Les chevaliers au féminin : les chevaleresses, autrefois célébrées, aujourd’hui oubliées
Ces guerrières combattaient à cheval, défendaient leur forteresse et partaient en croisade. Alors pourquoi ont-elles fini aux oubliettes de l’Histoire ?

Anonyme, Trois Preuses, dessins aquarellées sur papier, Lille (?), vers 1460 - 1470.- Bnf, Paris.
Perchée sur sa monture, Jeanne de Flandre ne sentait presque plus le poids de la cotte de maille sur ses épaules, ni celui du heaume sur son crâne. L’heure était trop grave. Ce mois de juin 1342, les troupes du roi de France assiègeaient sa cité depuis plusieurs semaines déjà. Hennebont, tout près de Lorient, en Bretagne, pouvait basculer en quelques jours. Il lui fallait mobiliser les troupes. Elle circula au pas de course dans les rues, s’arrêtant à hauteur de chaque habitant. « Arrachez les pavés de la chaussée, préparez les pots de chaux vive, chargez les canons » hurla-t-elle aux hommes comme aux femmes.
Son mari, Jean de Montfort, avait été fait prisonnier un an auparavant. Depuis, elle était aux commandes et tentait comme elle le pouvait de repousser les Français qui assiégeaient sa ville. La nuit venue, elle fila au clair de lune hors de la cité, accompagnée de trois cent soldats en rang serré derrière elle. Lancée au galop vers le camp adverse, une immense torche à la main, elle mit le feu aux tentes de ses ennemis. Les chevaliers français restèrent un moment stupéfaits, avant de reprendre leurs esprits et leurs armes. Jeanne de Flandre devait s’enfuir.
Elle partit se cacher à Auray, à 45 km de là. Quelques jours plus tard, elle revint droite et fière sur sa monture, cinq cent chevaliers anglais à sa suite. C’en était trop pour les combattants français. Ils devaient battre en retraite. Jeanne de Flandre fut alors acclamée comme une héroïne par les Anglais. Elle hérita d’un surnom - « Jeanne la Flamme » - et d’une ballade en son honneur « Jeanne la Flamme est la plus intrépide qu’il y ait sur terre, vraiment ! Jeanne la Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp », d’après le récit du chercheur Louis Dussieux dans l’ouvrage l’Histoire de France racontée par les contemporains.
DES REINES EN COTTE DE MAILLE
« Jeanne la Flamme» n’était pas un cas isolé. La chevalerie s’est aussi conjuguée au féminin. Du 11e siècle jusqu’à la Renaissance, dans tout l’Occident chrétien, les chevaleresses défendirent les forteresses, partirent faire les croisades et combattirent à cheval. Impossible de savoir combien elles étaient (on ne connaît pas non plus le nombre de chevaliers hommes !), mais « leur intégration était bien loin d’être anecdotique, puisque tout l’Occident s’est ému au récit des faits d’armes de ces chevaleresses » souligne Sophie Brouquet, historienne et autrice du livre Chevaleresses, une chevalerie au féminin.

En Castille, dans le château-forteresse de Zorita de los Canes, des archéologues ont mis au jour un squelette de femme enterré parmi les chevaliers, d’après une publication dans Nature. Pour Sophie Brouquet, Jeanne d’Arc, la plus célèbre des chevaleresses, n’est que l’arbre qui cache la forêt. Cette petite bergère de Lorraine devenue guerrière participa notamment à une expédition militaire décisive, qui libéra Orléans du siège des Anglais en 1429.
Dans l’ensemble, les femmes devenaient chevaleresses parce qu’entre les guerres et les épidémies - la peste noire a décimé près d’un tiers de la population européenne, on manquait cruellement de bras. « C’était très exceptionnel qu’une famille compte un grand-père, un père et un fils en vie en même temps. L’existence était courte au Moyen-Âge » rapporte Sophie Brouquet. Alors on compte aussi sur les femmes. « Évidemment, les ecclésiastiques et les hommes en général voyaient cet engagement féminin d’un mauvais œil. Mais ils étaient bien obligés de l’accepter. Il fallait combattre avec les guerriers que l’on avait sous la main » souligne-t-elle. Des reines, des duchesses et des comtesses enfilèrent le heaume et la cotte de maille pour défendre leur fief en l’absence des hommes.
Du haut de son château-fort, à l’abri des remparts, une comtesse écossaise de Dundar inspira un grand coup. Elle banda son arc et décocha une flèche. Dans le mille ! L’un des soldats anglais qui assiègeaient son château la reçut en plein dans l’épaule. À côté, le comte de Salisbury, chef anglais des troupes assiégeantes, s’exclama : « Voici une des épingles de ma Dame ! ». Le face-à-face durait depuis des mois en cette année 1338, alors les deux protagonistes avaient eu le temps de s’apprivoiser. Ils se détestaient et se respectaient en même temps.
Quand le comte de Salisbury catapulta des boulets sur le château fort pour tenter de briser la défense des Écossais, Agnes envoya une jeune femme munie d’une serviette sur les remparts nettoyer les impacts, histoire de dire qu’il ne s’agissait là que d’un détail esthétique sans importance. Quand le comte de Salisbury la menaça d’exécuter son frère captif, elle haussa les épaules. « Faites, au moins j’hériterai ». Ses ennemis ragèrent de ne jamais pouvoir atteindre cette guerrière aux longs cheveux d’ébène – cette étonnante chevelure lui valut d’ailleurs un surnom : « Black Agnes ». Et « Black Agnes » finit par gagner, au bout de six mois de siège. Le chef de guerre anglais plia bagage, défait par cette chevaleresse hors norme, comme le racontent diverses sources historiques.
Les femmes firent bien plus que défendre leur territoire en l’absence des hommes. Elles partaient aussi combattre en Terre Sainte. Les aristocrates s’y rendaient à cheval, les plus pauvres à pied. « Dans le droit canon de l’Église, les croisades étaient considérées comme des pèlerinages armés. Les femmes avaient donc le droit de s’y rendre. Elles se joignirent à l’expédition parce qu’elles adhéraient pleinement aux idéaux du premier pape qui prêchait la croisade : le rétablissement d’un pouvoir chrétien en Terre Sainte et la recherche du salut.
Elles envisageaient davantage la croisade comme un exercice dévotionnel et pénitentiel plutôt que comme une aventure militaire. Pourtant, certaines d’entre elles furent amenées à combattre auprès des hommes, comme le souligne Sophie Brouquet. Impossible de savoir combien de ces dames sont parties, mais plusieurs témoignages attestent de leur présence parmi les croisés.

Représentation de Jeanne de Flandre lors du siège d'Hennebont en juin 1342. Elle parvint à galvaniser les troupes et les civils, repoussant l'offensive.
UN CHAUDRON POUR CASQUE
Marguerite de Beverley fut l’une d’entre elles. Et à son arrivée à Jérusalem, en 1187, elle n'était pas tout à fait équipée. Elle décida quand même de se joindre aux combattants sur les remparts de la ville. Elle enfila une armure... et attrapa un chaudron. Voilà qui ferait office de casque. Ainsi accoutrée, elle commença ses allers-retours pour apporter à boire aux soldats. « Bien que remplie de peur, j’apprenais à cacher ma faiblesse » raconte-t-elle à son frère, le moine cistercien Thomas de Froidmont, qui restitua son parcours à l’écrit. « Son exemple trouva écho dans les récits des chroniqueurs qui évoquent quelques silhouettes féminines ayant participé à la défense des villes assiégées, maniant la catapulte, comblant les fossés, achevant les soldats ennemis sur les champs de bataille, servant de cuisinières ou de lavandières dans les camps des croisés » détaille Sophie Brouquet.
Comment ces combattantes ont-elles pu sombrer à ce point dans l’oubli ? Selon Sophie Brouquet, c’est avec la centralisation du pouvoir et l’avènement de la monarchie absolue de droit divin sous Louis XIV qu’elles cessèrent d’exister en France. « Le droit romain, rétabli par le nouveau roi, interdisait aux femmes de travailler, de divorcer et de combattre » explique l’historienne. Ensuite, le temps fit son œuvre. On enseigna l’histoire au lycée seulement à partir du 19e siècle, et surtout l’histoire des hommes. Les chevaleresses finirent ainsi aux oubliettes de l’Histoire. D’ailleurs, quand, au 18e siècle, les encyclopédistes tombèrent sur ce mot, ils ne le comprirent pas. Les savants en déduisirent que les chevaleresses étaient simplement les épouses des chevaliers.
Depuis quelques années en France, ces guerrières sortent de l’ombre. Sophie Brouquet a participé à les remettre sur le devant de la scène. Dans les années 2000, elle travaillait sur des enluminures pour sa thèse en histoire de l’art. Nombre de ces illustrations représentaient des chevaleresses. En creusant, l’historienne a trouvé des témoignages relatant l’existence de ces guerrières. Elle a fait paraître un livre sur le sujet, non sans avoir eu un peu de mal à le faire éditer. « En Angleterre, les chercheurs sont bien plus avancés. Ils ont connu des reines au pouvoir, donc ils ont plus de facilités à concevoir l’idée de "chevaleresses" et la documentation est abondante. » Dans l’Hexagone, ces combattantes à cheval reviennent aujourd’hui doucement dans nos imaginaires.
