Syrie : une crise humanitaire émerge dans les sillons de l'État Islamique

Plus de 60 000 femmes et enfants ont récemment intégré le camp de réfugiés d'Al-Hol, dont la capacité d’accueil a explosé.

De Lynsey Addario
Photographies de Lynsey Addario
Publication 28 mars 2019, 15:55 CET
Femmes et enfants, proches des combattants de l'Etat islamique qu'ils continuent de soutenir farouchement, regardent à ...
Femmes et enfants, proches des combattants de l'Etat islamique qu'ils continuent de soutenir farouchement, regardent à travers la barrière où se rassemblent les nouveaux arrivants déplacés d'Al-Baghouz Fouqani dans le camp de réfugiés d'Al-Hol, dans le nord de la Syrie.
PHOTOGRAPHIE DE Lynsey Addario, National Geographic

Un flot ininterrompu de femmes et d'enfants désorientés s'est déversé dans le camp de réfugiés d'Al-Hol dans la province de Hasakeh, dans le nord-est de la Syrie. Nombre d'entre eux étaient les épouses et les enfants de combattants de l'État islamique et faisaient partie de la dernière vague de reddition des derniers fiefs de l'Etat islamique à Al-Baghouz Fouqani, dans la province syrienne de Deir ez-Zor.

Les femmes avaient voyagé pendant des heures avec leurs enfants et le peu d’effets personnels qu’elles avaient pu rassembler dans des sacs militaires, des sacs en plastique et des valises à roulettes. Sous leurs voiles noirs recouvrant leurs cheveux et leur visage, ainsi que de longs niqabs noirs, généralement portés dans des endroits où l’on observe une interprétation plus conservatrice de l’islam, certaines ont été acheminées au camp sur des brancards, à demi-conscientes, d’autres sur des fauteuils roulants rudimentaires ; d’autres encore sont arrivées à pied. Toutes étaient épuisées et affamées.

Le Comité international de secours estime que plus de 5 000 femmes et enfants fuyant les combats opposant encore les forces syriennes et les vestiges de l'État islamique sont arrivés au camp d'Al-Hol début mars. Depuis décembre, près de 60 000 personnes sont arrivées au camp, poussant le camp à son point de rupture, selon les déclarations des travailleurs humanitaires. Selon le Comité international de secours, environ 100 personnes, principalement des enfants, sont décédées alors qu’elles faisaient route vers le camp ou peu de temps après leur arrivée, souffrant de malnutrition aiguë, de pneumonie, d'hypothermie et de diarrhée. Selon les Nations Unies, ces nouveaux réfugiés grossissent les rangs des 65 millions de réfugiés dans le monde, un chiffre jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues entre autres par les Etats-Unis, ont revendiqué fin mars la victoire sur la dernière parcelle de terre contrôlée par l'Etat islamique dans la ville d’Al-Baghouz Fouqani, alors que des dizaines de milliers de personnes de l’entourage proche des combattants se rendaient dans un couloir humain aménagé par les FDS au cours des six dernières semaines, sous des bombardements et le feu des affrontements de plus en plus intenses. Les femmes et les enfants, dont la plupart continuent de prêter une allégeance indéfectible à l'EI, et d’autres que l’on pensait probablement utiliser comme boucliers humains, vivaient dans des tunnels et des grottes avec peu de nourriture, de médicaments et des conditions d'hygiène rudimentaires.

Les organisations internationales, nationales et gouvernementales se sont démenées pour faire face à la crise humanitaire spontanée mais personne n'était préparé à l'état de désespoir dans lequel ces femmes et ces enfants arrivaient. La question de savoir quel sort réserver à la plupart d’entre eux, compte tenu de leur farouche loyauté envers l'État islamique, et de leur interprétation radicale de l'islam, est prépondérante. 

Sanaa, originaire d'Helsinki, en Finlande, se tient aux côtés de sa fille, tout à droite, et d'autres femmes et enfants récemment échappés d'Al-Baghouz Fouqani.
PHOTOGRAPHIE DE Lynsey Addario, National Geographic

Les enfants s’étaient enfoncés dans la coquille de leurs corps, les yeux vides, emplis de traumatismes, de faim et de confusion. La poussière recouvrait leurs frêles statures. En dépit du chaos ambiant, beaucoup de femmes continuaient de promouvoir les vertus de l’État islamique, pleurent sa fin prochaine. Originaires de Russie, du Caucase, du Kirghizistan, d'Irak, de Syrie, de Finlande, de France, d’Angleterre et des États-Unis, entre autres, certaines femmes se souviennent avec nostalgie des débuts de l'EI, et se demandent quand et comment le califat pourrait réapparaître dans les années à venir.

« Quand je suis arrivée pour la première fois dans le califat, la vie était normale et c'était bien », se souvient Sanaa, 47 ans, originaire d'Helsinki, en Finlande. « Mes enfants allaient à l'école, notre vie était normale. Mais environ un an et demi plus tard, les bombardements ont commencé et tout est devenu plus difficile. » Les seuls bouts de peau visibles chez Sanaa l’étaient à travers la fine fente encadrant ses yeux vitreux et fatigués et au bout de ses manches trahissant des mains transies de froid. Elle a quitté la Finlande pour le califat il y a quatre ans avec son mari marocain et y est restée. Il y a donné naissance au plus jeune de ses quatre enfants. Sa fille de 13 ans est déjà mariée. 

Les mères s'occupent de leurs enfants après leur arrivée dans le camp de réfugiés d'Al-Hol, dans le nord de la Syrie.
PHOTOGRAPHIE DE Lynsey Addario, National Geographic

« Je veux dire à ma mère de contacter la Croix-Rouge, le gouvernement ou quelqu'un pour nous faire sortir d'ici. Nous voulons repartir en Finlande et y vivre. Je n’y suis restée que quatre ans et demi. J'ai quatre enfants. Maintenant, je regrette d’être venue ici parce que ce n’est vraiment pas agréable. Je ne veux plus de ça, mais je ne peux pas changer l'histoire. »

Miriam, 29 ans, originaire du Caucase, a trois enfants maigres aux cheveux clairsemés, signe de malnutrition sévère. Fatima, sa plus jeune fille, âgée d'un an, observait attentivement tandis que sa mère retirait un morceau de pain d'un sac en plastique que l’aide humanitaire venait de distribuer. Fatiguée, Fatima était trop mal nourrie pour pleurer, crier ou même se saisir du pain. Elle ressemblait à beaucoup d'autres enfants qui revenaient d’Al-Baghouz Fouqani.

Les femmes et les enfants qui faisaient partie des dernières vagues de familles et de sympathisants des combattants de l'Etat islamique attendent d'être transférés dans des camions après avoir été fouillés par des combattants des forces de défense syriennes à la périphérie d'Al-Baghouz Fouqani.
PHOTOGRAPHIE DE Lynsey Addario, National Geographic

La plupart des enfants pris dans des conflits qu’ils n’ont pas choisis sont contraints d'assumer de lourdes responsabilités très tôt. Ils ne vont pas à l'école ; ils ne jouent pas dans des parcs ou ils apprennent à sociabiliser ; ils ne rient pas et n’ont pas non plus de fous rires comme peuvent en avoir les enfants insouciants. Ils restent assis, inexpressifs et apathiques, visiblement traumatisés, comme des fenêtres humaines laissées ouvertes sur l’inimaginable. À 7 ans, leur vie est souvent reléguée au soin de leurs frères et sœurs plus jeunes : changer leurs couches, les consoler, les surveiller. Leur jeunesse a été volée, abandonnée dans un coin de Syrie que leurs parents vénéraient.

Dans la banlieue d’Al-Baghouz Fouqani, un garçon syrien âgé de 2 ou 3 ans, un bandeau sur l'œil, collé à sa mère alors qu'il était assis à l'arrière d'un camion, attendait d'être transporté au camp d'Al-Hol avec un nouveau lot de sympathisants de l’EI. Une balle lui avait traversé l'œil avant de ressortir par le cou, d’après sa mère. Elle ne voulait pas donner davantage de détails sur son fils. Son enfant était juste une victime de plus de cette guerre.

Qu'adviendra-t-il des femmes et des enfants des combattants de l'Etat islamique, qui ont subi un lavage de cerveau et qui ont été aveuglés par des années de radicalisation ? De nombreux pays ont déclaré qu’ils révoqueraient leur citoyenneté et ne leur permettraient pas de rentrer chez eux. Apatrides et dans l’impossibilité d'adopter une version plus modérée de l'islam, ces dizaines de milliers de femmes et d'enfants semblent plus dangereux que jamais.

 

Lynsey Addario est une photographe primée qui a documenté des conflits en Afghanistan, en Irak, au Darfour, au Sud-Soudan, en Libye, en Syrie, au Liban, au Yémen et en République démocratique du Congo. Elle est l'auteur du best-sellerd It's What I Do. Elle a récemment publié son premier livre de photographie, Of Love and War .
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
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