La mafia new yorkaise s’est lancée dans une guerre des artichauts en Californie
Au début du 20e siècle, entre rixes à la machette dans les champs de Californie et détournements de wagons dans le Bronx, le crime organisé a transformé l’humble artichaut en une précieuse et meurtrière marchandise de contrebande.

Des champs d’artichauts s’étendent jusqu’à l’océan Pacifique, près de Half Moon Bay, en Californie. Au cœur du système de racket de la mafia, ces champs fournirent la quasi-totalité des artichauts consommés aux États-Unis lors de la « guerre des artichauts ».
Les premières guerres de gangs à s’être déroulées sur les deux côtes des États-Unis n’éclatèrent pas à cause de l’or, de l’alcool ou des armes, mais à cause d’un légume. À la fin des années 1880, des agriculteurs italiens introduisirent l’artichaut dans les champs brumeux situés au sud de San Francisco, où il trouva des conditions idéales.
Dès les années 1920, des wagons frigorifiques en provenance de Californie transportaient la quasi-totalité des artichauts dégustés aux États-Unis. Au même moment, ceux-ci devinrent une denrée rare et hautement lucrative. Dans un comté depuis longtemps coutumier de la justice expéditive, les agriculteurs s’armèrent de fusils et de machettes pour protéger leurs champs contre leurs concurrents et contre les piliers de la pègre locale.
Les familles mafieuses montantes de New York virent là une aubaine. La famille Morello prit le contrôle des voies d’acheminement vers New York avant d’envoyer des hommes de main à l’ouest pour mater la résistance locale. Dans les années 1930, l’artichaut devint le produit de contrebande le plus improbable de l’ère de la Prohibition ; son trafic conduisit à des détournements de cargaisons, à des rixes dans le Bronx et même à une interdiction d’en détenir dans toute la ville de New York.
LES ARTICHAUTS S’ENRACINENT DANS UNE CALIFORNIE SANS FOI NI LOI
Le comté de San Mateo, que l’on disait « le plus corrompu de Californie », fit office de théâtre idéal pour les guerres de l’artichaut : un patchwork de vallées, de montagnes et de littoraux éloignés juste ce qu’il faut de San Francisco où la police se faisait rare et où le vigilantisme se pratiquait sans frein.
« Si vous ne pouviez pas vous tirer d’un pétrin à San Francisco, c’est là que vous veniez », explique Mitch Postel, président de l’Association historique de San Mateo. Quelle que fût l’activité illégale recherchée, des duels au jeu en passant par la contrebande d’alcool, il suffisait de franchir la frontière du comté pour s’y livrer.
San Mateo était au même moment en train de devenir un pôle agricole. Le Chinese Exclusion Act de 1882 avait changé le visage de la main-d’œuvre californienne et des immigrés italiens tout juste arrivés investirent les champs du comté.

La quasi-totalité des artichauts consommés aux États-Unis, comme cet artichaut californien, sont encore cultivés de nos jours sur le littoral, au sud de San Francisco.
« Le climat, la terre, tout cela faisait que les Italiens se sentaient presque chez eux dans cet environnement côtier », poursuit Mitch Postel. Ils transformèrent les traditionnels champs de pommes de terre et de céréales en rangées de cultures feuillues moins courantes : brocolis, courgettes, choux de Bruxelles et artichauts, donc.
Le caractère innovant de ces cultures leur offrit une exposition nationale. Les wagons frigorifiques, popularisés dans les années 1890, rendirent possible l’expédition de produits fragiles dans l’ensemble du pays. En 1921 déjà, un train de banlieue et le nouveau système d’autoroutes du pays reliaient la côte à la ville. Et puisque 99 % des artichauts du pays venaient du centre de la côte californienne (chose encore vraie de nos jours), ce légume devint une cible tentante.
« Les artichauts devenaient une affaire de plus en plus lucrative, et c’est là qu’ils attirèrent l’attention de personnages comme Ciro Terranova », raconte Mitch Postel.
LA MAFIA AMÉRICAINE S’EMPARE DU MARCHÉ
Ciro Terranova, mafieux sicilien et neveu de membres de la puissante famille Morello, était sur le point de revendiquer une couronne originale : celle de « roi de l’artichaut » new-yorkais.
« Au début, le crime organisé consistait en du racket de protection, car ces communautés ne se sentaient pas protégées. Elles ne se reconnaissaient pas dans les forces de police urbaine américaines », explique Claire White, directrice de l’éducation au Mob Museum. « Les Italo-Américains et les Siciliens avaient des opinions farouchement anti-police et anti-gouvernement héritées de leur vécu en Italie. »
La protection se transforma bientôt en extorsion dans les villes densément peuplées où les réglementations étaient quasi inexistantes. « Si vous ne payiez pas régulièrement, on vous cambriolait, on incendiait votre commerce, on passait vos employés à tabac, on malmenait votre famille », poursuit Claire White.
Gagnant en sophistication, la mafia new-yorkaise prit le contrôle de canaux d’importation et d’exportation, y compris de ceux destinés aux produits alimentaires. Et alors que les Italo-Américains souhaitaient retrouver les aliments typiques de leur pays natal, l’essor des restaurants italiens fit grimper la demande en artichauts.
« Les gourmets branchés des années 1910 se passionnèrent pour la gastronomie italienne, un peu comme on se pique aujourd’hui des aliments les moins connus qu’on peut trouver », explique Ian MacAllen, auteur de Red Sauce: How Italian Food Became American. Avec le ralentissement de l’immigration, les propriétaires immobiliers ne parvinrent plus à remplir leurs appartements et commencèrent à transformer des maisons de ville en grès rouge et des maisons mitoyennes en petits restaurants. Ces établissements devinrent rapidement l’endroit où il fallait être.
« La Prohibition a peut-être décimé les restaurants dépendant du vin et de l’alcool, mais les Italo-Américains s’en moquaient », affirme Ian MacAllen, qui fait référence aux facilités offertes par la mafia pour obtenir de l’alcool de contrebande. « Cela a rendu la cuisine italienne encore plus populaire. »
Ciro Terranova et ses hommes forcèrent les grossistes à se fournir exclusivement auprès de lui et majorèrent les prix de 30 %. Quiconque refusait de se plier à sa volonté s’exposait à des représailles. Le système était simple et relativement discret par rapport à la contrebande d’alcool, mais il était immensément profitable, car il exploitait un appétit grandissant pour les artichauts.
« UNE URGENCE GRAVE ET PÉRILLEUSE POUR LA VILLE »
Au début des années 1930, le Bronx Terminal Market devint l’épicentre de ce que les journaux surnommèrent les « guerres des artichauts ». Des wagons et des camions transportant des cargaisons de cet or vert californien étaient régulièrement détournés et leurs conducteurs menacés ou bien passés à tabac s’ils refusaient de vendre au sein de circuits approuvés par la mafia. Les vendeurs qui tentaient de contourner le racket en faisant directement affaire avec les grossistes se retrouvaient avec des caisses brisées, des pneus éventrés et voyaient leurs familles intimidées.
En Californie, les journaux racontaient comment des agents de la mafia menaçaient des agriculteurs pour qu’ils limitent leur production et déprécient leur marchandise. Des affrontements éclataient déjà entre syndicats agricoles officieux et chefs de la pègre locale ; il n’était pas rare de voir des voyous armés de machettes réduire en bouillie des champs rivaux.
Selon certaines rumeurs qui circulaient alors, des membres de la mafia new-yorkaise utilisaient même de petits avions pour terroriser les agriculteurs californiens avec des bombes chimiques aériennes. Ces troubles interétatiques furent suffisants pour attirer l’attention de J. Edgar Hoover et du gouvernement fédéral par le biais d’une de ses nouvelles agences : le Federal Bureau of Investigation (FBI).
Fiorello LaGuardia, maire italo-américain de New York connu pour ses féroces campagnes anti-corruption, se positionna en tant qu’opposant direct au crime organisé. Avec l’attention nouvelle portée par les forces fédérales à la situation et au vu des luttes intestines de la mafia qui affaiblissaient déjà Terranova, LaGuardia comprit qu’il avait une occasion à saisir.

Le maire Fiorello LaGuardia coupe le ruban du Bronx Terminal Market. En 1935, il se servit de ce marché pour proclamer son combat contre le crime organisé et interdit même brièvement les artichauts à New York pour briser le monopole de la mafia.
Le 21 décembre 1935, en plein marché du Bronx, Fiorello LaGuardia monta à l’arrière d’un camion, sous l’escorte de la police. Après avoir fait taire la foule à l’aide d’un violent coup de klaxon, il déclara que le racket lié aux artichauts constituait « une urgence grave et périlleuse pour la ville », puis annonça une interdiction inédite : la vente, l’exposition ou la détention d’artichauts à l’intérieur des limites de New York était désormais illégale.
Du jour au lendemain, le maire avait transformé le racket de la mafia en une affaire nationale. Les Unes des journaux raillèrent l’absurdité de l’interdiction d’un légume. « Il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que le monde d’aujourd’hui est un peu fou », s’amusa un journaliste du New York Herald Tribune. Parallèlement, la demande pour ce mets, inconnu de nombreux lecteurs qui éprouvaient soudain le besoin d’en consommer, grimpa en flèche. Une semaine plus tard, Fiorello LaGuardia leva l’interdiction.
Toutefois, cette interdiction spectaculaire précipita la fin du monopole de Ciro Terranova et installa l’artichaut dans l’imaginaire américain. Après l’effondrement du système de racket, les artichauts entrèrent progressivement dans la vie courante, figurant au menu des restaurants et dans les allées des supermarchés de tout le pays.
De nos jours encore, la quasi-totalité les artichauts des États-Unis proviennent encore des mêmes champs côtiers au sud de San Francisco, mais leur réputation a changé : ce qui fut autrefois une marchandise de la mafia est aujourd’hui un « super-aliment » vanté pour ses propriétés antioxydantes et ses bienfaits pour le cœur. Bien loin, donc, l’époque où l’on en venait aux mains dans le Bronx pour une caisse d’artichauts.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
