Comment le bronzage est-il devenu à la mode ?

À l’heure où les alertes sanitaires sur les dangers du soleil se multiplient, retour sur l’histoire du bronzage, née au début du siècle dernier en Occident.

De Romane Rubion
Publication 12 août 2025, 15:11 CEST
Chapeau bas
Cette femme se détend sur une plage de Trujillo, au Pérou.
Photo de William Albert Allard, National Geographic Creative

« Tu as bronzé ! » vous lance un proche en vous revoyant à votre retour de vacances. Vous accueillez la remarque avec le sourire : votre peau a fait le plein de soleil, preuve que vos congés ont été une réussite. Et pourtant, saviez-vous qu’arborer un teint hâlé était une tendance récente, longtemps éloignée des canons de beauté ?

Pendant des millénaires, en Occident, la peau claire incarnait l’idéal de beauté, en particulier chez les femmes. Déjà dans la Grèce antique, les femmes s’enduisaient le visage de blanc de céruse, un pigment à base de carbonate de plomb, en dépit de ses effets nocifs sur la santé.

Symbole de raffinement, la pâleur traduisait l’appartenance aux classes aisées, notamment à l’aristocratie, épargnée des travaux manuels et l’exposition au soleil. Avoir la peau blanche correspondait également aux idéaux de féminité de l’époque, associés à la pureté, à la délicatesse et à l’innocence. Plus tard, la religion chrétienne conforta cet imaginaire en associant symboliquement la blancheur à la virginité, et les teintes sombres à l’enfer.

Dans les années 1920, la tendance s’inverse : le teint pâle cède peu à peu sa place à une peau cuivrée. Le bronzage s’impose alors comme la nouvelle mode. Si ce changement est souvent associé à l’influence de Coco Chanel et à l’instauration des congés payés en 1936, les spécialistes y voient avant tout une transformation d’ordre médical, social et politique.

 

LA TENDANCE S’INVERSE DANS LES ANNÉES 1920

Selon Bernard Andrieu, philosophe et professeur à l’Université Paris Cité, auteur de Bronzage, Une petite histoire du soleil et de la peau, « le bronzage est avant tout une expérience cosmique ». En effet, il explique que « le soleil est la seule étoile avec laquelle nous pouvons communiquer par l’effet de ses radiations. Les rayons UV, la luminosité et la chaleur sont trois expériences sensorielles que nous recherchons même en hiver ».

Le brunissement de la peau est un phénomène naturel déclenché par l’exposition de l’épiderme aux rayons du soleil, qui stimule la production de mélanine, pigment responsable de la coloration cutanée. Le philosophe souligne que cette mutation éphémère de la peau « est recherchée comme un bien culturel ». Gratuit, « le bronzage manifeste immédiatement un changement d’apparence saisonnier », qui suit un cycle régulier.

Le fait de s’exposer volontairement au soleil est un phénomène relativement récent, apparu il y a moins d’un siècle. Le spécialiste revient sur le tournant culturel qui, à partir des années 1920, a conduit à faire du bronzage une véritable mode. Dans le sillage du courant hygiéniste du 19e siècle, le début du 20e siècle voit émerger une nouvelle relation au corps en extérieur. D’une part, « face à la pollution des villes, la recherche du plein air en bord de rivière, de mer ou de montagne […] est devenue un moyen de découvrir son corps à travers des loisirs de plus en plus dénudés », souligne Bernard Andrieu. Alors que les citadins les plus aisés fuyaient déjà la ville pour profiter du soleil des stations balnéaires, les classes populaires durent attendre 1936 et l’instauration des congés payés avant d’accéder, à leur tour, aux joies des vacances ensoleillées en bord de mer, en montagne ou à la campagne. 

D’autre part, l’évolution de la mode vestimentaire féminine, impulsée entre autres par Coco Chanel, a progressivement libéré le corps en exposant des zones autrefois couvertes. La peau, désormais visible, s’est peu à peu exposée aux rayons du soleil. 

Enfin, la commercialisation des premières huiles solaires témoigne du changement de regard sur le bronzage. « La création des premières huiles solaires, comme celle de Chaldée par Jean Patou en 1927, va [associer] bronzage et beauté, ouvrant la voie à [des marques comme] L’Oréal, Nivea ou encore Coppertone, le tout sans [réelle protection contre] les UV », affirme Bernard Andrieu.

Selon le philosophe, « héroïser Coco Chanel, égérie de la mode et de la libération du corps de la femme, pourrait faire croire que le bronzage date de son séjour à Deauville en 1921, au moment du lancement de son parfum ». En réalité, plusieurs facteurs clés prouvent que le tendance était déjà amorcée avant les années 1920.

 

UN BASCULEMENT MÉDICAL, SOCIAL ET POLITIQUE

Le renversement des canons pigmentaires trouve d’abord son origine dans l’évolution du discours médical au tout début du 20e siècle, lorsque l’exposition au soleil commence à être perçue comme bénéfique pour la santé. « Dès 1910, l’ensoleillement et les bains de mer [deviennent] une véritable thérapie », souligne Bernard Andrieu. « La médecine héliothérapeutique soigne les enfants tuberculeux en Suisse, mais aussi en France, notamment dans des sanatoriums comme celui d’Hendaye ».

À cette époque, des médecins, « sans jamais parler du bronzage », s’intéressent déjà aux effets de l’ensoleillement sur la peau. « Le risque de cancer est déjà bien identifié, comme [le montre le travail de] Fougerat de Lastours, qui cherche à distinguer plusieurs stades d’ensoleillement. […] Avec le concept de pigmentoderme, qu’il représente sous forme de roue, il définit dès 1920 le passage progressif de la simple exposition à la brûlure grave », précise le spécialiste.

Les raisons d’une telle inversion sont aussi d’ordre social. Dans L’invention du bronzage, l’historien Pascal Ory explique que « désormais la distinction des élites, soucieuses de prouver leur capacité de loisir face au commun des mortels, va se faire non plus par rapport au paysan et ses coups de soleil mais par rapport à l’ouvrier et à l’employé, condamnés à la blafardise ».

Avant même 1936, et que les classes populaires puissent bénéficier de leurs congés payés au soleil, Bernard Andrieu rappelle que l’art, et notamment « la vague impressionniste des bords de rivière, [avait déjà révélé] au peuple la possibilité de se baigner et de se mettre dénudé.e au soleil ».

La popularisation du bronzage s’inscrit aussi dans une dynamique politique, en lien avec l’émancipation des femmes. L’évolution du vêtement féminin, marquée par l’apparition des jupes courtes ainsi que la libération des bras et du décolleté, a conduit jusqu’au bikini, exposant de fait l’ensemble du corps des femmes. « Les fesses sont d’abord restées une partie cachée, comme un signe d’intimité, avant de devenir, avec le string ficelle, l’endroit à muscler et à bronzer », précise le professeur.

Aujourd’hui, il constate que dans de nombreuses sociétés « les femmes continuent à exposer leur corps toute la journée afin de correspondre aux normes culturelles et sociales de la beauté. Cela est un moyen d’érotiser son corps, tout en gardant le contrôle sur ce qui est montré en public ». En effet, le philosophe précise que « la démarcation [laissée] par le maillot, qui se résume parfois à un simple fil [comme dans le cas] du string, reste sous le contrôle de la femme, qui choisit d’exposer ou non telle partie de son corps ».

 

SE (RE)PROTÉGER DU SOLEIL

À partir des années 1990, les préoccupations sanitaires liées aux dangers de la surexposition au soleil commencent à émerger. Valorisé pendant près d’un siècle, le bronzage est de nos jours souvent perçu comme un facteur de risque, dans un contexte écologique alarmant. Aujourd’hui, « protéger sa première peau, quelle que soit sa couleur, est un signe de santé et d’attention écologique aux conséquences du rayonnement solaire », souligne Bernard Andrieu. 

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    Les pêcheurs locaux de Positano, en Italie, ont éloigné leurs bateaux du rivage pour faire de la place aux vacanciers. La photo de cette séance de bronzage a été publiée dans un numéro de National Geographic en 1959.
    Photo de Luis Marden, National Geographic

    Le philosophe évoque un « renversement écologique » dans le rapport de l’Homme au soleil, au corps et à l’environnement, amorcé au moment de l’invention de l’indice UV, en 1992. Ce basculement marque le passage d’une culture du bronzage à une logique de protection devenue nécessaire dans le contexte du changement climatique. « Être moins bronzé, remplacer le bronzage par la lumière, la brûlure par le hâle, la chaleur par l’ombre fait évoluer les mentalités vers une cosmose », un terme utilisé par Bernard Andrieu pour désigner une relation d’harmonie entre le corps humain et l’environnemental naturel.

    « En comprenant et respectant davantage les cycles d’ensoleillement, et en évitant de s’exposer entre midi et 16h, [nous reconnaissons] que notre corps est un organisme vivant parmi d’autres qui ne peut pas dominer [les forces naturelles comme] le soleil », estime le philosophe. Dans l’Anthropocène, où l’humanité cherche souvent à maîtriser son environnement, cette posture invite à reconsidérer « le soleil comme une source d’énergie avant tout », plutôt que comme une simple source de bronzage.

    À l'heure des alertes sanitaires sur les dangers du soleil et de la montée du skincare, le culte du bronzage semble pourtant encore bien ancré dans nos sociétés. « Paradoxalement, être bronzé reste un marqueur de vacances dans un monde de plus en plus sédentaire et urbain », estime Bernard Andrieu. Le bronzage a toutefois évolué pour devenir « un tatouage éphémère », comme en témoigne la mode esthétique mais dangereuse des "burn lines" et des "tan lines" qui s’est récemment emparée des réseaux sociaux. « Indiquer ce que nous sommes avec une peau naturellement colorée et dessinée est un moyen de lutter contre l’artificialisation du skincare », souligne le philosophe.

    « Avec une autosanté plus responsable, le bronzage peut être une pratique durable, dès lors que l’on ne versera plus dans les océans les agents chimiques de nos crèmes », ajoute-t-il. Chaque année, pas moins de 14 000 tonnes de crème solaire sont déversées dans les océans. Le professeur appelle ainsi l’industrie cosmétique à devenir davantage « responsable de la qualité de nos peaux et des environnements solaires ».

    Enfin, Bernard Andrieu rappelle que l’exposition au soleil révèle aussi des inégalités sociales. Le philosophe dénonce « une discrimination climatique de classe », alimentée par le prix souvent prohibitif des protections solaires. « Aujourd’hui, la cosmétique mondialisée veut adapter les produits [solaires] à chaque type de peau, en élaborant des [déclinaisons] pour l’avant, le pendant et l’après-bronzage, comme si le bronzage était devenu un soin, sinon de beauté, du moins de santé pour les plus riches… », précise-t-il.

    De plus, le professeur explique que les classes les plus aisées, ayant la possibilité de séjourner plusieurs jours en station balnéaire, ont le privilège de choisir les moments les plus favorables pour s’exposer au soleil. Ainsi, « rester au soleil toute la journée est un signe de pauvreté ; le but étant de rentabiliser le passage à la plage », conclut-il.

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