Dans les années 1990, des scientifiques ont tenté de momifier un corps comme dans l’Égypte antique

Cette expérience étrange et audacieuse menée dans les années 1990 avait pour but de reproduire les techniques de momification de l’Antiquité. Et rien ne s'est passé comme prévu...

De Sam Kean
Publication 31 oct. 2025, 14:16 CET
La momie de Toutânkhamon.

La momie de Toutânkhamon.

PHOTOGRAPHIE DE Kenneth Garrett, National Geographic Image Collection

À travers l’histoire, de nombreuses cultures ont momifié leurs morts, et certaines le font encore de nos jours, mais les momies égyptiennes demeurent les plus emblématiques. Malheureusement, les Égyptiens ne laissèrent quasiment aucune trace écrite concernant le processus d’embaumement. L’archéologie expérimentale est donc l’un des seuls moyens à notre disposition pour tenter de comprendre la momification et plusieurs praticiens ont déjà entrepris de recréer des momies à notre époque. Dans la plupart des cas, on a procédé avec des animaux, mais quelques âmes intrépides ont momifié des êtres humains, notamment Bob Brier et Ronn Wade en 1994.

Jeune, Ronn Wade voulait devenir croque-mort, comme son père. Après avoir servi comme infirmier pendant la guerre du Vietnam, il est devenu anatomiste, puis a fini par prendre la direction du Bureau d’anatomie de l’État du Maryland. Bob Brier a lui aussi été formé à l’anatomie mais est avant tout égyptologue, de formation et par passion. Il a accumulé tant d’ouvrages sur l’Égypte au cours de sa vie qu’il loue un second appartement uniquement pour les y entreposer.

Bob Brier et Ronn Wade ont choisi leur momie parmi des habitants de Baltimore ayant donné leur corps à la science. Leur choix s’est porté sur un homme caucasien de 76 ans mort d’une crise cardiaque. Si son identité demeure secrète, dans un trait d’esprit douteux, Ronn Wade l’a surnommé E. M. Balm (« Ilan Baume » en français).

Par souci d’authenticité, Bob Brier et Ronn Wade ont utilisé des répliques d’outils et matériaux de l’époque des pharaons : des bandelettes de lin, une table d’embaumement étrangement grande et des lames en cuivre et en obsidienne, bien qu’ils aient rapidement abandonné ces premières, qui tranchent mal la chair. Avant de se mettre au travail sur leur momie, ils ont pratiqué une étape importante sur d’autres cadavres : l’extraction du cerveau. Au lieu d’utiliser des cadavres entiers pour cela, ils se sont procuré des têtes décapitées ayant servi à des cours de chirurgie esthétique dans une faculté de médecine. « Elles avaient l’air un peu bizarre, se souvient Bob Brier. On leur avait fait des liftings et ce genre de choses. » Grâce à quelques sources éparses, Bob Brier avait appris que les embaumeurs égyptiens retiraient le cerveau en insérant par les narines une tige munie d’un crochet. Mais ces sources n’étaient guère prodigues en détails. Les deux chercheurs ont d’abord essayé de racler le cerveau avec une tige de ce type, mais le tissu s’est avéré trop mou et ne sortait pas. Ils se sont donc résolus à injecter de l’eau par le nez du cadavre, puis ont agité la tige pour réduire le cerveau en bouillie. Alors seulement, celui-ci s’est mis à couler. « Comme un milkshake, illustre Bob Brier. Un milkshake à la fraise, pour être précis. »

Compétences affûtées, le duo a entrepris la fabrication de sa momie en mai 1994. Et la première étape a consisté à débarrasser le cadavre de ses organes.

Le corps dans les premières étapes du processus de momification.

Le corps dans les premières étapes du processus de momification.

PHOTOGRAPHIE DE Pat Remler

En Égypte ancienne, les organes connaissaient des sorts divers. Ne comprenant pas vraiment l’utilité du cerveau, les embaumeurs se contentaient généralement de le jeter. Le cœur, en revanche, était laissé à son emplacement ; on pensait qu’il s’agissait du siège de toute émotion, de toute pensée et de l’intelligence. Les organes abdominaux étaient préservés eux aussi. Suivant ce protocole, Bob Brier et Ronn Wade ont pratiqué une incision de neuf centimètres dans l’abdomen de leur cadavre et en ont ôté la rate, le foie, la vésicule biliaire, les poumons et près de sept mètres d’intestins. Étant donnée la taille du foie et des poumons, leur extraction a nécessité une certaine gymnastique géométrique et des mouvements de pression obstinés. La partie la plus difficile a consisté à détacher les poumons du cœur à l’aveugle, car l’orifice emprunté était minuscule.

Une fois les organes retirés, le duo a nettoyé l’abdomen avec du vin de palme et de la myrrhe, puis a fourré le crâne avec de l’encens. Il s’agissait d’une étape rituelle importante dans la préparation du corps à l’au-delà. Cela aidait également à tuer les microbes et à masquer les mauvaises odeurs. À l’Antiquité, les embaumeurs employaient également d’autres substances sacrées, souvent importées d’Europe et d’Asie à prix d’or : résine de pistache, cire d’abeille, huile de ricin. Ramsès II, momifié, se vit d’ailleurs introduire des grains de poivre d’Inde dans les narines.

Ensuite, Bob Brier et Ronn Wade ont déshydraté le corps à l’aide de natron, un minéral composé à parts égales de sel et de bicarbonate de soude qui se forme dans les ouadis égyptiens, des ravines asséchées. À la manière d’une éponge, le natron absorbe l’humidité de la chair et la rend trop sèche pour qu’y prospèrent bactéries, vers, coléoptères et autres agents putréfiants ; le tissu subsistant devient, en somme, de la viande séchée. Par souci extrême d’authenticité, Bob Brier est allé extraire du natron lui-même en Égypte et se souvient du passage de la douane de l’aéroport JFK de New York avec plusieurs kilogrammes de poudre blanche non identifiée comme de l’un des aspects les plus délicats du projet. Fort heureusement, il était accompagné d’une équipe de tournage et a été en mesure de cacher la poudre dans des valises parmi leur attirail. Dans leur laboratoire, Bob Brier et Ronn Wade ont placé la rate, les poumons, le foie et les intestins de la momie dans des bols et les ont couverts de natron. Ils ont également bourré le torse vide du cadavre de vingt-neuf sacs de poudre en lin, ont déposé le corps sur 96 kilogrammes de cette poudre et en ont versé 264 kilogrammes de plus sur la dépouille. Ils ont conservé le corps dans l’ancien bureau de Ronn Wade, le chauffage réglé à 40°C et des déshumidificateurs fonctionnant jour et nuit pour simuler l’air égyptien.

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    On a placé du natron, un minéral se formant naturellement fait de sel et de bicarbonate ...

    On a placé du natron, un minéral se formant naturellement fait de sel et de bicarbonate de soude, sur une table avant de poser la momie dessus.

    PHOTOGRAPHIE DE Pat Remler
    On a ensuite couvert le corps avec davantage de natron et on l’a laissé se déshydrater.

    On a ensuite couvert le corps avec davantage de natron et on l’a laissé se déshydrater.

    PHOTOGRAPHIE DE Pat Remler

    Au cours des cinq semaines suivantes, le natron présent à la surface est devenu croûteux et a bruni à force d’absorber des fluides corporels, ce qui a contraint les deux chercheurs à l’ébrécher à l’aide d’une tige en fer. Bob Brier se souvient d’une odeur âcre mais pas déplaisante, même si, à l’époque, on a pu lire dans des articles de journaux qu’ils portaient des masques chirurgicaux pour s’en protéger. Quoi qu’il en soit, la vue du corps sous la croûte de natron a enthousiasmé Bob Brier. En séchant, la peau des momies se contracte et se ratatine, notamment au niveau du visage et du cuir chevelu. Les lèvres se rétractent de sorte que les dents apparaissent et la peau peu pigmentée prend une teinte brune et jaunâtre. Bob Brier s’était toujours demandé si ces changements étaient dus au procédé de momification lui-même ou bien à plusieurs millénaires d’exposition au climat aride de l’Égypte. Un simple coup d’œil à sa momie lui a suffi pour trancher : après cinq semaines seulement, « il ressemblait exactement à Ramsès II », se souvient-il ; peau tannée, nez crochu et de minces mèches de cheveux dressées sur le crâne. Le processus d’embaumement, et non le temps, donnait aux momies leur aspect emblématique.

    En plus de changer l’apparence du corps, le processus de déshydratation a rendu ses membres aussi secs que des branches d’arbre et ramené son poids de 85 à 36 kilogrammes (le retrait des organes lui a fait perdre près de quinze kilogrammes). Les organes séchant dans les bols se sont flétris eux aussi, phénomène qui permet d’expliquer une autre énigme posée par la momification égyptienne : comme l’ont constaté d’autres archéologues, les embaumeurs plaçaient généralement les organes dans des vases canopes, des récipients funéraires au col si étroit qu’il semblait impossible d’y introduire des organes volumineux. Mais le natron les faisait suffisamment rétrécir pour qu’on les y glisse sans difficulté.

    Après avoir extrait la momie du natron, Bob Brier et Ronn Wade ont administré à Mister Balm un massage complet du corps avec des huiles de lotus, de cèdre et de palme, une nouvelle étape qui, bien qu’importante sur le plan rituel, comportait également des bienfaits tangibles ; elle permettait notamment de restaurer la flexibilité des articulations, ce qui facilitait la manipulation de la momie. Cela effectué, ils ont enveloppé le corps dans des bandages de lin. À l’Antiquité, les embaumeurs commençaient par les mains et les pieds, enveloppaient chaque doigt séparément, puis passaient aux bras, aux jambes et au torse. Le pénis était enveloppé séparément aussi ou, s’il avait rétréci de manière embarrassante, une braguette en lin rigide était attachée à la place. Ils ont alors laissé sécher la momie durant trois mois dans le bureau aride, ce qui a fait chuter son poids à 23 kilogrammes. À la suite de quoi ils ont ajouté plusieurs couches de bandages supplémentaires. Entre les couches, ils ont glissé des amulettes magiques et des fragments de papyrus porteurs de sorts, une pratique courante en Égypte ancienne.

    Depuis trente ans, la momie repose dans le Maryland dans un cercueil en métal conservé à température ambiante. Bob Brier et Ronn Wade l’ont partiellement démaillotée à deux reprises pour vérifier si elle pourrissait, mais n’ont pas constaté le moindre problème. « Il est mort et bien portant », plaisante Bob Brier.

    Bob Brier et Rob Wade ont emmailloté le corps dans plusieurs couches de bandages en lin.

    Bob Brier et Rob Wade ont emmailloté le corps dans plusieurs couches de bandages en lin.

    PHOTOGRAPHIE DE Pat Remler

    Chez les archéologues, l’expérience menée par Bob Brier et Ronn Wade a évidemment suscité la controverse. Un détracteur fulminait : « C’est macabre et […] de mauvais goût, et je ne pense pas que cela ait une grande valeur scientifique. » De manière moins émotive, un autre faisait observer que le fait de donner son corps à la science « ne devrait pas être un chèque en blanc pour n’importe quel type d’expérimentation » sorti de l’esprit des chercheurs. L’objection est légitime. Toutefois, Bob Brier et Ronn Wade rejettent toute accusation selon laquelle ils auraient fait subir de mauvais traitements au corps : « Nous traitons cet homme comme un roi », s’est défendu Ronn Wade à l’époque. Et Bob Brier ajoute : « Dans cinquante ans, il sera dans un bien meilleur état que moi. » En outre, il n’est pas vrai que l’expérience n’avait aucune valeur scientifique. En effet, celle-ci a révélé un grand nombre de choses sur la momification égyptienne que nous ne connaissions tout simplement pas auparavant : le type de lames utilisées par les embaumeurs, comment retirer le cerveau, la quantité de natron nécessaire, et même pourquoi les tables d’embaumement étaient si grandes (1,20 mètre) – pour accueillir l’énorme pile de natron nécessaire pour faire sécher la chair.

    En raison de cette controverse, peu d’archéologues contemporains ont osé embaumer des êtres humains. Mais plusieurs ont momifié des animaux, une pratique courante en Égypte ancienne. Pour une expérience pratique dans ce domaine, je décide de solliciter les conseils de la plus grande spécialiste mondiale des momies animales, Salima Ikram, égyptologue de l’Université américaine du Caire. Elle me suggère de momifier un poisson ; je me procure donc à l’épicerie un vivaneau d’un peu plus de 200 grammes dont la tête, la queue et les yeux sont intacts. Je commence par préparer un natron clandestin en mélangeant six tasses de bicarbonate de soude et de sel à quelques verres d’eau. Je fais sécher la pâte qui en résulte dans mon four jusqu’à ce qu’elle ressemble à de la craie, puis la réduis en poudre. Ensuite, je nettoie le poisson, à l’intérieur et à l’extérieur, à l’aide d’un vin blanc qui se met à mousser tandis que je frotte les moindres parties de l’animal, y compris le dessous de la langue. Après l’avoir soigneusement séché en le tapotant, je bourre l’intérieur du poisson avec de minuscules sacs de lin contenant du natron, le place sur un lit de natron dans une casserole et le recouvre de quelques centaines de grammes supplémentaires.

    De manière inquiétante, dès le lendemain, je sens des odeurs de poisson à travers le natron. Mais ce n’est pas une odeur rance, plutôt celle d’un poisson blanchi. Six jours plus tard, quand je déterre le vivaneau pour vérifier son état, je me fais une nouvelle frayeur : il y a de petites taches noires dans la poudre. S’agit-il d’insectes ? De tissu en décomposition ? Je l’ignore, toujours est-il que la chair ne montre aucun signe de pourrissement ; cela ressemble à de la truite fumée, beige et rigide. Compte tenu du fait qu’il venait de passer près d’une semaine sans être réfrigéré dans la chaleur étouffante d’un été comme peut en connaître Washington, il est dans un état remarquable.

    Au bout de dix-huit jours, le vivaneau fait la moitié de son poids. Suivant le protocole de Salima Ikram, je lui masse la peau avec des huiles de ricin, de laitue et de myrrhe pour lui rendre sa souplesse. Les huiles donnent une belle teinte dorée, mais n’améliorent guère sa flexibilité : en essayant de plier le corps, je tressaille en entendant la peau et les muscles craquer ; plusieurs larmes perlent. Peut-être ai-je fait sécher le poisson trop longtemps ou peut-être que la chair des mammifères absorbe mieux l’huile. Malgré tout, le procédé m’impressionne. Après avoir enveloppé mon poisson momifié dans du lin, je le place sur mon étagère, où il se trouve encore aujourd’hui. Aux dernières nouvelles, les yeux et la peau étaient intacts, il n’y avait ni traces de décomposition, ni odeurs fâcheuses. Cela s’est avéré étonnamment facile de transformer un poisson, cet animal proverbialement malodorant, en une relique inoffensive. Pas étonnant dès lors que les Égyptiens aient considéré la momification comme un procédé sacré, voire magique.

    Sam Kean est un auteur à succès. Ses livres, parmi lesquels The Icepick Surgeon, The Bastard Brigade, Caesar’s Last Breath (élu livre scientifique de l’année par The Guardian), The Tale of the Dueling Neurosurgeons, The Violinist’s Thumb, The Disappearing Spoon et son dernier, Dinner with King Tut, figurent régulièrement dans les classements du New York Times. Il a également été deux fois finaliste du PEN / E.O. Wilson Literary Science Writing Award. Son travail a été publié dans The Best American Science and Nature Writing, The New Yorker, The Atlantic et The New York Times Magazine, entre autres publications. On a également pu l’entendre sur NPR dans Radiolab, All Things Considered, Science Friday et Fresh Air. Son podcast, The Disappearing Spoon, a débuté à la première place du classement scientifiques d’iTunes. Il réside à Washington.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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