Pour Beverly et Dereck Joubert, la photographie est l'art de la patience et de l’émotion
Beverly et Dereck Joubert se confient sur l’art de la photographie, partagent leurs astuces pour réaliser les plus beaux clichés et partagent leurs espoirs pour l’avenir de la faune sauvage.

Des pique-bœufs à bec rouge volent autour d’une girafe dans la réserve Olare Motorogi Conservancy, au Kenya. Ces oiseaux se nourrissent des tiques et autres insectes nuisibles qui se trouvent sur ce géant tout en lui volant des crins pour fabriquer des nids (2023).
Le beau livre Wild Eye: A Life in Photographs a relevé avec succès un pari osé : résumer en quelques centaines de clichés spectaculaires les quarante années de carrière de Beverly Joubert, photographe et défenseuse de l’environnement de renom. Des clichés représentant un éléphant barbotant dans une mare qui scintille comme de l’or martelé, une mêlée de gnous traversant à gué une rivière et des paysages naturels donnant des envies de voyager se dévoilent ainsi au fil des pages.
Beverly et son documentariste de mari, Dereck, tous deux Explorateurs National Geographic, ont collaboré avec National Geographic sur ce livre. Dans un entretien pour le célèbre magazine, ils discutent de la manière dont ils travaillent, de leurs espoirs et de leurs peurs pour le monde naturel et livrent quelques conseils aux aspirants photographes animaliers.

Cet éléphant (Loxodonta africana) n’apprécie pas de partager un point d’eau avec des zèbres (Equus quagga), des oryx (Oryx gazella) et des élands (Taurotragus oryx pattersonianus).
Ce livre est en quelque sorte une rétrospective de clichés pris au cours de vos quarante années de carrière. Qu’est-ce qui vous a donné envie de le faire maintenant ?
Dereck Joubert : Je pense qu’il marque le milieu de la carrière de Beverly. [Rires] Le moment semblait opportun pour le faire et repartir de zéro. Plus sérieusement, nous avons observé des évolutions majeures dans les environnements au sein desquels nous travaillons et nous voulions en faire l’inventaire maintenant. L’idée serait de le refaire dans une vingtaine d’années pour voir si la situation s’est améliorée, ce serait la version pleine d’espoir, ou si elle est restée la même. Il fait office de référence en quelque sorte, pour nous tous.
Beverly Joubert : Si nous jetons un œil à notre travail des 40 dernières années, qu’il s’agisse de nos photographies ou documentaires, ce que nous avons aussi fait dernièrement, nous constatons un changement immense. Un changement immense en matière de politiques menées dans le domaine de l’environnement, qui n’ont pas toujours des effets positifs, et d’augmentation de la population, qui grignote lentement ces dernières régions sauvages, ce qui peut être catastrophique, à bien des égards. Nous avons donc essayé de mettre cela en avant en célébrant les derniers espaces sauvages au monde. En espérant que cela donnera envie aux gens de nous aider à les protéger.

Des nuées de flamants nains se nourrissent d’algues. Au gré de leurs déplacements, ils forment des motifs sur l’eau et dans l’air.
Pouvez-vous nous parler de votre processus d’édition ? Je n’ose même pas imaginer le nombre de photographies que vous avez prises au cours de votre vie. Comment avez-vous sélectionné celles qui figurent dans le livre ?
Beverly Joubert : C’était loin d’être évident, je l’avoue. Mais j’ai toujours fait un travail d’édition pendant ces quarante années. Je recherchais les moments les plus emblématiques, ou l’image la plus iconique qui est énigmatique, qui raconte toute l’histoire. Vous savez, on ne prend pas juste un cliché. On raconte une histoire, c’est ça le mystère. J’ai donc toujours fait ma petite sélection au fil des années. C’est drôle, mais ce ne sont pas forcément ces photos qui se sont retrouvées dans le livre. Ce processus était continuel.
Dereck et moi avons donc choisi les clichés qui nous semblaient importants pour ce que nous voulions raconter, et qui étaient étroitement liés à nos documentaires, puis nous les avons envoyés à National Geographic. Ils ont fait leur sélection et cela a débouché sur une merveilleuse collaboration. Nous avons mis à profit notre créativité pour donner forme au livre. Mais je dois dire que son édition a été très différente de celle d’un livre de photographies classique. Déformation professionnelle oblige, en tant que documentaristes, nous ne voulions pas une succession d’images qui contrastaient les unes avec les autres et qui ne racontaient pas une histoire. Nous avons toujours voulu que la couleur, la teinte d'un cliché, se fonde dans la suivante. Nous recherchions un assemblage d’histoires. Je pense que nous y sommes parvenus dans ce livre, qui n’a rien à voir avec ceux que nous avons déjà faits.
Dereck Joubert : Une partie du processus consistait à les séparer en chapitres reflétant ou symbolisant notre parcours, en commençant par l’« émerveillement » puis en passant à d’autres thèmes. Pour sélectionner les photographies, nous les avons regroupées en différents lots. Parfois, nous avons dû choisir celles qui représentaient le mieux ce que nous ressentions à ce moment-là et à ce stade de nos carrières.

Alors qu’une pluie torrentielle particulièrement bienvenue vient de s’abattre, synonyme d’un nouveau commencement, ce troupeau de buffles se méfie d’une hyène qui passait à proximité et reste sur ses gardes.
Certains clichés ont-ils revêtu une signification particulière à vos yeux pendant le processus d’édition ?
Dereck Joubert : Tous ceux du livre…
Beverly Joubert : Évidemment. La couverture du livre est même accrochée à ce mur (elle montre une affiche représentant un léopard) et nous avons vécu avec ce cliché tout au long de la pandémie de COVID. Nous avons trouvé qu'elle serait un excellent symbole pour garder vivante l'énergie de la nature sauvage africaine. Nous avons baptisé cette femelle Legadema, qui veut dire « lumière du ciel », en référence à la foudre qui est tombée tout près d'elle et de nous. On pouvait voir la compassion dans ses yeux : nous la suivions depuis quatre ans, alors elle nous connaissait. Nous étions comme un autre animal de la forêt avec lequel elle avait tissé des liens. Nous avions presque l'impression d'être ses parents de substitution, nous qui n’avons jamais eu d’enfants. C’est elle qui nous a donné l’idée de lancer la Big Cats Initiative chez National Geographic. Nous avons constaté que les populations de tous les grands félins avaient diminué au cours de notre vie et nous voulions faire quelque chose. Nous avons donc réalisé un documentaire sur elle, Eye of the Leopard (L’œil du léopard). Elle est devenue une ambassadrice extraordinaire à travers le monde. En parcourant 40 ans de clichés, il était évident qu'elle devait figurer en couverture.
Dereck Joubert : Ce que vous voyez dans ce livre, c’est la partie émergée de l’iceberg. Beverly prend 10 000, peut-être 20 000 clichés par mois, pour n’en retenir qu’un ou deux. Il n’y a pas une seule photographie dans ce livre que j’ai regardée en me disant que peut-être, elle n’était pas aussi belle qu’une autre. C’est vraiment un travail de sélection de 40 ans.

« Motorogi » est le nom donné en swahili aux ouettes d’Égypte. Sur ce cliché, elles s’éloignent en dansant alors que de jeunes lions essayaient de les attraper dans la réserve Olare Motorogi Conservancy, au Kenya (2023). Mais le jeu peut être fatal pour ceux qui ne dansent pas bien.
Y a-t-il des clichés particuliers après lesquels vous « courrez toujours » ?
Beverly Joubert : En tant que passionnés des animaux et comportementalistes animaliers, nous courons toujours après l’inconnu. C’est formidable que nous ayons ce sentiment de ne pas tout avoir pris en photo, autrement, nous pourrions ranger nos appareils photo et nos caméras et arrêter. Pour moi, l’inconnu, c’est d’être ouverte à tout. Et la nature me surprend constamment. Nous nous sommes récemment rendus en Alaska et mes yeux étaient grand ouverts devant tant de beauté, d’être si proches des baleines à bosse et d’apercevoir des grizzlis. L’envie de découvrir de nouveaux animaux et de nouvelles interactions est toujours présente.
Par exemple, la région dans laquelle nous vivons a connu d’importants changements lorsque nous avons commencé dans les années 1980, puis dans les années 1990. Toute la zone s’est asséchée en 27 ans. Ce que nous avons observé, aucun scientifique ne l’avait vu auparavant. Je pense que notre émerveillement et notre recherche de l’inconnu, de ce que personne n’a vu, viennent de là. C’est ainsi que nous avons été les premiers à filmer des lions sautant sur des éléphants et tuant des jeunes de 4 ou 5 ans, jusqu’à une femelle adulte de 21 ans. Alors oui, ouvrez toujours grand les yeux, car vous pourriez voir quelque chose de nouveau.
Dereck Joubert : Courir après une photographie est une entreprise vaine. C’est la photo qui vous trouvera, l’opportunité qui se présentera d’elle-même. Plus vous forcez, plus elle s’éloigne.
Beverly Joubert : Ceci étant dit, ce n’est pas possible sans travail. Nous travaillons beaucoup. Nous passons entre 16 et 18 heures par jour à attendre et à observer.

Un groupe d’hippopotames se prélasse au soleil sur la berge du fleuve Zambèze.
Nous vivons à une époque où la photographie est omniprésente. Tout le monde est photographe grâce aux réseaux sociaux. L'industrie du safari est en plein essor, par conséquent de nombreuses personnes prennent des photos de lions, d'éléphants, etc. Cette nouvelle ère numérique et cet environnement ont-ils changé votre perception de la photographie dans le cadre de votre travail ?
Dereck Joubert : Ça l’a complètement changé, oui. À ses débuts, Beverly chargeait une pellicule de 36 poses dans son appareil, prenait de temps à autre la photo parfaite, puis rembobinait la pellicule. Aujourd’hui, on peut prendre des milliers de poses en quelques minutes, ça n’a rien à voir. La technique reste la même, mais la surabondance de clichés peut être accablante.
Du point de vue de la réalisation cinématographique, là aussi, il y a une surabondance de ce que nous pouvons désormais filmer, car il est possible de laisser la caméra tourner toute la journée et de changer la batterie de temps en temps. Cela présente un certain inconvénient, car chaque image devient moins précieuse. C'est beaucoup moins un art aujourd'hui, si vous vous laissez séduire par la rapidité qui caractérise l'ère numérique de la photographie. Mais si vous résistez à la tentation, vous en serez récompensé, car vous vivrez des moments à côté desquels nous passions auparavant.
Beverly Joubert : À l'époque où l'on utilisait encore des pellicules, je devais attendre trois à six mois avant de pouvoir voir une image. Nous devions l'envoyer à Londres pour la faire développer. Pendant ce temps, nous étions toujours dans la brousse. Il nous fallait beaucoup de temps pour pouvoir éditer ces images. Vous ne compreniez pas forcément ce qui n’allait pas avec la lumière ou vous vous demandiez si vous aviez besoin de ressayer de saisir une scène. Un combat entre une hyène et un lion est un moment unique, par exemple. À vous de ne pas vous rater au moment d’immortaliser l’instant, car il ne se reproduira pas.
Aujourd'hui, beaucoup de personnes choisissent le nombre d'images par seconde le plus élevé possible et prennent simplement un millier de photos de la même scène. Mais cela ne veut pas forcément dire qu’elles sont parvenues à l’immortaliser de la manière la plus créative. Le fait de venir du cinéma m'a donné cette habitude de prendre le temps de respirer, de prendre mon temps, de continuer à considérer cela comme une forme d'art et d’immortaliser des moments avec le respect nécessaire pour pouvoir les capturer.
Aujourd’hui, tout le monde prend des photos avec un iPhone. Il m'arrive parfois d'aller sur Instagram et de me demander comment ils ont pu prendre une photo. Et en général, c’est une personne qui a fait un voyage de trois jours et qui a eu de la chance. Ces personnes ont eu beaucoup de chance. Nous, nous pouvons attendre un an pour prendre un cliché similaire. Notre art avait besoin de temps. Mais parfois, il suffit simplement d’avoir de la chance.

À l’aube, un troupeau de buffles se rassemble au bord de la rivière Kwando pour s’abreuver (1993). La lumière frontale était magnifique. Mais en suivant les animaux, nous nous sommes aperçus que le contre-jour était magique.
La photographie et la réalisation de films sont liées à vos efforts en matière de conservation et de protection de l’environnement. Selon vous, quels sont les plus grands changements qui se sont déjà produits au cours de vos 40 années de carrière ? Qu’est-ce qui retient le plus votre attention ?
Dereck Joubert : Quand nous sommes nés, nous étions un peu moins d'un milliard d'habitants sur cette planète. Nous sommes plus de huit milliards aujourd'hui. La population a été multipliée par huit, tout comme les ressources de la planète que nous consommons, que ce soit sous la forme de produits alimentaires, de produits issus de l’élevage, ou encore de centres commerciaux en béton. Dans certains endroits en Afrique, nous pouvions dresser notre campement et être plongés dans la pénombre la plus totale la nuit venue. Vous voyez ces images prises depuis l’espace de la Terre la nuit ? Et bien, nous aimons vivre dans les zones où il n’y a pas de lumière. Mais elles sont de plus en plus difficiles à trouver. Maintenant, lorsque nous campons en pleine nature, on aperçoit au loin les lumières des villes. On grignote les espaces sauvages. C'est inévitable et nous ne pouvons pas y faire grand-chose.
L'humanité a eu un impact dévastateur sur ces merveilleux écosystèmes naturels. Le nombre d'animaux sauvages est en déclin. Lorsque Beverly et moi sommes nés, on dénombrait 450 000 lions ; aujourd'hui, il n'en reste plus que 20 000. Ce déclin de 95 % du capital naturel, qu'il s'agisse des séquoias, des requins, des lions, des léopards ou des éléphants, est révélateur de notre mode de vie. Ce n'est plus viable. Si l'on extrapole, dans 15 ou 25 ans, ces populations auront disparu, à moins qu'un livre comme le nôtre ou un documentaire que nous pourrions réaliser ne touche un large public et ne montre à quel point ces lieux sont beaux et précieux, et qu’il est important de les préserver. C'est en quelque sorte la mission que nous nous sommes donnée. Utiliser ces images pour que les gens tombent amoureux de la nature et prennent conscience que nous devons travailler ensemble pour la préserver.
Beverly Joubert : Nous distribuons beaucoup de nos livres aux différents pays dans lesquels nous travaillons, aux responsables gouvernementaux et aux chefs d’État. Nous espérons ainsi que les décideurs de chaque pays partageront notre conviction que ces animaux méritent d'être sauvés. Nous avons eu la chance que beaucoup de nos documentaires aient été diffusés à l'ONU. Il faut vraiment toucher les décideurs pour changer de politique.

Ce cliché a été pris près de Selinda, au Botswana, une région qui abrite les plus importantes densités d’éléphants d’Afrique. Nous y avons vécu pendant plus de quinze ans avant de déménager dans le delta de l’Okavango, sur Duba Isle, toujours au Botswana (2005).
Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur la différence qui existe entre la photographie et la réalisation de films animaliers et les autres types de photographies ?
Dereck Joubert : Il n’y a pas la moindre différence. Ce n’est pas ce que vous voyez qui importe. Ce qui compte, c’est ce qui se passe, ce que vous racontez. Et ça, c’est valable que vous photographiiez les bidonvilles de Kibera, en périphérie de Nairobi, ou la migration des gnous. C’est ce qui distingue les grandes photographies. Un cliché ne se résume pas seulement à ce qu’il montre, il doit aussi laisser imaginer quel pourrait être le cliché d’après. Il n’y a pas de meilleur exemple pour illustrer cela qu’une photographie représentant un homme qui marche dans la rue et ne voit pas qu’une plaque d’égout a été retirée juste devant lui. Le public ou le spectateur va alors se demander ce qu’il va lui arriver. C'est une image formidable. Si vous montrez cet homme en train de tomber dans le trou et de disparaître, l'histoire est terminée. Il faut que l’image raconte une histoire, elle ne doit pas uniquement immortaliser quelque chose. Tout tourne autour de l'histoire racontée, capturée sur le vif, et de ce que le cliché laisse présager de la suite.
Beverly Joubert : J'aimerais juste ajouter quelque chose. On parle souvent de la création d’une image. Ça ne veut pas dire que vous devez vous mettre devant l’objectif, créer une image et la prendre. Vous devez vraiment être ouvert au monde naturel ou prêt à travailler avec différentes cultures. Être ouvert et émerveillé par ce que vous avez devant les yeux. Vous devez vraiment ressentir l'excitation, la passion de ce moment. Ne soyez pas distrait. Vous devez être présent, à 100 %. Il y a un peu de vous dans ce que vous voyez et ce que vous parvenez à immortaliser, c’est ça qui est remarquable. Dereck et moi pensons que nos films doivent capturer les émotions de cette journée, nos émotions, mais aussi celles de chaque lion, léopard ou harde d'éléphants. La seule façon de captiver le public, c’est en lui faisant ressentir les émotions que nous avons ressenties à cet instant précis. Et c’est par nos clichés que nous devons y parvenir.
Dereck Joubert : Selon moi, le plus grand danger de l’histoire naturelle et de la photographie animalière, c’est que la plupart des gens pensent que vous prenez juste des photos. Si vous voyez un lion qui marche de gauche à droite, vous allez immortaliser ce moment. Mais il existe bien d'autres techniques que vous pouvez utiliser et qui feront que votre cliché est réussi ou raté. Vous pouvez attendre ou vous déplacer légèrement pour capturer l'éclat dans ses yeux, en fonction de la position du soleil, pour transformer un moment ordinaire en un moment exceptionnel. Ça peut aussi être une rafale de vent qui vient soulever sa crinière. Si vous immortalisez cela, vous obtiendrez quelque chose d'extraordinaire. Autre exemple : si le lion s’avance vers vous, vous pouvez le cadrer à gauche tandis que le vent soulève sa crinière vers la droite. Votre regard sera alors attiré par le vent dans sa crinière. Il ne s’agit pas seulement de prendre des photos, mais de raconter une histoire en jouant sur le cadrage. Je me répète, mais c'est comme si vous preniez un cliché d’un avion sur le point de s'écraser ou d’un lion prêt à bondir sur un éléphant.
Beverly Joubert : Dans ces moments-là, vous devez être prêt à chaque seconde !
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.