Les derniers peuples non contactés peuvent-ils survivre au surtourisme ?

Certains peuples font le choix de ne pas avoir de contact avec l’extérieur, souvent pour assurer leur propre protection. Tourisme non souhaité, maladies exogènes, expropriation : les peuples non contactés de l’Océan Indien sont aujourd'hui vulnérables.

De Morgane Joulin
Publication 21 mars 2024, 18:23 CET
Les îles Andaman sont un archipel situé dans le nord-ouest de la mer d'Andaman, composé d'une ...

Les îles Andaman sont un archipel situé dans le nord-ouest de la mer d'Andaman, composé d'une constellation de 572 îles.

PHOTOGRAPHIE DE Design Pics Inc / Alamy Banque D'Images

Dans nos sociétés mondialisées et hyperconnectées, il paraît impossible de ne pas échanger avec ses voisins, ne serait ce que pour importer des biens de consommation. Et pourtant, en Amazonie et dans l’Océan Indien, quelques peuples se tiennent loin du reste du monde. On les appelle les peuples « non contactés », selon les termes de l’ONG Survival International, qui lutte pour les droits des peuples autochtones. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont jamais eu d’échange avec le monde extérieur, mais simplement qu’ils cherchent à éviter tout contact. 

Dans l’Océan Indien, les peuples non contactés sont tous situés dans les îles Andaman, un archipel du Golfe du Bengale. Il y a été recensé à ce jour cinq ethnies, divisées en deux groupes : les Grands Andamanais, qui ne sont aujourd’hui plus que cinquante-deux selon Survival International, et le groupe des Onges-Jarawa. Ce dernier groupe comprend les tribus des Sentinelles, des Jarawas, des Nicobarais et des Onges. 

Jeune mère Onge avec son enfant photographiée par Alfred Radcliffe-Brown en 1905. Les Onges ont été décimés par les Britanniques et les Indiens, et sont aujourd’hui moins d’une centaine, selon Survival International. 

PHOTOGRAPHIE DE Alfred Radcliffe-Brown / Domaine public

 

LES RAVAGES DU TOURISME

Du fait de leur isolement et du peu d’informations dont nous disposons sur eux, ces peuples ont dans nos imaginaires des représentations erronées. Les médias utilisent parfois des termes caricaturaux les concernant, tels que « tribu de l’âge de pierre », qui ne permettent pas de préjuger de leur réel niveau de développement. Cela entretient l’image fantasmée que d'aucuns peuvent entretenir, qui peut beaucoup nuire à leurs conditions de vie. 

Les Jarawas par exemple, sont sans cesse victimes des comportements inappropriés de la part de touristes, qui sont près de 300 000 à traverser la Andaman Trunk Road chaque année. Cette route a été construite dans les années 1970 par le gouvernement indien et traverse leur réserve. À cette période, le gouvernement indien cherchait déjà à entrer en contact avec eux. « Ils ont eu des contacts mensuels à partir de 1974. Les autorités d'Adaman avaient l'habitude d'aller les rencontrer sur la plage à la pleine lune, tous les mois. Le plan du gouvernement était d'essayer de les sédentariser », explique Sophie Grig, responsable de la recherche et du plaidoyer pour Survival International.

Aujourd’hui, certains « safaris humains » sont organisés pour les touristes. Les Jarawas y sont filmés à leur insu, et subissent des demandes déplacées, telles que celle de danser devant la caméra en échange de nourriture. Certains touristes leur jettent même des bananes. Un comportement jugé « déshumanisant » et offensant » par Sophie Grig. « En vertu du droit international, ils ont des droits sur leurs terres et ce sont leurs territoires. […] Survival International a toujours fait campagne pour que la route qui traverse leur territoire soit fermée, ce qui a été ordonné par la Cour suprême en 2001. Mais cela n'a toujours pas été fait. »

La construction de la route a aussi favorisé le braconnage, notamment des cochons sauvages, qui sont le principal gibier de l’île. Cela pousse certains Jarawas à devoir mendier de la nourriture sur les bords de la route. Si une « zone de réserve », théoriquement infranchissable, a été fixée par le gouvernement indien, de nombreuses personnes n’en tiennent pas compte. Et certains gardes forestiers, censés protéger les habitants de l’île des ingérences extérieures, leur proposent parfois des cigarettes et de l’alcool

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    Trois membres du peuple des Sentinelles, prêts à attaquer. Les Sentinelles sont un peuple isolé refusant les contacts avec le monde extérieur. Ils vivent sur l’île de North Sentinel, dans les îles Andaman, un archipel de l’océan Indien faisant partie de l’Inde.

    PHOTOGRAPHIE DE Nutu / Alamy Banque D'Images

    Le 21 janvier 2013, les juges GS Singhvi et HL Gokhale ont adopté une ordonnance provisoire interdisant aux touristes d'emprunter la route nationale traversant les régions de Jarawa. En réponse à cette ordonnance provisoire, une pétition a été déposée au nom des habitants locaux, affirmant que la route nationale d'Andaman est une route vitale qui relie plus de 350 villages. Le 5 mars 2013, la Cour suprême a donc annulé son ordonnance provisoire, autorisant la réouverture complète de la route, mais les véhicules ne pouvant circuler en grands convois que quatre fois par jour.

     

    LES REFUS DU CONTACT

    Le peuple des Sentinelles vit une situation presque opposée à celle des Jarawas. Ce peuple de chasseur-cueilleurs vit sur l’île des Sentinelles, une terre isolée dont la superficie équivaut à celle de l’île de Ré. On estime que leur population comptabilise cinquante à deux cents âmes. « On pense qu'ils sont les descendants de certaines des premières migrations en provenance d'Afrique », explique Sophie Grig. Ils rejettent aujourd’hui toute forme de contact avec le monde extérieur, attaquant avec leurs lances et arcs toute personne cherchant à pénétrer sur leur territoire

    « Nous ne savons rien de leur langue, qui est très différente de celles des autres tribus des îles Andaman, et nous ne savons pas d'où ils viennent. Ce que nous savons, c’est qu’ils ont clairement fait savoir qu'ils ne voulaient pas d'autres personnes sur leur île », résume Sophie Grig.

    En novembre 2018, l'Américain John Allen Chau a tenté d’évangéliser les Sentinelles. Le missionnaire, qui se définissait surtout comme un « aventurier », avait mûri son projet depuis plusieurs mois malgré les avertissements de ses proches, comme le prouvent les notes prises dans son journal. Malgré le fait que l’île soit strictement interdite d’accès par le gouvernement indien depuis 1996, il s’est approché de l’île en canoë. Il a été accueilli par un volet de flèches, et est mort sur le coup. La police indienne a ouvert une enquête, et les sept pêcheurs ayant aidé John Allen Chau à se rendre sur place ont été arrêtés. 

    Un événement similaire s’était déjà produit en 2006, lorsque deux pêcheurs indiens, Sunder Raj et Pandit Tiwari, s’étaient échoués par erreur sur l’île après avoir braconné dans les eaux alentour. Ils ont été tués par les Sentinelles. 

    L’île de North Sentinel est considérée comme un territoire souverain sous sa protection par l'Inde, qui en interdit strictement l'approche depuis 1996 par la mise en place d'un cordon de sécurité, entourant de plusieurs kilomètres le pourtour de l'île.

    PHOTOGRAPHIE DE NASA Image Collection / Alamy Banque D'Images

    Avant cela, plusieurs autres tentatives de contact avaient été établies, pour la plupart infructueuses. Au printemps 1974, une équipe de tournage de la National Geographic Society s’est rendue sur l’île pour y réaliser un documentaire ayant pour sujet les îles Andaman, Man in Search of Man. Lorsque leur bateau motorisé s’est approché de la plage, les Sentinelles sont sortis de la jungle, armés d’arcs et arrosant l’équipe de flèches.

    En 1991, les anthropologues indiens Triloknath Pandit et Madhumala Chattopadhya avaient réussi à établir un contact avec la tribu, en leur apportant des noix de coco. Mais cela s’en est tenu à ce simple échange, car les Sentinelles étaient encore sur leurs gardes et ont fini par faire comprendre à l’équipe de chercheurs venus leur rendre visite qu’il était temps de partir. 

    En 1996, le gouvernement indien a finalement décidé de mettre fin à toutes les tentatives de contact avec les habitants de ces îles. 

     

    LES MALADIES

    Si les Sentinelles redoutent autant les contacts avec l’extérieur, c’est en partie à cause des maladies exogènes que peuvent leur transmette les personnes extérieures. En janvier 1880, une expédition britannique, menée par l’officier Maurice Vidal Portman, avait pour but de capturer des habitants de l’île. Ce fut a priori le premier contact des Sentinelles avec le monde extérieur. Quatre jeunes enfants et deux personnes âgées de la tribu furent capturés, et emmenés à Port Blair, la capitale du territoire indien des îles Andaman-et-Nicobar. Les deux personnes âgées sont décédées, ce qui a poussé les Britanniques à ramener les enfants sur l’île, chargés d’offrandes. Il est « très probable » pour Sophie Grig, que cet événement traumatisant pour la tribu, soit « la raison pour laquelle ils sont si déterminés à défendre leur île et leur mode de vie. »

    Les enfants ont certainement attrapé des maladies exogènes au contact de leurs ravisseurs, comme la grippe, la rougeole ou la varicelle. Or les membres de la tribu n’ont pas développé de défense immunitaire contre ce type de virus, ce qui a très probablement entraîné des décès.

    « Il n'est pas impossible que les Sentinelles viennent d'être infectés par des agents pathogènes mortels contre lesquels ils n'ont aucune immunité, avec le potentiel d'anéantir toute la tribu », écrivait dans ce sens Survival International en novembre 2018, quelques jours après l’expédition ratée de John Chau. 

    Les maladies exogènes représentent sans doute l’un des plus grands dangers pour ces peuples isolés. De façon générale, il est prouvé que les échanges avec l’extérieur provoque très souvent un effet très négatif sur les peuples non contactés. 

     

    LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

    Il existe un autre danger qui plane sur les peuples non contactés : la destruction de leur habitat par des puissances étrangères au nom du développement économique. C’est par exemple ce qui risque de se produire pour les Shompens, un peuple de trois cents âmes qui vit dans les forêts de l'intérieur de l'île de la Grande Nicobar et refuse toute interaction avec l’extérieur.

    Mais ils pourraient être menacés par un énorme projet de construction mené par le gouvernement indien, souhaitant faire de l’île « un Hong Kong de l’Inde ». Les autorités prévoient de créer un mégaport, une ville, un aéroport international, une centrale électrique, une base militaire, un parc industriel et des zones touristiques sur une superficie de plus de 244 km², dont 130 km² de forêt tropicale, explique Survival International, qui mène une campagne active contre ce projet. « On parle d'amener 650 000 personnes sur une île qui n'en compte actuellement que 8 000. Et nous savons, avec ce qui s'est passé avec les Jarawas, que l'une des choses qu'ils veulent faire, c'est développer le tourisme dans la région », déplore Sophie Grig. Le gouvernement indien indique qu’il compensera la perte des puits de carbone que sont les forêts actuelles en plantant de nouveaux arbres dans les broussailles au nord de l’Inde. Mais cela ne lève pas la menace qui plane sur les Shompens avec ce projet, qui équivaudrait à « une condamnation à mort pour les Shompens », dénoncent trente-neuf universitaires venus de treize pays dans une lettre ouverte à la présidente indienne Droupadi Murmu, elle-même aborigène.

    « Les peuples non contactés sont entièrement autonomes. Ce sont des experts de leur environnement. Ils connaissent tout de leur forêt, ils pêchent dans les ruisseaux, ils chassent dans la forêt. Ce sont des experts absolus et ils n'ont pas besoin qu'on leur enseigne l'agriculture ou qu'on les colonise », conclut Sophie Grig.

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