Espagne : la décharge de Can Mata, véritable mine d’or paléontologique

Parmi les découvertes les plus importantes réalisées sur le site de Can Mata figurent les fossiles d’espèces de primates que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Ils appartenaient à des hominoïdes ancestraux et à des hominidés.

De Jennifer Pinkowski
Publication 2 mars 2021, 12:29 CET, Mise à jour 2 mars 2021, 17:40 CET
Abocador de Can Mata

La décharge de Can Mata est l’une des plus grandes d’Espagne. Depuis 2002, une équipe de paléontologues de l’Institut catalan de paléontologie Miquel Crusafont (ICP) de Barcelone a exhumé environ 70 000 fossiles datant du Miocène moyen, période à laquelle le climat néotropical de la région est devenu plus aride.

PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone, National Geographic

Rares sont les lieux aussi peu accueillants qu’une décharge par une nuit glaciale. C’est pourtant là que se trouvait le paléontologue Josep Robles en décembre 2019. Il était à la recherche d’indices sur l’histoire évolutionnaire de l’Homme.

Cela faisait déjà quelques mois qu’il passait plusieurs nuits par semaine à la décharge de Can Mata, la plus grande de Catalogne, en Espagne. Les pelleteuses plantaient leur godet en métal dans la terre, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour creuser à la hâte une autre fosse destinée à contenir les déchets de la ville de Barcelone et de ses environs. Josep Robles était l’un des trois paléontologues qui se relayaient pour passer au crible les tonnes de terre couleur fauve déplacées par les engins.

La journée, une odeur écœurante de pourriture attirait des nuées de mouettes qui piaillaient, et de petits nuages de terre, aussi meuble et légère que du sucre en poudre, se soulevaient à chaque pas. La nuit, Josep Robles, chaudement vêtu et équipé d’une lampe frontale sur son casque de chantier, faisait signe au conducteur de la pelleteuse de s’arrêter le temps d’inspecter de plus près toute masse suspecte. Si elle semblait prometteuse, il la recouvrait de film aluminium captant la lumière, puis s’éloignait, donnait son feu vert et le rugissement de la pelleteuse reprenait de plus belle. Le paléontologue procéderait aux fouilles une fois le soleil levé.

Le sol de la décharge de Can Mata abrite une grande variété de fossiles datant du Miocène moyen et couvrant une période de 1,5 million d’années, entre il y a 12,5 millions et 11 millions d’années. Depuis 2002, plus de 70 000 fossiles de cette période, caractérisée par le climat néotropical de la région devenant de plus en plus aride, ont été exhumés par Josep Robles et d’autres paléontologues de l’Institut catalan de paléontologie Miquel Crusafont (ICP) de l’université autonome de Barcelone. La reconstitution de l’évolution de cet environnement pourrait apporter des éléments de réponse au changement climatique auquel la région est aujourd’hui confrontée.

Parmi les découvertes les plus importantes réalisées sur le site de Can Mata figurent les fossiles d’espèces de primates que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Ils appartiennent à des hominoïdes ancestraux, c’est-à-dire aux ancêtres des hylobatidés, tels que les gibbons et les siamangs, et à ceux des hominidés, comme les orangs-outans, les gorilles, les chimpanzés et nous. Ces ossements rares contribuent à donner une image plus complète d’une période encore mystérieuse à bien des égards.

Si la décharge est un véritable trésor pour les paléontologues, les habitants en ont eux assez de la puanteur, du défilé incessant des camions poubelles crachant des gaz d’échappement et de l’expansion continue de Can Mata. Les municipalités alentour ont créé des commissions de surveillance et porté plainte. À l’automne 2019, alors que Josep Robles et ses collègues surveillaient les pelleteuses, des centaines de manifestants se sont rassemblés à l’entrée de la décharge, brandissant des pancartes sur lesquels était écrit en catalan : « Prou pudors. Tanquem l’abocador. Volem respirar en pau » (Assez de la puanteur. Fermez la décharge. Nous voulons respirer en paix).

Le projet d’expansion de la décharge est à l’arrêt depuis décembre 2020, mais la société de gestion des déchets prévoit de recommencer les travaux au printemps 2021. La fermeture de la décharge est également une éventualité. Si tel était le cas, les paléontologues, qui sont uniquement autorisés à s’y rendre avec les travaux d’expansion, ne pourraient plus accéder à la décharge.

« S’ils arrêtent de creuser, nous devrons cesser la surveillance de ces activités », explique David Alba, le directeur de l’ICP. « Même si nous continuons la prospection de la zone de temps en temps, nous ne pourrions jamais exhumer autant de fossiles que lors de la construction de la décharge. Je comprends que personne n’aime vivre à côté d’une décharge, mais du point de vue du patrimoine paléontologique, celle de Can Mata apporte beaucoup à la science. »

 

UNE MINE D’OR PALÉONTOLOGIQUE

Situé à environ 50 km au nord de Barcelone, le site de Can Mata est devenu célèbre pour ses fossiles au début des années 1940 lorsque Miquel Crusafont, qui a donné son nom à l’ICP, y a découvert la mandibule et une dent d’un hominidé du Miocène. Des fouilles ultérieures contribuèrent à donner le statut de site paléontologique à Can Mata, qui a bénéficié par la suite d’une protection. Mais, en dépit de ce statut, Can Mata a commencé à être légalement exploité dans le milieu des années 1980 après avoir servi de décharge illégale aux habitants dans les années 1970.

Au début des années 2000, Cespa, la société de gestion des déchets, a décidé de creuser de nouvelles cellules d’enfouissement des déchets d’une profondeur de 45 mètres minimum. Cependant, conformément à la législation espagnole en matière de patrimoine historique, Cespa était tenue de s’assurer qu’aucun fossile n’était broyé par les engins de chantier ou enseveli sous des monticules de déchets. La société a demandé alors à des paléontologues de l’ICP de superviser les excavations, et ces derniers ont sauté sur l’occasion pour avoir un aperçu du sous-sol du site.

Les paléontologues de l’ICP Isaac Casanovas-Vilar, Jordi Galindo et David Alba, alors doctorant, ont commencé à surveiller les excavations à Can Mata en 2002. Au bout de trois semaines de travail, ils mirent au jour la dent d’un deinothère, un énorme parent de l’éléphant arborant des défenses incurvées vers le bas. Ils exhumèrent aussi un fragment de phalange en passant la zone au peigne fin.

« Lorsque je l’ai vu, je me suis dit qu’il semblait appartenir à un primate », se rappelle David Alba.

Le doctorant a couru jusqu’à sa voiture pour récupérer un moulage de la main d’un Hispanopithecus, un grand singe disparu, qui avait été mise au jour dans une vallée voisine. Les paléontologues comparèrent alors la phalange à la main, mais ils n’étaient pas sûrs que les deux concordaient. Ils trouvèrent ensuite trois fragments d’une canine, que David Alba colla entre eux, ainsi qu’un ensemble de petits et fragiles fragments osseux dispersés à côté d’un bloc de sédiment. Appareil photo en main, David Alba s’est allongé par terre pour mieux voir le dessous du bloc.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il réalisa qu’il se trouvait nez à nez avec un primate ancien.

« Nous parlions à peine, nous étions tous les trois très nerveux lorsque nous avons retourné le bloc », confie le paléontologue. « Et nous étions face à Pierolapithecus. Ça a été l’un des moments les plus importants de ma vie. »

Surnommé Pau par les scientifiques, la nouvelle espèce d’hominidé a pour nom scientifique Pierolapithecus catalaunicus. Datant d’il y a environ 12 millions d’années, il s’agit d’un des squelettes de primates du Miocène les plus complets jamais mis au jour. Ce fossile a transformé la décharge de Can Mata en mine d’or paléontologique.

 

PANDAS GÉANTS ET ÉCUREUILS VOLANTS

Au cours des treize années de présence sur le site, les paléontologues de l’ICP ont mis au jour plus de 75 espèces de mammifères, notamment des chevaux, des rhinocéros, des cerfs, des proboscidiens (parents de l’éléphant), un ancêtre du panda géant et le plus ancien écureuil volant au monde. Une multitude de rongeurs, d’oiseaux, d’amphibiens et de reptiles ont également été exhumés. Jusqu’à présent, les paléontologues ont recensé plus de 70 000 fossiles dans 260 zones.

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    Récemment, c’est un grand ongulé à griffes se déplaçant sur les phalanges qui a été mis au jour. Nommé Chalicotherium, cet animal est un curieux mélange entre un paresseux géant, un ours, un cheval et un gorille. Les paléontologues ont également exhumé un faux tigre à dents de sabre, désigné ainsi, car il ne s’agit pas d’un vrai félidé, la famille des animaux à laquelle appartiennent les lions et les tigres. Il appartient à une famille de carnivores ayant divergé des ancêtres des félidés il y a peut-être 40 millions d’années. Le spécimen découvert était jeune ; ses dents d’adulte commençaient tout juste à pousser les dents de lait.

    Les fossiles datent d’une importante période de transition entre le Miocène moyen et supérieur, au cours de laquelle les forêts pluviales subtropicales de la région sont devenues plus arides et le paysage fut dominé pour la première fois par les prairies. Les scientifiques s’aident de ces découvertes pour reconstituer les changements environnementaux qui se sont produits à Can Mata pendant un million d’années, par tranche temporelle de 100 000 ans. Une telle résolution est possible grâce au long et continu historique géologique du site. « Il abrite plusieurs centaines de mètres de sédiments, qui contiennent des fossiles », explique Isaac Casanovas-Vilar.

    Les paléontologues emploient plusieurs méthodes d’analyse, dont l’évaluation de l’abondance des animaux au fil du temps et le relevé des isotopes du carbone et de l’oxygène des fossiles. Le carbone révèle ce que les animaux mangeaient, y compris chez les carnivores qui retenaient le carbone consommé par leurs proies, tandis que l’oxygène indique ce qu’ils avaient bu ou, chez les plus petits animaux, ce que contenait l’eau qu’ils avaient absorbé en se nourrissant de plantes. Ces deux isotopes permettent également de reconstituer les températures et les niveaux de précipitations à Can Mara au Miocène.

    Ce travail d’analyse ne fait que commencer, mais les chercheurs espèrent qu’il apportera des éclaircissements sur l’impact local du changement climatique planétaire passé et présent.

    « Avec cette résolution, nous savons que les perturbations climatiques commencent à se manifester avant toute modification ou tout effondrement de l’écosystème », souligne Isaac Casanovas-Vilar. « Les écosystèmes peuvent résister aux changements pendant un certain temps, mais nous en ignorons la durée. Nous allons donc tenter de répondre à cette inconnue pour cette période et cet environnement particuliers. Et peut-être qu’elle pourrait être liée aux politiques existantes en matière de changement climatique, de sauvegarde des espèces et de préservation. »

     

    COMPRENDRE NOS ORIGINES

    Les révélations les plus intéressantes proviennent sans doute de la multitude de fossiles de primates mis au jour sur le site. Chaque nouveau fossile contribue à percer quelques-uns des plus grands mystères de notre espèce en répondant aux questions suivantes : que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Et quand avons-nous commencé à être ce que nous sommes aujourd’hui ?

    « Comprendre les origines des hominidés et leur évolution est essentiel pour comprendre l’évolution des homininés », indique David Alba. Les homininés correspondent au taxon apparu après que les humains se sont séparés des chimpanzés il y a 6 à 7 millions d’années. « [Les grands singes] ne sortent pas de nulle part. Nous devons donc découvrir à partir de quel ancêtre ils ont évolué ».

    Au Miocène moyen, il existait une dizaine d’hominoïdes, les ancêtres des grands singes. S’ils vivaient majoritairement en Afrique, ils sont également apparus en Asie et dans une moindre mesure en Europe il y a 12,5 millions d’années.

    C’est la raison pour laquelle l’équipe de paléontologues de Can Mata était folle de joie lorsqu’elle a mis au jour un nouvel hominoïde en 2004. Nommé Anoiapithecus brevirostris, celui-ci serait mort il y a environ 12 millions d’années.

    Alors que la plupart des primates ont un visage protubérant, celui du spécimen mâle fossilisé nommé Lluc (« celui qui illumine ») était étonnamment plat, à tel point qu’il paraissait très semblable aux visages de notre propre genre, Homo. Selon les chercheurs, cela s’expliquait par la convergence évolutive, un mécanisme ayant conduit à l’évolution de traits semblables chez des organismes sans lien de parenté ou éloignés.

    En 2011, l’équipe a mis au jour le fossile d’un Pliobates cataloniae femelle nommé Laia. Cette nouvelle espèce vivait il y a environ 11,6 millions d’années, soit presque un demi-million d’années après Pau. De petite taille et affichant un poids équivalent à celui d’un chat domestique, Laia surprit les paléontologues par quelques-uns de ses traits, semblables à ceux des hominidés.

    « Can Mata nous a permis de montrer qu’il existait bien plus d’espèces de primates au cours de cette période que ce que nous pensions auparavant », reconnaît David Alba. Cette diversité a été confirmée par de récentes découvertes d’hominoïdes en Europe, notamment la mise au jour en Allemagne en 2015 de Danuvius guggenmosi, qui vivait il y a 11,6 millions d’années, et du pelvis d’un Rudapithecus hungaricus vieux de 10 millions d’années, dont l’espèce a été découverte en Hongrie en 1967.

    « Can Mata est l’une des régions clés d’Europe », confie Madelaine Böhme. Cette paléontologue de l’université de Tübingen dirigeait l’équipe responsable de la mise au jour des fossiles en 2015 en Allemagne. « C’était la seule région clé avant la découverte de Danuvius. »

     

    LE DERNIER ANCÊTRE COMMUN

    Parmi les fossiles de primates exhumés à Can Mata, certains présentent les premiers signes d’un trait unique chez les grands singes : la posture orthograde, ou droite, de leur corps, c’est-à-dire le fait que le torse d’un animal soit à la verticale.

    « Cela n’est pas à confondre avec la bipédie », remarque David Alba. « Certaines personnes emploient le terme droit pour dire bipède, mais elles ont tort ». La posture orthograde du corps permet de grimper à la verticale, de s’accrocher aux branches, de se balancer d’un arbre à l’autre et de parfois marcher sur deux pieds. Si certains de ces comportements ont subi plusieurs évolutions de manière indépendante, la posture orthograde du corps n’aurait évolué qu’à une ou deux reprises.

    C’est cela qui rend Pierolapithecus, le visage exhumé dans les sédiments en 2002, si important, explique David Alba. « Il s’agit du premier fossile qui affiche sans équivoque une posture orthograde du corps », précise-t-il. « C’est le plus ancien indice qui prouve que la posture orthograde avait déjà évolué il y a 12 millions d’années. »

    Selon David Alba, la singularité de la posture des grands singes et le fait que Pierolapithecus en est le plus ancien exemple, laisse à penser que le dernier ancêtre commun de tous les homininés serait peut-être un orthograde. Nous pourrions alors en apprendre davantage sur l’origine de cet avantage évolutif chez certains primates. Mais en paléoanthropologie, le « dernier ancêtre commun » reste insaisissable et nourrit de nombreuses théories. Ainsi, le fossile Danuvius exhumé en Allemagne et celui d’un jeune primate mort il y a 13 millions d’années, mis au jour au Kenya en 2014, ont pendant un temps été considérés comme le « dernier ancêtre commun ».

    « L’identification d’ancêtres est toujours hypothétique, car il est extrêmement difficile de prouver qu’une espèce fossilisée spécifique était bien ancestrale avec les méthodes basées sur la reconstruction phylogénétique », explique David Alba. « Ce qui importe n’est pas de savoir quel individu est le premier membre de ce groupe, mais d’identifier celui qui était le plus proche du dernier ancêtre commun avant [que les hominidés] divergent ».

    Pour l’heure, la principale question qui se pose est de savoir s’il sera possible d’effectuer des fouilles dans les décennies à venir, alors que les locaux s’opposent à l’expansion de la décharge.

    Dans tous les cas, les scientifiques ont du pain sur la planche avec les fossiles déjà mis au jour. Seuls 20 % d’entre eux ont été préparés, débarrassés des sédiments durcis et conservés par un procédé chimique. Le rythme des préparations s’étant accéléré l’année dernière avec le renforcement de l’équipe, de nouvelles découvertes ne sont donc pas à exclure. Des milliers d’autres fossiles enveloppés dans du papier kraft et du film plastique sont entreposés dans des locaux de stockage souterrains réfrigérés. Numérotés et étiquetés, tous ces paquets attendent d’être ouverts par un chercheur curieux. Certains patientent depuis près de vingt ans.

    « Il y a du travail pour les trois ou quatre prochaines générations de paléontologues », confie David Alba. « Je suis certain que des fossiles intéressants s’y cachent ».

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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