prétendus « millionnaires nés du jour au lendemain » se déplacent des gratte-ciel à leurs forteresses résidentielles à bord de SUV blindés suivis de convois armés. Certains ont fait fortune dans de nouvelles industries après 2001, mais des millions en espèces sont sortis clandestinement vers Dubai par des responsables et leurs acolytes, pour être versés sur des comptes en banque ou investis dans des appartements de luxe.

    Abdul Wahab, 28 ans, un ancien combattant taliban qui a rejoint une milice anti-talibans, monte la garde à un avant-poste dans les montagnes Karsai dans la province du Badakhshan. Wahab et 18 autres hommes ont été tués lorsque les talibans ont envahi le pic Karsai les 2 et 3 juillet derniers ; 25 autres hommes ont été pris en otage.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Une culture de la corruption verticale alimentée par des fonds étrangers a eu des effets extrêmement néfastes sur la police. « Si un poste de police a besoin de quinze agents, il n’y en a que trois ; le reste de l’argent est volé », constate l’ancien gouverneur de district dans la province de Kandahar Shah Mohammad Ahmadi.

    Sous-équipée, la police est en outre largement détestée par les habitants qu’elle rackette pour compenser ses salaires impayés et le manque de moyens. « Les talibans ne fournissent aucun  service, ils ne construisent pas de maisons ni de cliniques, mais ils ne volent pas », affirme Abdullah Jan, un agriculteur sans emploi. Un refrain courant parmi la population rurale afghane.

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    Le commandant Ayatullah, 48 ans, ancien combattant moudjahidine, commandait une unité de milice pro-gouvernementale sur Karsai Peak qui comprenait son fils de 17 ans. Il a été tué dans la bataille du 2-3 juillet.

    Droite: Fond:

    Zubaidullah, 16 ans, combattant pro-gouvernemental, a été tué par les talibans lors de la bataille de Karsai Peak.

    Photographies de Kiana Hayeri, National Geographic

    GRÂCE À SES RELATIONS, Mahmoud Karzai a laissé derrière lui une chaîne de restaurants afghans aux États-Unis pour rentrer au pays et prendre part au boom immobilier qui a suivi 2001. Faisant partie des frères aînés du président d’alors, Hamid Karzai, il est devenu le moteur d’Ayno Maina, l’un des ensembles résidentiels privés les plus réussis d’Afghanistan.

    « J’ai toujours pris des risques. Si j’avais un million, je le jouerais à Las Vegas », explique  l’homme d’affaires, tenant salon dans son quartier général au coeur du quartier résidentiel. Plusieurs accusations de malversations ont entaché l’ascension de Mahmoud Karzai. En 2010, un scandale touche la Banque de Kaboul, la plus importante banque privée du pays dont il est le troisième plus grand actionnaire. Des rumeurs annonçant la faillite de  l’établissement déclenchent une ruée qui manque d’entraîner sa chute. Une enquête indépendante a conclu que quelque 900 millions de dollars (760 millions d’euros) avaient été volés à la banque, soit 8 % du PIB du pays à l’époque (12 milliards de dollars, 10 milliards d’euros). Un grand jury américain a par ailleurs enquêté sur Mahmoud Karzai à la suite d’allégations de racket et d’évasion fiscale concernant la vente d’une propriété à Dubai, mais ne l’a jamais inculpé.

    Des jeunes filles de la minorité ethnique ouzbèke sortent du lycée Marshal Dostum, dans la ville de Chebarghan, au nord du pays, dans la province de Djozdjan. Les parents de plus d’une vingtaine d’élèves ont déménagé dans la capitale de la région après que les talibans se sont emparés des districts du sud de la province et ont de nouveau interdit l’éducation des filles, en 2018.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Mahmoud Karzai rejette ces accusations mais reconnaît que sa proximité avec le pouvoir l’a aidé. Quand son frère était président, le  gouverneur de Kandahar lui a transmis par un acte notarié le terrain pour bâtir Ayno Maina. L’homme d’affaires affirme qu’il a commencé avec 50 000 dollars (42 000 euros) prélevés sur ses économies personnelles et grâce à un prêt de 3 millions de dollars (2,5 millions d’euros) obtenu auprès d’un organisme gouvernemental américain.

    « La richesse est arrivée dans le pays et a été consommée par quelques-uns, et j’en fais partie, admet-il sans honte. Malheureusement, la plupart des Afghans n’ont pas touché leur part. Nous avons porté trop l'attention au développement urbain et oublié les zones rurales. Et les zones rurales ont les armes. »

    L’an dernier, le président Ashraf Ghani a nommé Mahmoud Karzai ministre du Développement urbain et rural. Celui-ci a juré de rendre la propriété immobilière plus accessible à une population urbaine en croissance exponentielle. Mahmoud déploie le logement abordable à Ayno Maina et lance un plus grand chantier à Kaboul. Il s’agit d’un ensemble résidentiel à l’américaine de 5 000 ha financé par le gouvernement. « La demande est incroyable », s’enthousiasme-t-il. Si je vends tout, je deviendrai très riche. » Malgré tout, il reconnaît qu’il n’est « pas certain de  l’avenir du pays ». Une fois les États-Unis partis, il s’attend à ce que les talibans « prennent le pays de force ». Si la guerre civile éclate, il partira, assure-t-il. « Je n’ai pas envie de me faire tuer. »

    La députée Raihana Azad circule dans les rues de Kaboul à bord d’un SUV blindé. Elle se rend à une séance du Parlement pour la Journée internationale des droits des femmes. Cette femme au franc-parler de 38 ans a survécu à deux tentatives d’assassinat.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    ASSISE DANS LE BAR FEUTRÉ du Serena Hotel, un cinq étoiles de Kaboul, Raihana Azad, âgée de 38 ans, respire l’assurance de l’élite aisée de la capitale. Députée depuis 2010, elle porte un tailleur noir chic, pas de foulard, et débite à toute vitesse un discours qui emplit la pièce.

    Cette Hazara née dans un coin misérable de la province de Daykundi a eu deux enfants après un mariage arrangé à l’âge de 13 ans. Son histoire aurait pu s’arrêter là, comme pour un nombre incalculable d’autres Afghanes. Mais Raihana Azad est restée à école, a décroché un emploi auprès de l’ONU pour encourager l’éducation des filles et est arrivée à Kaboul, où elle a obtenu un diplôme en droit. Elle s’est servie de l’éducation pour briser les tabous, entamant une procédure de divorce qui a fait d’elle une paria dans sa propre famille. Elle s’est présentée au Parlement, a été élue et enchaîne depuis les mandats consécutifs, sans cacher ni son athéisme ni son divorce.

    Le style d’Azad lui a valu des ennemis. Elle a survécu à un attentat-suicide et à une tentative d’assassinat lors d’une tournée post-électorale. Des menaces de mort l’ont forcée à envoyer ses enfants à l’étranger, à déménager fréquemment et à se déplacer dans un véhicule blindé. « Je n’ai plus peur, assure-t-elle. Je continue de me battre pour que les prochaines générations ne soient pas aussi malheureuses que nous l’avons été. »

    Son chauffeur se fraie un chemin à travers un labyrinthe de murs anti-explosion et de postes de contrôle pour arriver au Parlement, où la députée vient apporter un vote de soutien à une collègue. Les femmes représentent désormais 27 % de l’institution, une part similaire à celle des États-Unis, notamment grâce aux quotas intégrés dans la Constitution adoptée en 2004 après la chute des talibans.

    Raihana Azad se démène pour acheminer des ressources jusqu’à ses électeurs de Daykundi, dont la plupart appartiennent à la minorité  ethnique hazara. Cette région isolée manque d’infrastructures. Le gouvernement et les donateurs étrangers « se concentrent uniquement sur les régions exposées à l’insécurité, constate-t-elle. Comme nous sommes une province exemplaire, on nous a oubliés. »

    Des milliers de Hazaras, des musulmans de la minorité chiite, se rassemblent dans la province de Daykundi à l’occasion de Norouz, le premier jour du printemps. Des extrémistes sunnites ont jugé ce jour férié traditionnel perse « non islamique » et le régime des talibans l’a interdit.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Située à environ 400 km à l’ouest de Kaboul, Daykundi est coupée du monde trois mois par an. En hiver, les routes impraticables paralysent les échanges commerciaux et les déplacements. Même à la belle saison, il faut au moins deux jours pour rejoindre la capitale en voiture, en empruntant une affreuse piste où rôdent bandits et talibans. Sinon, il existe un aérodrome, essentiellement utilisé par les soldats, ou, pour ceux qui ont des relations, les hélicoptères de l’ONU qui acheminent l’aide humanitaire par-delà les sommets enneigés.

    Région parmi les plus paisibles d’Afghanistan, Daykundi se distingue aussi par sa politique éducative. La province est en grande partie  peuplée de Hazaras. Considérés comme hérétiques par les talibans, ces musulmans chiites ont été persécutés sous leur régime. La culture hazara est de manière générale plus progressiste : garçons et filles fréquentent le plus souvent la même école, l’anglais est parlé couramment et les femmes participent à l’agriculture, dirigent des entreprises et conduisent. Les étudiants hazaras arrivent souvent en tête à l’examen d’entrée de l’université nationale, même ceux contraints de le passer accroupis dans la neige. « L’éducation est tout ici », dit Rahmatullah Sultani, un ancien berger qui a étudié à l’université et qui enseigne maintenant l’anglais dans un centre d’apprentissage financé par les Américains à Nili, la capitale provinciale. « Cela signifie la liberté, ajoute-t-il, la capacité de penser par soi-même et de choisir sa voie. »

    Le 8 mai 2020, trois bombes ont explosé devant une école du quartier de Dasht-e Barchi, à l'ouest de Kaboul, tuant quelque 90 personnes, pour la plupart des adolescentes. L'explosion a fait sauter les fenêtres des maisons voisines, dont celle-ci.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    Tous les matins, Nazanin Mohammadi, une jeune fille de 22 ans, parcourt à pied les 6 km qui séparent sa colocation du campus. Presque toutes ses amies d’enfance se sont mariées dès l’adolescence, mais Nazanin Mohammadi est restée à l’école, inspirée par son héroïne, la députée Raihana Azad. Elle s’est fixée pour but de décrocher un master en développement rural puis un emploi au ministère de l’Agriculture, à Kaboul, avant de revenir dans son village aider à moderniser les techniques agricoles.

    UNE GÉOGRAPHIE ACCIDENTÉE avec des régions isolées explique en partie le sous- développement des régions montagneuses. Cela n’a pourtant pas protégé les Hazaras des  attaques menées par les talibans et Daech, un autre groupe d’extrémistes sunnites, contre des minorités religieuses et ethniques. Les pourparlers de paix entre le gouvernement afghan et les talibans étant dans l’impasse, les milices ethniques – dont des combattants hazaras – ont commencé à se regrouper en prévision du retour à la guerre civile que beaucoup voit se profiler.

    Des familles pleurent les quelque 90 victimes d’un bombardement qui a touché une école de filles de
    Kaboul, le 8 mai dernier. Le quartier hazara de Dasht-e-Barchi était un havre relatif pour la minorité
    ethnique mais, ces dernières années, des terroristes du groupe État islamique et des talibans ont tué des centaines de Hazaras.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    L'ancien diplomate américain Richard Boucher fait partie des nombreuses voix qui s'élevaient à Washington pour mettre fin à une guerre sans fin qui a coûté 2 000 milliards de dollars aux contribuables américains, et a coûté la vie à plus de 170 000 civils, soldats, policiers, membres de l'opposition afghane et sous-traitants américains et de l'OTAN ; ainsi que des journalistes et des travailleurs humanitaires, selon le Costs of War Project de l'Université Brown.

    « Nous sommes là-bas depuis deux décennies et il n'y a pas de gouvernement afghan capable de se protéger et d'assurer sa sécurité », a déclaré Boucher.

    « Le monde a perdu une grande occasion au cours des vingt dernières années et ne pourra pas réparer cette erreur avant quarante ans, estime Rahmatullah Amiri, analyste de la sécurité. Les talibans arrivent, que cela nous plaise ou non. » L’armée afghane s’efforce de ralentir les avancées des talibans avec moins de soutien de la part de l’aviation américaine, tandis que l’épuisement et les désertions éclaircissent ses rangs.

    À un avant-poste de police isolé du district de Panjwai, à une demi-heure de route à l’ouest de Kandahar, les drapeaux blancs des talibans flottent non loin. Le policier Abdul Ghafoor raconte que les tireurs isolés ennemis, équipés d’armes et de jumelles de vision nocturne américaines, sans doute saisies aux troupes afghanes, organisent des attaques dès la nuit tombée et posent des bombes sur les routes. À ses pieds, le sol est jonché de douilles, de gilets pare-balles américains usagés et de poches de soluté jetées, témoins d’une attaque récente qui a grièvement blessé trois de ses camarades.

    Abdul Ghafoor, 22 ans, voulait faire des études de médecine. Mais le manque de perspectives à Kapisa, sa province natale, et un certain patriotisme l’ont amené à s’engager dans  la police pour une solde dérisoire de 13 000 afghanis par mois, soit 140 euros. Il a dû retarder son mariage parce qu’il n’a pas été payé depuis six mois. « Nos salaires disparaissent dans le système, soupire-t-il. Mais la situation empire ici, et nous devons défendre le pays, tant que nous serons vivants et que le sang coulera dans nos veines. »

    Son district est depuis tombé aux mains des talibans.

    Qari Mehrabuddin, à la tête d’une milice progouvernementale, est assis avec deux de ses enfants chez lui, près de Fayzabad. Formé au Pakistan, il est rentré au pays pour rejoindre les talibans. Après un conflit avec les chefs talibans, il s’est allié aux forces gouvernementales et, avec son garde du corps, Abdul Qias (à droite), il recrute maintenant des extrémistes pour leur faire changer de camp.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiana Hayeri

    À environ 500 km de là, dans une petite rue de l’un des quartiers les plus chics de Kaboul, Nilofar Ayoubi fête l’ouverture de sa boutique pour femmes : une initiative courageuse car des extrémistes et des criminels s’en prennent aux femmes en vue. Elle a reçu des menaces de mort et a été victime de carjacking en plein jour, mais elle refuse de renoncer à la liberté relative qu’elle a trouvée à Kaboul. Elle assure : « Je ne m’imagine vraiment nulle part ailleurs. »

    Même si les talibans ont renversé le gouvernement afghan et pris le pays par la force, ils « ne peuvent pas gouverner ce nouvel Afghanistan avec le canon d’une arme à feu », affirme Asey, l’ancien vice-ministre de la Défense. « Les jeunes de cette génération éprise de liberté, progressiste et tolérante, seront le porte-drapeau du nouvel Afghanistan après le retrait américain. Ils ne tolèreront pas que leurs mères et leurs soeurs soient fouettées devant eux, ni que l’on pende des gens dans la rue. »

    Raihana Azad en était moins sûre. Elle est profondément déçue que Washington ait conclu avec les talibans un accord sans mesures de protection pour les femmes et les minorités. La première fois que nous nous sommes rencontrés, elle m’a dit que les Afghans allaient s’opposer aux talibans. Elle est devenue plus sceptique depuis que les États-Unis ont annoncé un retrait total de leurs troupes. Alors qu’il lui restait deux ans de mandat à accomplir, elle aussi songeait à quitter l’Afghanistan.

    Journaliste et réalisateur, Jason Motlagh couvre la guerre en Afghanistan depuis 2006. La photographe
    irano-canadienne Kiana Hayeri fait des reportages sur l’Afghanistan depuis 2013.

    Ce reportage a été publié pour la première fois le 13 août 2021. Il a depuis été mis à jour. Une version de ce reportage aggrémentée de cartes et de graphiques a paru dans le numéro de septembre 2021 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine.

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