Un siège, plusieurs représentants ? Une idée politique qui fait son chemin au Brésil

Au Brésil, les communautés marginalisées forment des collectifs pour se présenter, ensemble, aux élections locales et législatives. Ce nouveau concept, qui n'est pas encore reconnu par la loi, vise à mieux représenter la volonté du peuple.

De Jill Langlois
Publication 3 mai 2022, 16:38 CEST
Paula Nunes, ici en train de s’adresser à la foule lors d’une manifestation à São Paulo, appartient à ...

Paula Nunes, ici en train de s’adresser à la foule lors d’une manifestation à São Paulo, appartient à l’un des collectifs politiques du Brésil, qui sont de plus en plus nombreux dans le pays. Les collectifs politiques inscrivent le nom d’un de leurs membres sur le bulletin de vote, mais font campagne et servent leurs électeurs en tant que groupe.

PHOTOGRAPHIE DE Gabriela Portilho, National Geographic

SÃO PAULO, BRÉSIL - Tandis que Paula Nunes avance prudemment dans les passages étroits qui séparent les maisons de fortune dans le terrain occupé de Buracanã, les habitants crient son nom.

Cette communauté improvisée, située entre la favela de São Remo et l’hôpital universitaire de São Paulo, est un lieu de dernier recours. La plupart des 400 familles qui vivent ici ont perdu leurs moyens de subsistance pendant la pandémie de COVID-19, et donc leur capacité à payer un loyer.

Nunes est leur représentante au conseil municipal, ou plutôt l’une des cinq femmes qui partagent un unique siège au conseil depuis qu’elles ont été élues en 2020 dans le cadre d’un collectif politique appelé Bancada Feminista. Bien qu’ils ne soient pas officiellement reconnus par le gouvernement, les sièges politiques partagés font partie d’une tendance croissante à élargir le champ de la représentation et à augmenter le nombre de femmes et de minorités titulaires de fonctions officielles.

Des membres du collectif politique Bancada Feminista, en t-shirts violets, rencontrent des habitants de la communauté défavorisée de Buracanã. Les cinq femmes qui constituent le collectif se partagent un siège au conseil municipal de São Paulo.

PHOTOGRAPHIE DE Gabriela Portilho, National Geographic

L’obtention d’une représentation politique est un défi auquel les femmes, les personnes racisées, la communauté LGBTQIA+ et d’autres minorités discriminées sont confrontées dans le monde entier. Mais le Brésil est le seul pays dans lequel un aussi grand nombre de militants et de militantes, comme les membres de Bancada Feminista, qui signifie « banc féministe », ont décidé de se partager officieusement les sièges élus afin d’amplifier le pouvoir des personnes marginalisées.

Le fonctionnement est simple : le collectif politique met le nom d’un seul membre sur le bulletin de vote mais fait campagne en tant que groupe. La personne inscrite sur le bulletin de vote est le porte-parole du groupe et, en tant que seul représentant officiellement élu, c’est elle qui prend la parole lors des réunions du conseil municipal ou de l’assemblée législative, et c’est elle qui vote. Les autres membres, quant à eux, sont au service des électeurs ou apportent leur expertise dans des domaines spécifiques. Les décisions relatives aux votes sont prises en groupe.

Alors que ses collègues du collectif se penchent sur d’autres problèmes auxquels est confrontée la population de cette ville de plus de 12 millions d’habitants, Nunes a pu passer du temps avec celles et ceux qui vivent à Buracanã. Elle souhaite aider les habitants de la communauté à obtenir ce dont ils ont le plus besoin : de la nourriture, du travail et un logement abordable.

« Si une seule personne occupait ce siège, de nombreux membres de notre communauté seraient délaissés », déclare Nunes, qui est avocate. « Cette personne passerait son temps dans des réunions du conseil à voter sur des sujets qui concernent des personnes qu’elle n’a même pas eu le temps de rencontrer. »

 

LA VOLONTÉ DU PEUPLE

À Alto Paraíso de Goiás, une petite ville située en bordure du parc national Chapada dos Veadeiros, dans le centre du Brésil, un collectif politique a remporté un siège au conseil municipal en 2020 avec un total de 280 voix, soit le nombre le plus élevé jamais exprimé pour un candidat dans l’histoire de la communauté. Les quatre membres du Mandato Coletivo Permacultural, deux femmes et deux hommes, sont des éducateurs environnementaux qui souhaitent que la municipalité intègre plus efficacement la nature et les questions environnementales dans ses politiques.

Les actions du collectif sont divisées à parts égales. Si Henny Freitas est leur porte-parole au conseil municipal, pendant les réunions, elle consulte en permanence les autres membres sur WhatsApp afin de s’assurer que sa voix n’est pas la seule à être entendue.

« Ce n’est peut-être pas encore reconnu légalement, mais c’est légitime, car c’est ce que les gens veulent », dit-elle.

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    Gauche: Supérieur:

    Henny Freitas est la porte-parole du collectif Mandato Coletivo Permacultural. Pendant les réunions du conseil municipal, elle consulte en permanence les autres membres du collectif sur WhatsApp pour s’assurer que sa voix ne soit pas la seule à être entendue.

    Droite: Fond:

    Augusto Schneider fait également partie du collectif Mandato Coletivo Permacultural, qui a ouvert un poste pour les citoyens intéressés, qui tourne au fur et à mesure de l’évolution des besoins de la communauté.

    Photographies de Gabriela Portilho, National Geographic

    Christiane Catalão, sa collègue, ajoute : « C’est un moyen de se détacher du rôle traditionnel d’un élu. L’idée des collectifs politiques est venue comme une réponse naturelle d’une partie de la communauté qui n’est traditionnellement pas impliquée dans la politique, et qui souhaite se voir représentée. »

    Les collectifs politiques ont fait leur apparition sur les bulletins de vote brésiliens en 1994 : les élections étaient alors relativement nouvelles, après plus de deux décennies de dictature militaire. Durval Ângelo, candidat du Parti des travailleurs au poste de représentant de l’État dans le Minas Gerais, dans le sud-est du Brésil, a été le premier à lancer une telle idée en invitant régulièrement le public à participer à l’évaluation de ses plans et propositions, et à collaborer avec lui pour décider de la suite des événements. Il a effectué six mandats consécutifs.

    Progressivement, cette idée a évolué pour devenir le partage des sièges que nous observons actuellement. De 1994 à 2018, 94 candidats de collectifs politiques ont participé à un total de 110 campagnes d’élections du pays. Mais pour les élections municipales de 2020 à elles seules, 313 collectifs se sont présentés, et 22 d’entre eux ont gagné.

    Parmi eux, Bancada Feminista et Quilombo Periférico, un groupe de personnes noires à São Paulo qui réunit des représentants masculins, féminins et LGBTQIA+. À Fortaleza, la capitale de l’État de Ceará, au nord-est du Brésil, il y a Nossa Cara, composé de trois femmes originaires de la périphérie de la ville. À Salvador, la capitale de l’État de Bahia, également au nord-est, trois femmes noires font partie d’un collectif connu sous le nom de Pretas por Salvador.

    « Les collectifs politiques sont une solution créative pour construire de la représentation », explique Debora Rezende de Almeida, politologue à l’université de Brasília, surtout lorsque les tentatives officielles ont échoué.

    Il y a vingt ans, le Brésil a intégré des quotas de genre dans sa loi fédérale concernant les élections. Dans des pays comme le Rwanda, le Népal, l’Italie et le Costa Rica, ces quotas ont permis d’augmenter le nombre de femmes occupant des fonctions officielles. Mais, selon les experts, cela n’a pas été le cas au Brésil. En mars 2022, ce dernier occupait la 145place sur 192 pays dans le classement des femmes dans les parlements nationaux établi par l’Union interparlementaire. La France, quant à elle, était à la 33e place.

    En 2021, lorsque de grandes manifestations ont éclaté à São Paulo pour réclamer « un vaccin dans le bras et de la nourriture dans l’assiette », des membres de Bancada Feminista ont participé au nom de leurs électeurs et électrices.

    PHOTOGRAPHIE DE Gabriela Portilho, National Geographic

    Le principal problème est que les partis politiques recrutent des femmes pour se présenter aux élections afin de respecter le quota, mais ils financent leurs campagnes à des taux bien inférieurs à ceux des hommes qui se présentent aux mêmes postes. Avec un soutien financier limité, les chances des femmes de gagner sont donc minces.

    Les résultats parlent d’eux-mêmes : pour une population de 212,6 millions d’habitants, seuls 15 % des représentants fédéraux et 12,4 % des sénateurs sont des femmes et 900 des 5 568 villes du pays n’ont pas élu une seule femme au conseil municipal en 2020. En comparaison, aux États-Unis, qui comptent 329,5 millions d’habitants, les femmes occupent 27 % des sièges au Congrès. C’est une augmentation de 50 % par rapport à il y a dix ans, selon une analyse du Pew Research Center.

    Au Brésil, les femmes sont bien mieux représentées dans les collectifs politiques, selon une étude des élections municipales de 2020 dont Almeida est la co-autrice. Les femmes blanches représentent 36 % des membres élus des collectifs politiques, alors qu’elles représentent moins de 10 % de tous les conseillers municipaux élus. Pour les femmes noires, la différence est encore plus marquée : 27 % de représentation contre à peine 1 %.

     

    QUELQUES COMPLICATIONS

    D’habitude, Nunes se rend seule à Buracanã, mais cette fois-ci, elle est accompagnée de deux autres membres de Bancada Feminista : Silvia Ferraro, professeure d’histoire et porte-parole du groupe, et Natália Chaves, activiste luttant pour les droits des personnes noires et pour la protection de l’environnement. Les deux autres membres du groupe sont Carolina Iara, qui se concentre sur la santé et sur les communautés LGBTQIA+ et noires, et Dafne Sena, une avocate et activiste pour les droits du travail et l’environnement.

    Alors que les trois femmes arrivent à la cuisine partagée de la communauté pour le déjeuner, Ferraro s’arrête pour discuter avec Fabiana Batista da Silva, une résidente qui s’inquiète du fait que l’un de ses enfants n’a pas reçu la tablette dont il avait besoin pour suivre les cours en distanciel pendant la pandémie. En tant que professeure dans une école publique, Ferraro sait comment fonctionne le système éducatif et comment obtenir les ressources dont le garçon a besoin.

    Silva confie qu’elle n’a découvert la Bancada Feminista qu’après l’élection, mais qu’en tant que mère célibataire à la tête d’un foyer de sept enfants, elle aurait aimé voter pour elles.

    « C’est la première fois que je me sens soutenue », dit-elle. « Elles ont de l’empathie, elles sont humaines. Elles vous font vous sentir importants. C’est tout ce que nous avons toujours voulu ici. »

    Pour les experts qui observent l’essor des collectifs politiques au Brésil, c’est cette capacité à se connecter avec les électeurs, en particulier ceux qui sont souvent oubliés ou marginalisés, qui a conduit à leur succès.

    « Depuis quelque temps, les partis politiques ont peu de liens avec la population », explique Soraia Marcelino Vieira, politologue à l’université fédérale Fluminense. « Les citoyens sont généralement mécontents, ils sont découragés, ils ne croient pas au système politique, surtout lorsqu’il s’agit des partis politiques. »

    « Avec ces collectifs politiques, il y a un nouveau sentiment de mobilisation. Les gens ont l’impression qu’ils ont une chance, qu’on leur donne enfin une option dans la politique, en dehors des candidats individuels habituels. »

    Mais ces collectifs s’accompagnent de complications qui peuvent être rédhibitoires. Ils ne sont légalement ni reconnus, ni réglementés (un projet de loi visant à rectifier ce problème est en attente depuis 2017). Si le porte-parole décide de se retirer, l’ensemble du collectif perd sa place au gouvernement, ce qui est arrivé à un groupe de la ville de Belo Horizonte trois mois seulement après avoir été élu en 2020.

    Et si le porte-parole ou le reste du groupe décide d’expulser un membre, comme cela s’est produit avec un collectif de représentants de l’État de São Paulo, cette personne n’a aucun recours, pas plus que celles et ceux qui avaient voté pour le groupe dans son ensemble.

    Les membres de Bancada Feminista affirment que les désaccords et les conflits internes n’ont jamais été un problème pour elles, car leur groupe n’a pas été formé par leur parti, le parti de gauche socialisme et liberté : elles se connaissent toutes depuis des années. Elles ne sont pas toujours d’accord, mais elles savent comment prendre une décision qui les représente au mieux et, surtout, qui représente leurs électeurs et leurs électrices, ajoutent-elles.

    À tout le moins, l’adhésion collective peut être fluide. Lorsque l’un des membres du Mandato Coletivo Permacultural a décidé d’accepter un autre poste à la mairie, les trois autres ont ouvert le quatrième poste au public. Ils ont ainsi fait passer des entretiens aux personnes intéressées et, tous les trois mois, ont fait tourner le siège. Lorsque le membre d’origine est revenu, ils se sont à nouveau adaptés : ils ont ouvert un cinquième siège, qui tourne entre des personnes qui ont une expertise ou un intérêt particulier dans le domaine d’intérêt du collectif pendant le trimestre en question.

    Bancada Feminista a également dû faire preuve de souplesse. Nunes et Iara ont récemment quitté le collectif : elles ont rejoint deux autres femmes noires afin de former une nouvelle version du collectif, cette fois au niveau de l’État, pour pouvoir se présenter aux élections de cette année qui auront lieu en octobre. Comme aucune des deux n’était la porte-parole du collectif d’origine, celui-ci a pu conserver son siège au conseil municipal.

    Le collectif a tout de même poursuivi sa mission : servir les personnes marginalisées. Récemment, un projet de loi rédigé par Bancada Feminista visant à créer un programme municipal de lutte contre les violences obstétricales a été approuvé en première lecture. Alors qu’il se dirige actuellement vers le deuxième vote, le collectif est en train de créer un dossier qu’il présentera au Secrétariat municipal de la santé, dans lequel seront réunis des récits de personnes qui ont été victimes de violences obstétricales dans la ville.

    Après le déjeuner dans la cuisine partagée de Buracanã, certaines femmes restent, et se rassemblent pour écouter ce que leurs co-conseillères ont à leur dire. Ferraro parle de l’importance des femmes dans des communautés comme la leur, dans lesquelles elles représentent la majorité des résidents et sont celles qui organisent la vie en collectivité.

    Chaves prend ensuite la parole, et compare la nature collective de l’action de Bancada Feminista à celle de Buracanã, où les résidents s’occupent mutuellement de leurs enfants, s’assurent qu’il y a assez de nourriture pour tout le monde et aident les nouveaux arrivants à construire des maisons avec des bouts de bois et des bâches en plastique.

    « Nous ne sommes pas des super-héroïnes », dit-elle. « Mais nous savons que nous pouvons accomplir des choses si nous travaillons ensemble. »

    Jill Langlois est une journaliste indépendante établie à São Paulo, au Brésil. Son travail porte sur les droits de l’Homme, l’environnement et l’impact des questions socio-économiques sur la vie des gens.

    Gabriela Portilho est une photographe documentaire et journaliste brésilienne qui vit actuellement entre São Paulo et Rio de Janeiro. Vous pouvez découvrir ses autres travaux en vous rendant sur son site internet ou en la suivant sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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