Moyen Âge : le Livre de Kells pourrait finalement ne pas être irlandais

L’autrice d’un livre qui vient de paraître affirme connaître la véritable origine de ce texte considéré comme une merveille du Moyen Âge.

De Kelly Faircloth
Publication 29 déc. 2025, 16:19 CET
Une page du Livre de Kells, un manuscrit enluminé du neuvième siècle. Cette page montre la ...

Une page du Livre de Kells, un manuscrit enluminé du neuvième siècle. Cette page montre la Vierge et l’enfant, motif inhabituel dans le nord-ouest de l’Europe à cette époque.

PHOTOGRAPHIE DE Trinity College Dublin

Le Livre de Kells, un manuscrit enluminé adapté des Évangiles chrétiens, c’est-à-dire ceux de Matthieu, Marc, Luc et Jean, dans le Nouveau Testament, fut créé vers l’an 800 et est peut-être le manuscrit médiéval le plus célèbre.

Sur ses pages se déploie une véritable ménagerie : des lettres sinueuses dont le délié révèle des chats et des têtes humaines ; des apôtres au visage grave qui émergent de nids formés par des entrelacs celtiques d’une complexité impossible ; des poules et des loups qui se faufilent entre les lignes. Mots et lettres fleurissent en couches décoratives successives. Chacune de ces images, souvent plus petite qu’une pièce de monnaie, est exécutée avec une précision stupéfiante, d’autant plus extraordinaire que leurs créateurs œuvrèrent bien avant l’invention de la loupe moderne. Ses 680 pages témoignent du labeur colossal qui fut nécessaire à sa réalisation.

Conservé au Trinity College de Dublin, le Livre de Kells attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs tout aussi intéressés par ses pages finement exécutées que par son histoire mystérieuse. Avant son transfert à Dublin au 17e siècle, le Livre de Kells fut conservé pendant plusieurs siècles au monastère de Kells, dans le comté de Meath, dans l’est de l’Irlande. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son nom, il ne fut pas créé à Kells. La question fascinante de son lieu d’origine a récemment été relancée par Victoria Whitworth, autrice de The Book of Kells: Unlocking the Enigma, un ouvrage qui vient de paraître.

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La Long Room de la bibliothèque du Trinity College abrite le Livre de Kells et plus de 200 000 des ouvrages anciens de l’université.

PHOTOGRAPHIE DE Paul McErlane, Guardian, eyevine, Redux

Le Livre de Kells est mentionné pour la première fois dans des sources historiques datant du 11e siècle. Mais il fut créé quelques siècles auparavant et est le produit de la culture monastique du christianisme primitif. L’origine et l’identité précises de ses créateurs demeurent une énigme historique irrésistible. Quand le monastère de Kells fut dissous au 16e siècle par le roi Henry VIII, ce manuscrit enluminé fut conservé par la communauté locale jusqu’à son transfert à Trinity College pour le mettre à l’abri. Au 19e siècle, dans le contexte d’un mouvement croissant en faveur de l’indépendance irlandaise, le livre fut élevé au rang de symbole de l’identité culturelle irlandaise, un témoignage puissant de la richesse, du raffinement et de l’originalité de l’histoire de l’île.

Mais selon Victoria Whitworth, le manuscrit enluminé pourrait bien ne pas être irlandais du tout. Elle avance, non sans esprit de provocation, qu’il pourrait provenir du territoire picte, dans l’est de l’Écosse, et être l’œuvre d’une mystérieuse tribu brittonique si féroce qu’elle aurait intimidé l’implacable Empire romain avant de devenir un royaume prospère de l’Écosse du début du Moyen Âge, puis de disparaître en ne laissant que quelques traces éparses dans les archives historiques.

« Il est grand temps selon moi de remuer la vase au fond de l’étang, pour ainsi dire, et de faire en sorte que l’on commence à se poser de nouvelles questions sur ce livre des plus extraordinaires », lance l’écrivaine et archéologue. 

Si sa thèse est correcte, nous aurions affaire à une découverte majeure : en raison des bouleversements culturels et religieux survenus au fil des siècles – on pense notamment à la Réforme écossaise – pas un manuscrit identifiable ne survécut au puissant royaume des Pictes. Elle attire en particulier l’attention sur leur travail sur un autre médium : des dalles de pierre sculptées qui fascinent les observateurs depuis longtemps et présentent une affinité stylistique frappante avec les œuvres du Livre de Kells. La théorie de Victoria Whitworth demeure toutefois controversée ; le débat sur l’origine du Livre de Kells est loin d’être clos.

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    Une page du Livre de Kells montrant l’épisode de la Tentation du Christ tel que rapporté dans l’Évangile selon Luc.

    PHOTOGRAPHIE DE Trinity College Dublin

     

    LE DÉBAT SUR LES ORIGINES DU LIVRE DE KELLS

    Le Livre de Kells a survécu aux ravages du temps, aux invasions et aux bouleversements politiques, car on lui attribuait une valeur exceptionnelle. Les moines médiévaux anonymes qui œuvrèrent d’innombrables heures durant à sa conception et à la composition de ses illustrations détaillées et parfois fantasques le tenaient sans doute pour un objet particulier. Et pour les moines de Kells qui le gardèrent pendant des siècles, il s’agissait d’un objet destiné à être vénéré.

    L’ouvrage date d’un temps où l’Irlande regorgeait de communautés monastiques florissantes et raffinées entretenant des liens forts avec l’Europe continentale et envoyant souvent des moines dans des centres chrétiens du continent, comme Saint-Gall, en Suisse. Mais des menaces se profilaient à l’horizon. À la fin du huitième siècle, les Vikings lancèrent des raids brutaux sur les littoraux britanniques et irlandais, ciblant souvent les monastères car ceux-ci étaient des cibles faciles. Le Livre de Kells lui-même est un témoin matériel de cette violence. Il frôla au moins une fois l’anéantissement : Les Annales d’Ulster, source importante de l’Irlande médiévale, font état du vol du grand livre des Évangiles du monastère de Kells en 1007. Bien que le livre ait été récupéré – sous une motte de terre, semble-t-il, et dépouillé de sa reliure en or –, les chercheurs soupçonnent ses plats d’origine et tous les indices qu’ils recélaient quant à ses origines d’avoir été perdus à jamais à ce moment-là. 

    À Kells, nous savons que le manuscrit était traité comme une relique de Colomba d’Iona, saint du sixième siècle qui aurait diffusé le christianisme à travers l’Écosse et le nord de l’Angleterre. En dépit de la vénération dont il faisait l’objet au monastère, les spécialistes s’accordent à dire qu’il n’y fut pas fabriqué. D’une part, les dates ne concordent pas : Kells ne fut fondé qu’en 807 et mit du temps à devenir le type de monastère prospère capable de produire un manuscrit enluminé aussi fin que celui-là. D’autre part, des analyses stylistiques suggèrent que le manuscrit est plus ancien, ainsi que le révèle Rachel Moss, professeure d’art et d’architecture du Moyen Âge au Trinity College de Dublin.

    Un candidat fait consensus : un monastère profondément influent et puissant politiquement, situé sur l’île d’Iona, dans les Hébdrides intérieures, et fondé par Colomba lui-même au sixième siècle. Au huitième siècle, Iona faisait partie d’une sphère culturelle englobant la plupart du nord de l’Irlande, ainsi que les Hébrides et l’Argyllshire, dans l’ouest de l’actuelle Écosse, unifiée par un dialecte gaélique et soudée par l’océan environnant. Le monastère de Kells fut fondé par des moines d’Iona et par deux communautés étroitement liées.

    Iona était un centre de pouvoir sophistiqué, un avant-poste crucial pour la diffusion du christianisme dans la région. Et il était sans doute capable de produire ce manuscrit : « Nous savons qu’ils avaient un scriptorium là-bas, car il y a d’autres manuscrits que nous pouvons attribuer à ce lieu avec une très grande certitude », révèle Rachel Moss. Une Vie de Saint-Colomba datant du début du huitième siècle, aujourd’hui conservée à Schaffhausen, en Suisse, en constitue un exemple (cet ouvrage contient, fait curieux, la première référence au monstre du Loch Ness).

    Selon Rachel Moss, Iona était un « lieu de production artistique », où l’on travaillait le cuir, le verre et le métal. Les moines d’Iona étaient aussi de prolifiques tailleurs de pierre et fabriquèrent des croix de pierre contemporaines du Livre de Kells. L’iconographie de ces croix est importante car comme le Livre de Kells, elles incluent l’imagerie de la Vierge Marie : « Cela est important, car le culte de Marie ne faisait encore que commencer à atteindre le nord-ouest de l’Europe à l’époque. »

    Mais le monastère déclina au début du neuvième siècle, en raison de la pression des raids vikings : en 806, soixante-huit moines furent par exemple massacrés au cours d’un unique raid. Les moines commencèrent à transférer des reliques de Kells, mais l’on ignore si le manuscrit en faisait partie.

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    Saint Colomba, fondateur de l’abbaye d’Iona où aurait été fabriqué le Livre de Kells selon de nombreux spécialistes. Ce portrait de Colomba sur vitrail date du début du 20e siècle.

    PHOTOGRAPHIE DE Powell, James & Sons, Neil Holmes, Bridgeman Images

    Si l’hypothèse qui veut que le Livre de Kells ait été fabriqué à Iona est solide, elle demeure présomptive. Cela tient aux réalités matérielles des manuscrits enluminés auxquelles sont confrontés les chercheurs. Contrairement à des structures de pierre restées ancrées pendant un millénaire dans un enclos paroissial, les livres sont conçus pour être portables et s’échangeaient sans mal entre les communautés colombaniennes soudées.

    C’est cette incertitude persistante autour de l’origine du Livre de Kells qui a poussé Victoria Whitworth à s’y intéresser de nouveau. « J’ai pensé que ce pouvait être un exercice intéressant d’examiner les grands monastères suggérés comme points d’origine du Livre de Kells ou comme grands centres intellectuels du huitième siècle, purement du point de vue de l’archéologie. »

     

    L’HYPOTHÈSE ÉCOSSAISE

    Victoria Whitworth estime qu’il est peu probable que le Livre de Kells ait été fabriqué à Iona, car les autres manuscrits de ce monastère sont loin d’être aussi recherchés. C’est par exemple le cas de la Vie de saint Colomba, manuscrit du huitième siècle dont on est certain qu’il fut fabriqué à Iona. Contrairement au Livre de Kells, la Vie de saint Colomba est sans fard. 

    « C’est le manuscrit le plus simple, le plus clair et le plus raisonnable que l’on puisse imaginer », déclare-t-elle, le mettant en contraste avec la richesse ornementale du Livre de Kells. « Je trouve cela difficile à concevoir que ce scriptorium, à moins d’une révolution idéologique totale […], ait produit le Livre de Kells. »

    Elle examine également les arguments en faveur d’un autre monastère influent : Lindisfarne, ou Holy Island, au large du littoral oriental du nord de l’Angleterre. On doit à son scriptorium les Évangiles de Lindisfarne, un emblématique manuscrit enluminé créé vers l’an 700 désormais conservé à la British Library. Bien que les Évangiles de Lindisfarne soient richement illustrés, Victoria Whitworth ne pense pas qu’ils soient faits du même bois que le Livre de Kells, en grande partie parce qu’ils sont moins fidèles à la Vulgate, retraduction du grec réalisée au cinquième siècle par saint Jérôme.

    Pages des Évangiles selon Matthieu et Marc.

    Pages des Évangiles selon Matthieu et Marc. 

    PHOTOGRAPHIE DE Trinity College Dublin

    Victoria Whitworth renvoie plutôt à un monastère aujourd’hui dans le village de Portmahomack, sur une péninsule de l’est de l’Écosse qui s’avance dans la mer du Nord. Au début de l’ère médiévale, au moment où le Livre de Kells fut fabriqué, ce territoire était contrôlé par les énigmatiques Pictes. Les historiens ne savent que peu de choses sur cette tribu de Grande-Bretagne en dehors des témoignages laissés par les Romains. Les Romains les décrivaient comme des barbares belliqueux couverts de peinture ou de tatouages. Même les grands conquérants de la Méditerranée étaient intimidés : sous le règne de l’empereur Hadrien, les Romains érigèrent un mur gigantesque à travers l’actuel nord de l’Angleterre pour les maintenir hors du territoire de Rome.

    L’archéologie moderne révèle cependant une culture complexe capable par exemple de produire de superbes objets en argent qui devint une force puissante du nord de la Grande-Bretagne au début du Moyen Âge après le retrait des Romains. Les Pictes dominèrent de vastes régions de l’Écosse durant le premier millénaire de notre ère – on attribue à saint Colomba leur conversion au christianisme –, mais leur langue fut graduellement supplantée par le gaélique et aucun de leurs manuscrits ne nous est parvenu. Cela est probablement en grande partie dû à la violence de la Réforme écossaise au 16e siècle : « Nous savons que dans beaucoup de grandes églises écossaises il y avait littéralement des autodafés de bibliothèques », rappelle Victoria Whitworth.

    Les Évangiles de Lindisfarne montrés ici avec leur reliure victorienne. Ce manuscrit enluminé est, comme le ...

    Les Évangiles de Lindisfarne montrés ici avec leur reliure victorienne. Ce manuscrit enluminé est, comme le Livre de Kells, l’un des plus grands trésors du monde médiéval.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library archive, Bridgeman Images

    D’énormes dalles de pierre aux entrelacs complexes ont toutefois survécu aux Pictes. Selon Victoria Whitworth, celles-ci présentent une ressemblance frappante avec le Livre de Kells. Exemple particulièrement charmant, on retrouve deux tritons représentés dans l’Évangile de Luc sculptés sur des pierres d’un site royal picte dans le Perthshire. Victoria Whitworth n’est pas la première à remarquer ces similitudes avec le Livre de Kells : l’universitaire Isabel Henderson les avait remarquées dès les années 1980 et avait écrit qu’un « nombre important de traits de composition et d’ornement variés mais spécifiques » sont communs à la fois à l’art picte et au Livre de Kells.

    En dépit des similitudes, rien de probant ne venait étayer ici la thèse de la fabrication de manuscrits jusqu’à ce que l’on inspecte un monastère picte situé à Portmahomack, à l’occasion de fouilles ayant duré de 1994 à 2015. Dirigées par Martin Carver de l’Université d’York, célèbre pour son travail sur le bateau-tombe de Sutton Hoo, ces fouilles ont mis au jour de nombreuses preuves d’une production de vélin : des cuves pour faire tremper les peaux, un couteau spécialisé pour les gratter et des chevilles pour les étendre. On a d’ailleurs découvert un ciseau de sculpteur dans la même zone. Selon Victoria Whitworth, cela « suggère que les moines qui fabriquent les sculptures et les moines qui fabriquent les livres sont soit de très proches collaborateurs, soit les mêmes. »

     

    UNE ÉNIGME INSOLUBLE

    Il est presque impossible de prouver l’origine du Livre de Kells. « Le souci avec le Livre de Kells est qu’il s’agit d’une sorte de système clos, explique Victoria Whitworth. Nous ne pouvons répondre aux questions le concernant qu’à partir de celui-ci. » Il est même possible que le livre ait été créé ailleurs qu’à Iona, qu’à Lindisfarne ou qu’à Portmahomack, peut-être même dans un monastère situé sur l’île irlandaise principale que l’on a fouillé moins en détail que d’autres endroits, comme l’Écosse, car beaucoup sont encore des lieux de sépultures actifs, ainsi que le rappelle Rachel Moss.

    Des avancées scientifiques ont permis de percer certains des secrets du livre, mais elles se limitent à ce que le livre peut nous révéler de lui-même. En 2000, des chercheurs ont par exemple découvert que les bleus vifs du livre n’étaient pas faits à partir de lapis-lazuli importé d’Afghanistan mais obtenus à partir d’une combinaison plus humble de craie et de guède qui avait trompé les observateurs pendant des siècles.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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