Un "monstre marin" coulait des navires au large de Constantinople il y a 1500 ans
L’historien Procope parle de Porphyrios, une créature marine qui a terrorisé les marins du 6e siècle durant cinquante ans. Quel était cet animal ?

Une mosaïque byzantine du 6e siècle montre un monstre amphibien. On ignore toutefois s’il s’agissait du même qui aurait tourmenté les marins de Constantinople en attaquant et en coulant leurs navires.
« Il a coulé de nombreux navires et tourmenté les passagers de beaucoup d’autres. »
Ces mots auraient pu s’appliquer à White Gladis, une orque qui a gagné ces dernières années la réputation d’être l’instigatrice d’attaques sur des bateaux, les bousculant et brisant leur gouvernail.
Mais ce texte a en réalité été écrit par l’historien grec Procope de Césarée. L’historien y parle d’un monstre marin terrifiant, Porphyrios, qui a tourmenté les habitants de Byzance durant cinquante ans. Son règne de terreur a pris fin avec un groupe de dauphins.
Sa taille colossale, presque celle d’un bus scolaire, a conduit de nombreuses personnes à penser que c'était un cachalot. Cependant, les orques d’aujourd’hui, qui coulent des bateaux au large des côtes espagnoles et portugaises, montrent sous un jour nouveau l’histoire de Porphyrios.
Cette terreur marine était-elle une orque ? Ou un animal d’une tout autre espèce ? Un historien spécialisé en monstre marin et un biologiste marin ont examiné les indices laissés par l’Histoire.
L’HISTOIRE D’UN MONSTRE MARIN BIEN RÉEL
Dans son célèbre ouvrage, Les Guerres de Justinien, Procope de Césarée décrit un énorme « kētos » qui « causait des troubles à Constantinople et dans sa région », de manière répétée, durant cinquante ans.
Le mot kētos, du grec ancien, est souvent traduit par « monstre marin » ou encore « baleine », mais le terme est, en réalité, « frustrant tant il est vague », commente Ryan Denson, professeur assistant de l’université de Silésie à Katowice, en Pologne. Il est l’auteur du livre à paraître, A Zoobiography of the Ancient Sea Monster. Ryan Denson, qui a partagé sa traduction de ces passages avec National Geographic, affirme que le terme kētos peut également signifier les thons, les grands poissons, les chiens de mer (désignant probablement les requins), et même les animaux mythiques.
L’histoire raconte que le monstre marin a coulé de nombreux navires et emportait avec lui leurs passagers. Il disparaissait parfois durant de longues périodes avant de revenir semer la zizanie. C’était un tel problème que l’empereur Justinien Ier, qui a régné sur l’Empire romain de 527 à 565 apr. J.-C., s’en inquiétait. Il n’avait cependant aucun moyen d’arrêter le malfaiteur.
« Ce n’est pas impossible que Justinien ait envoyé des troupes sur un navire afin de tenter de harponner la bête », explique Ryan Denson, mais on ne peut en être certain.
Après avoir terrifié les marins durant un demi-siècle, c’est finalement la faim de Porphyrios qui a mis fin à son joug.
« Animé par sa faim ou par sa soif de victoire », écrit Procope, le monstre s’est échoué alors qu’il chassait un groupe de dauphins. « Il s’est enlisé dans une boue profonde », et en tentant de s’en libérer, le monstre « s’est enfoncé encore plus » et n’est pas parvenu à se dégager.
Une fois Porphyrios échoué, il était à la merci des villageois. « Les habitants se seraient précipités et auraient dépecé la bête jusqu’à ce qu’elle meure », raconte Ryan Denson. Certains ont consommé la viande immédiatement, et d’autres l’ont préservée avec du sel et l’ont ramenée chez eux pour en profiter plus tard.
La description de la chute de cet animal pourrait offrir certains indices qui trahiraient son identité.
PREMIER SUSPECT : UN CACHALOT
Procope nous apprend une caractéristique importante de ce monstre : sa taille. Il aurait mesuré près de 13 mètres de long. « Peu d’animaux marins atteignent cette taille », déclare Lee Fuiman, professeur au sein de l’institut de science marine de l’université publique du Texas à Austin.
Parmi eux, on retrouve les baleines bleues, les rorquals communs, les cachalots, les baleines boréales et les requins-baleines. Mais de ces animaux, seuls les cachalots sont des prédateurs actifs. Les autres ont des fanons, et se nourrissent de plancton, de krill ou de petits poissons.
Avec une espérance de vie d’environ soixante ans, il semblerait également que les cachalots puissent vivre aussi longtemps que Porphyrios.
C’est pourquoi un cachalot est le suspect numéro un dans cette affaire. Mais l’affaire se complique.
Procope écrit que ce géant chassait même les dauphins. « Cela commence à limiter le nombre de suspects », explique Lee Fuiman. Les cachalots, plus grands prédateurs à dents de l’océan, en ont après les calmars, et non les dauphins.
DEUXIÈME SUSPECT : UNE ORQUE
Un animal qui chasse les dauphins ? « Ça ressemble à une orque », déclare Lee Fuiman.
Les orques et les cachalots sont des animaux connus pour s’échouer sur les plages par mégarde en nageant dans des eaux trop peu profondes pour eux, comme l’a fait Porphyrios. Certaines orques s’échouent même à dessein pour attraper des phoques, avant que les vagues ne les entraînent par la suite vers le large. C’est une tactique risquée, car une erreur de timing pourrait les laisser piégées sur le sable.
En outre, les orques femelles ont une espérance de vie de quatre-vingt-dix ans, plus qu’assez pour tourmenter des générations d’antiques marins.
Mais l’âge de la brute serait-il une fausse piste ? Est-ce qu’un seul être a suscité la terreur dans les profondeurs pendant une période aussi prolongée, s’interroge Ryan Denson, ou chaque matelot qui croisait le regard d’une baleine songeait-il à Porphyrios ?
Et si c’était bien une orque, pourquoi n’y a-t-il aucune mention de ses marques noires et blanches bien distinctives ? « On ne peut pas les rater », affirme Lee Fuiman. Le nom de la créature, Porphyrios, pourrait se traduire par « la créature violette ». Mais cela se référait probablement à la couleur de l’eau au large, ou à la grandeur de l’animal, le violet était la couleur de la royauté, plutôt qu’une description de sa peau, pense Ryan Denson.
La taille des orques vient également les innocenter. Elles ne sont pas aussi grandes que l’aurait été Porphyrios. La plus grande orque que l’on connait mesurait environ 10 mètres de long. Par ailleurs, Lee Fuiman explique qu’il s’agit là de la raison pour laquelle les grands requins prédateurs, comme le grand requin blanc ou le requin-tigre, ne figuraient pas sur la liste des suspects. Leur régime correspond, certes, au profil du coupable, mais « la taille ne colle pas », car ils ne dépassent que très rarement les 6 mètres de long.
UN NARRATEUR À QUI ON NE PEUT SE FIER ?
On pourrait faire totalement fausse route. Ryan Denson a des raisons de croire que certains des dires de Procope seraient « un peu suspects ». L’historien n’était pas un témoin direct des événements qu’il relate dans son histoire de Porphyrios, « alors il faut prendre de la distance et se dire que certains points ont pu être exagérés », nuance-t-il.
Les textes historiques étaient aussi plus colorés dans l’Antiquité. « Quand on lit des livres d’histoire aujourd’hui, on veut qu’ils s’en tiennent à un sujet », explique Ryan Denson. Mais Procope « aimait les digressions. Il aime raconter des histoires pour le simple fait de les raconter. »
Si cela rend son histoire plus digeste, certains détails sont susceptibles d’avoir été embellis. « Le terme “navire” est très générique », commente Ryan Denson. Le mot peut qualifier de gigantesques trirèmes de guerre, dont le naufrage correspond à la réputation d’un gigantesque et terrifiant monstre. Cependant, il pourrait tout aussi bien être question de petits bateaux à rames. « Cela m’inciterait à prendre des précautions. »
Et Porphyrios a-t-il intentionnellement attaqué ces vaisseaux ? « C’est très facile d’imaginer un cachalot ou une orque heurter [un navire], même par accident, et faire passer un passager par-dessus bord », explique Ryan Denson. Lorsque la victime raconte l’incident à qui veut bien l’entendre, « les détails sont exagérés ».
La taille de la bête pourrait faire partie de ces détails. Tout comme la quantité de poissons attrapés par un pêcheur augmente à chaque histoire, les mensurations de la bête pourraient ne pas être fiables. « Nous prenons comme acquise la standardisation des unités de mesure que nous avons aujourd’hui », explique Ryan Denson. « Dans l’Antiquité, les unités de mesure variaient selon la position géographique ou le siècle. » Déterminer la taille de Porphyrios aujourd’hui n’en est que plus compliqué.
Ryan Denson remet également en question le fait que l’on ait vu Porphyrios s’échouer alors qu’il chassait des dauphins, ou bien si l’on a découvert sa carcasse et présumé de la situation.
Plutôt que de décrire des événements s’étant bel et bien déroulés, l’histoire de Porphyrios pourrait être une sorte de métaphore. « Kētos désignait également, en grec ancien, le Léviathan, le monstre de la Bible », explique Ryan Denson. Et le texte mentionne la capture de cette créature marine en même temps que se déroulaient des cataclysmes, tels que des tremblements de terre ou la crue du Nil.
Tout ceci rend presque impossible d’être certain de ce que l’on peut croire. « Comme nous ignorons pourquoi il nous raconte cela, c’est difficile de dire quels éléments ont été exagérés pour une raison ou pour une autre », déclare Ryan Denson.
UNE AFFAIRE NON ÉLUCIDÉE
Pour ajouter à la nature nébuleuse de ces preuves, aucun des deux principaux suspects n’habite les eaux qui entourent Constantinople, l’actuelle Istanbul, en Turquie.
Les cachalots vivent en principe en eau profonde, où ils chassent leur proie de prédilection : le calmar des profondeurs. « Il est très peu probable qu’un cachalot se retrouve là-bas, du moins, pas selon les informations dont on dispose sur leur habitat », avance Lee Fuiman.
Et apercevoir des orques dans la Méditerranée orientale est incroyablement rare. Elles n’ont pas tendance à dépasser la partie occidentale de cette mer, où Gladis et ses camarades mènent aujourd’hui la vie dure aux bateaux.
L’identité de Porphyrios pourrait rester un mystère pour toujours, tout comme l’on ignore pourquoi les orques d’aujourd’hui bousculent des bateaux.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.