Dans l'intimité des collectionneurs de fossiles

De riches collectionneurs acquièrent des fossiles de créatures géantes éteintes depuis longtemps pour décorer leur maison ou leurs bureaux. Un hobby controversé.

De Richard Conniff
Photographies de Gabriele Galimberti, Juri De Luca
Publication 14 oct. 2019, 15:50 CEST
Un Kaatedocus siberi peut être admiré au milieu d’un ensemble éclectique d’objets au Theatrum Mundi, une ...
Un Kaatedocus siberi peut être admiré au milieu d’un ensemble éclectique d’objets au Theatrum Mundi, une galerie d’Arezzo (Italie).
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

Le chirurgien est assis au bord de la piscine d’un motel, à Tucson (Arizona), en jeans et bottes de cow-boy. Il se montre intarissable sur les crânes fossilisés. Il en a même apporté un dans l’avion, dans son bagage de cabine et, manifestement, il est enchanté par le parfait état de conservation de la boîte crânienne et des orifices par où passaient jadis les nerfs crâniens.

« Je peux voir le nerf optique dont dépendait sa vision, décrit-il, comme si l’ancien occupant du crâne vivait encore. Je peux voir le nerf abducens, qui commandait les mouvements latéraux des yeux, et le nerf trijumeau, responsable de la sensibilité de la peau du visage. » (À lire aussi : combien vaut réellement un fossile de dinosaure ?)

Le chirurgien a souhaité garder l’anonymat dans cet article. Posséder une collection de crânes fossiles le rend aussi heureux que nerveux et soucieux de discrétion, à l’instar de nombreux autres collectionneurs venus participer à l’Exposition de pierres précieuses et minéraux de Tucson. En ce moment, le chirurgien fait édifier un « musée privé » pour accueillir les crânes de sa collection. Il se réjouit à l’idée de les présenter dans l’ordre chronologique : le crâne d’Allosaurus long de 91 cm, celui du monstre marin Elasmosaurus avec ses dents, le crâne de Pteranodon le plus complet jamais découvert.

Cet Allosaurus, exhumé dans le Wyoming, a été reconstitué chez Zoic, une entreprise italienne de restauration de fossiles, puis vendu aux enchères à Paris pour plus de 1 million d’euros.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca
Un mosasaure de plus de 5 m flotte au-dessus de Joan et Henry Kriegstein, dans leur maison du Massachusetts. Ce reptile marin est l’un des nombreux fossiles réunis lors des trente dernières années par Henry Kriegstein. Selon lui, sa passion pour les animaux disparus remonte à l’enfance. Il a grandi à Manhattan, où le Muséum américain d’histoire naturelle était son lieu de visite favori. Chaque été, il effectue des fouilles dans les deux États du Dakota, le Wyoming ou le Montana – souvent avec sa fille aînée, Adie, qui a découvert le mosasaure. Se trouver en présence de ces fossiles, explique-t-il, éveille « le sentiment très spirituel d’un lien avec l’histoire de la vie ».
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

Les collectionneurs privés de fossiles sont légion, ces temps-ci. Les uns sont assez sérieux pour passer pour des paléontologues professionnels. C’est le cas du chirurgien, qui achète des fossiles bruts et les extrait méticuleusement de leur gangue de pierre. D’autres semblent surtout satisfaire un goût infantile pour les monstres terrifiants – et onéreux. Et certains comptent parmi les plus grosses fortunes de la planète. Résultat, on trouve des dinosaures et d’autres fossiles géants dans des maisons et des bureaux presque partout dans le monde.

Dans une résidence d’été d’une station balnéaire du Massachusetts, le bouclier et les cornes d’un crâne de Triceratops accueillent les hôtes dans le vestibule, et un mosasaure (sorte de lézard marin géant) long de plus de 5 m est suspendu au plafond du séjour. À Dubai, un Diplodocus long de 24,5 m est la principale attraction d’un centre commercial. À Santa Barbara (Californie), l’un des plus beaux crânes de tyrannosaure jamais trouvés trône dans le hall d’une société d’informatique.

Un crâne de Triceratops (au centre, à l’arrière-plan) et d’autres fossiles attirent la foule dans la salle des ventes de Drouot, à Paris. « Un grand nombre de ces gens ne sont pas des acheteurs », observe le photographe Gabriele Galimberti. La salle de ventes (la plus ancienne et la plus grande de Paris) est ouverte aux simples curieux comme aux collectionneurs confirmés souhaitant participer aux enchères. En 2018, un acquéreur anonyme d’Asie du Sud-Est y a acheté un Allosaurus et un Kaatedocus siberi par Internet pour 2,8 millions d’euros. Lors de la vente photographiée ici, les prix sont restés plus modérés. Le Triceratops n’a pas atteint 190 000 euros. Quant au Zarafasaura (au premier plan), il a été rapatrié au Maroc, après une demande de restitution des autorités du pays.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

Les collectionneurs laissent souvent planer le mystère sur leurs fossiles. Car le commerce de vestiges paléontologiques suscite de terribles controverses depuis deux décennies. Le débat remonte au moins à 1997 et à la mise aux enchères du Tyrannosaurus rex nommé Sue. Le spécimen a fini au Field Museum de Chicago, mais le prix de vente 8,4 millions de dollars a fait rêver d’une nouvelle ruée vers l’or certains propriétaires de terrains susceptibles de receler des fossiles. En parallèle, nombre de paléontologues des musées ont craint que la hausse vertigineuse des prix ne les exclue d’un domaine qu’ils avaient longtemps considéré comme leur chasse gardée.

La ruée vers l’or n’a jamais vraiment eu lieu. En vérité, le marché est saturé de spécimens de Tyrannosaurus. D’autres fossiles onéreux ne trouvent preneur qu’après plusieurs années et baisses de prix. En outre, divers scandales (faux spécimens issus de Chine, os de dinosaures sortis illégalement de Mongolie, fouilles illicites ou bâclées un peu partout) ont alimenté l’hostilité de paléontologues universitaires à l’égard des collectionneurs privés. De même que la tendance à ne considérer de précieux fossiles que comme des objets esthétiques, voire pire.

Surnommé le « cow-boy des dinosaures » dans certains cercles, l’éleveur Clayton Phipps (en haut) explore avec son fils Luke une partie de la formation de Hell Creek, près de sa ferme, à Jordan (Montana). Datant de la fin du Crétacé, les couches de roche riches en fossiles offrent un précieux aperçu du monde juste avant l’extinction des dinosaures. Nombre de fossiles scientifiquement importants y ont été découverts, dont le premier T. rex identifié, en 1902. Aux États-Unis, les fossiles trouvés sur un domaine privé appartiennent en général au propriétaire des lieux. Les collectionneurs peuvent passer des accords avec ces derniers pour creuser sur leurs terres. Clayton Phipps explique que les fossiles lui fournissent le gros de ses revenus.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

Il est toutefois surprenant de constater à quel point collectionneurs privés, chasseurs commerciaux de fossiles et paléontologues des musées coopèrent aujourd’hui. Une détente en partie dictée par la nécessité. À court d’argent, les musées ont partout réduit leurs budgets de recherche et de personnel.

De ce fait, les collectionneurs commerciaux « creusent beaucoup plus que les scientifiques, constate Kirk Johnson, directeur du Muséum national d’histoire naturelle de la Smithsonian Institution. Là où nous y allons pendant nos trois semaines de vacances, eux fouillent durant cinq mois d’affilée. »

Les spécimens mis au jour par des négociants et vendus à des collectionneurs privés ne « seraient pas allés automatiquement à des musées », ajoute Mark Norell, paléontologue au Muséum américain d’histoire naturelle. Autrement, ces fossiles auraient sans doute fini rongés par l’érosion.

Les fouilles sauvages, qui « ont détruit beaucoup de choses vraiment très importantes » à la fin des années 1980 et dans les années 1990, sont moins fréquentes aujourd’hui, précise Norell. Dans l’Ouest américain, les chasseurs privés de fossiles réalisent du meilleur travail que nombre de paléontologues universitaires, affirme-t-il – la raison première étant que « la qualité des fouilles accroît beaucoup la valeur du spécimen ».

Dans les jardins de Marqueyssac (Dordogne), Stéphanie Angleys, chargée de communication, nettoie la vitrine d’un Allosaurus vieux de 150 millions d’années. Ouverts au public, les jardins sont la propriété de l’homme d’affaires français Kléber Rossillon. En 2016, celui-ci a acquis ce dinosaure, dont le crâne est l’un des mieux préservés du monde.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca
Des dinosaures miniatures peuvent occuper l’imagination de son fils Edoardo, mais seuls les animaux réels intéressent le cinéaste et producteur italien Francesco Invernizzi (en train de lire). « J’ai toujours voulu avoir un dinosaure, dit-il, et j’ai finalement décidé d’en acheter un. » Le crâne massif qu’il a acquis appartenait à un mosasaure – un reptile marin, et non pas un dinosaure. Invernizzi en est cependant très fier. Le fossile se trouve dans le salon de sa maison, près de Milan. Mais, dit-il, le spécimen sera in fine transféré dans son futur « muséum privé », avec d’autres objets qu’il a réunis.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti & Juri de Luca
Un Othnielosaurus (un petit dinosaure qui parcourait le territoire actuel des États-Unis il y a 150 millions d’années) semble prêt à bondir de la table sur laquelle il est juché, dans la maison de Niels Nielsen (qui monte l’escalier avec son fils cadet), à Londres. « J’ai une passion pour les fossiles », confie Nielsen, un homme d’affaires dont le premier achat fut une dent de T. rex, bientôt suivie par un T. rex entier. Actuellement, le T. rex et l’Othnielosaurus sont tous les deux prêtés à des musées en Europe. « J’aime travailler avec eux, explique Nielsen. Cela leur permet d’exposer certains fossiles spectaculaires qu’ils ne pourraient pas acquérir eux-mêmes. »
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

Ce n’est pas le cas en Chine. Des amateurs sans formation continuent à y effectuer le plus gros des fouilles. Mais, là comme aux États-Unis, des collectionneurs commerciaux ont exhumé « certaines choses vraiment superbes », admet Kirk Johnson, dont des trouvailles parmi les plus sensationnelles des vingt-cinq dernières années.

Lors de telles découvertes, collectionneurs et paléontologues sont quasi forcés de collaborer. Par exemple, voilà quelques années, Mark Norell a participé à la préparation d’une exposition de ptérosaures et a pu obtenir un célèbre spécimen prêté par un retraité allemand, qui avait nettoyé le fossile du reptile volant et l’avait conservé au-dessus de sa cheminée. Et quand un fossile spectaculaire d’Archaeopteryx est apparu, un collectionneur privé, coauteur de la description parue dans la revue Science, l’a acquis pour le musée qu’il avait créé dans le Wyoming.

La mâchoire inférieure, longue de 1,5 m, d’une nouvelle espèce de tylosaure est exposée à Edgemont (Dakota du Sud), où habitent Frank Garcia (à gauche) et son épouse, Debby. Le couple a mis au jour les fossiles de ce reptile marin en 2016 – d’abord sa queue, puis son crâne –, non loin de leur maison. Le crâne est le plus complet jamais découvert. Garcia n’est pas diplômé en paléontologie, mais a passé l’essentiel de sa vie à exhumer des fossiles. En 1979, il a signé un contrat avec la Smithsonian Institution pour mener des fouilles en Floride: « Pendant dix ans, ils m’ont payé pour arpenter la région en quête de fossiles. » Durant sa carrière, Frank Garcia a découvert des dizaines de milliers de spécimens, aujourd’hui conservés dans des musées et des universités aux États-Unis.
PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti and Juri De Luca

D’autres spécimens privés finissent dans les grands musées d’histoire naturelle, en tant que prêts permanents ou à la suite de dons (à supposer que les précédents propriétaires aient gardé la documentation scientifique de base à leur sujet). Tôt ou tard, lorsque vous recevez un fossile au sein d’un héritage, explique non sans ironie un commissaire d’exposition, d’abord émerge l’idée séduisante d’une donation déductible des impôts, puis vous vous rendez compte « qu’un intérieur de maison n’est pas l’environnement le plus favorable » aux dinosaures et  qu’ils « ne sont pas faciles à épousseter ».

Article de Richard Conniff publié dans le numéro 241 de National Geographic Magazine. Photographies de Gabriele Galimberti et Juri De Luca.

 

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