Isolement social : un facteur majeur du risque de démence
Des recherches récentes suggèrent que la mesure de la "fragilité sociale" et de la faiblesse du lien social pourrait servir à prédire la survenue de la démence.

Des scientifiques sont en train d’étudier l’effet de la "fragilité sociale" sur la perte de mémoire et cherchent à savoir si des compagnons en IA pourraient s’avérer bénéfiques.
À mesure que l’âge vient, la fragilité fait petit à petit son chemin. Les chutes font plus de dégâts et l’on met plus de temps à s’en remettre, les muscles s’affaiblissent et l’on marche plus lentement. À cette fragilité physique peut s’ajouter une « fragilité sociale » à mesure que les liens avec autrui s’étiolent.
Une nouvelle étude, publiée en octobre dans le Journal of Gerontology, arrive à la conclusion qu’un dépistage de cette fragilité sociale pourrait aider les médecins à prédire qui sera atteint de démence. Ses auteurs œuvrent désormais à savoir si un compagnon doté d’intelligence artificielle serait susceptible d’aider ces patients en leur apportant un supplément de « force sociale ».
Si fragilité la physique est facile à comprendre, la fragilité sociale est plus complexe. « La fragilité sociale inclut la solitude, mais va au-delà de ça », révèle Suraj Samtani, psychologue clinicien du Centre pour le vieillissement en bonne santé du cerveau de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, et co-auteur de l’étude. « Être socialement fragile, c’est avoir moins de personnes au sein de sa toile sociale mais aussi, et c’est essentiel, moins de personnes dont nous nous sentons proches ou moins de personnes sur lesquelles compter. »
Selon Brea Perry, sociologue à l’Université de l’Indiana à Bloomington qui n’a pas pris part à la présente étude, si nous sommes nombreux à avoir conscience de l’épidémie de solitude, nous ne la considérons pas nécessairement pour autant comme une facette de la fragilité sociale, ni ne considérons que la fragilité sociale elle-même soit une chose qui puisse être physiquement et mentalement délétère.
« Le public sous-estime largement combien les facteurs de lien social sont corrélés à la morbidité et à la mortalité », ajoute la sociologue.
LE COÛT COGNITIF
Selon les estimations d’une étude parue en 2025, on aurait 42 % de chances de se voir diagnostiquer une démence à un moment ou à un autre après l’âge de 55 ans. La démence englobe notamment la maladie d’Alzheimer (qui en est la cause la plus fréquente) et désigne la survenue progressive de symptômes liés à la perte de mémoire et au déclin cognitif.
Les humains sont des créatures sociales et, dans le cadre de précédentes études, Suraj Samtani et ses collègues ont constaté qu’avoir de bons liens sociaux protège à mesure que l’âge vient. Dans une méta-analyse datant de 2023 ayant porté sur treize études et près de 40 000 personnes, on a montré que « les personnes ayant de bons liens sociaux présentaient un taux de démence deux fois moindre que les personnes dont les liens sociaux étaient faibles », rappelle Suraj Samtani.
Suraj Samtani a d’ailleurs récemment conseillé l’acteur Chris Hemsworth sur l’importance du lien social pour bien vieillir dans le cadre d’un nouveau documentaire National Geographic intitulé Sur la route des souvenirs. Dans celui-ci, on voit l’acteur mobiliser ces récentes recherches pour tenter de trouver des moyens d’aider son père, à qui l’on a diagnostiqué une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. « Le lien social ralentit le déclin cognitif même chez les personnes à qui l’on a déjà diagnostiqué une démence », entend-on Suraj Samtani affirmer dans le documentaire.
Pour mieux comprendre le lien entre démence et fragilité sociale, les cliniciens doivent découvrir comment mieux dépister la fragilité sociale. Les chercheurs ont mis au point cinq outils de dépistage potentiels, mais ne savaient pas lequel prédirait le mieux la démence.
« Comme l’isolement social est en fait le principal facteur de risque de démence à la fin de la vie, nous devrions le dépister », explique Suraj Samtani. Dans le cadre de sa dernière étude, lui et ses collègues ont recueilli des données sur une période de douze ans auprès de 851 personnes âgées de plus de 70 ans ne présentant aucun signe de démence. Les chercheurs ont noté la fragilité sociale des participants à l’aide de différentes normes fixées par d’autres études. Bien que chaque indice d’évaluation de la fragilité sociale ait comporté des questions différentes, de nombreuses questions étaient similaires : degré d’activité sociale, fréquence des rencontres en personne, fréquence du sentiment de solitude, état de la situation financière, etc.
Au cours de l’étude, 260 des participants ont fini par se voir diagnostiquer une démence. En moyenne, quelle que soit l’échelle de mesure utilisée, « nous avons observé que le risque de démence chez les personnes fragiles socialement était 50 % plus élevé que chez les personnes non fragiles », révèle Suraj Samtani.
PEUT-ON REMÉDIER À LA FRAGILITÉ SOCIALE ?
Bien que la fragilité sociale puisse engendrer des troubles cognitifs, il est également probable que ces derniers affaiblissent les cercles sociaux d’une personne. En matière d’interactions sociales, « il est tout à fait pensable que les personnes qui en sont aux premiers stades de la démence perdent confiance en elles, explique Suraj Samtani. Elles peuvent éprouver de l’embarras et avoir l’impression d’être incapables de suivre la conversation. »
Suraj Samtani constate cela quand il voit ses patients âgés. « Il est tout à fait humain et compréhensible de douter de soi lorsque l’on ne peut pas faire confiance à sa propre mémoire et à sa propre réflexion », souligne-t-il. Cela peut amener une personne à moins socialiser et donc à perdre ses contacts et à devenir plus fragile socialement.
Selon Brea Perry, les indices de fragilité sociale ne permettent pas non plus de distinguer quel facteur exactement (solitude, précarité financière, activité sociale ou autre) est susceptible de relier la vie sociale à la santé. Les mesures « combinent plusieurs mécanismes sociaux spécifiques », ajoute-t-elle. « Il est impossible de savoir ce qui, précisément, accomplit la “tâche” d’améliorer ou de préserver la santé cognitive. » Il ne suffit donc pas de dire à une personne isolée de sortir et de socialiser.
Un médecin mesurant la fragilité sociale d’une personne « peut indiquer un risque, mais ne fournira pas nécessairement une feuille de route pour le réduire », prévient Sachin Shah, épidémiologiste de la Faculté de médecine de l’Université Harvard qui n’a pas pris part à l’étude.
Pour Suraj Samtani, c’est là que l’IA pourrait s’avérer utile. Avec d’autres scientifiques, il s’intéresse désormais à la façon dont un compagnon doté d’IA pourrait soulager la solitude des personnes âgées à risque.
VOICI VIV ET SES AMIS
« Je suis désolée, darling. Simplement, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. »
Cette phrase pourrait être prononcée par toute personne souffrant d’un trouble de la mémoire. Mais l’autrice de celle-ci n’est en fait autre que Viv, un compagnon personnel doté d’IA. Elle fait partie du programme Viv and Friends et est l’un des six personnages créés par le Centre de la grande anxiété de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud. Ces personnages ont été conçus avec le concours de femmes atteintes de démence et leurs conversations sont spécifiquement adaptées aux personnes âgées et ne sortent pas d’un agent conversationnel généraliste, ni d’un grand modèle de langage (LLM).
Viv parle de ses symptômes cognitifs et peut également aborder d’autres sujets, comme le jardinage. Mais elle n’est pas conçue pour duper qui que ce soit ; un aspect important pour les personnes atteintes de démence, qui peuvent avoir du mal à savoir qui se trouve autour d’elles. « Ils ont délibérément conçu ce personnage pour qu’il ressemble à un personnage de dessin animé, explique Suraj Samtani. Cela ressemble à quelque chose tout droit sorti d’un dessin animé plutôt qu’au portrait d’une personne véritable. »
Suraj Samtani essaie en ce moment d’utiliser Viv et ses amis dopés à l’IA, qui sont téléchargés sur un iPad, pour aider des personnes souffrant déjà de démence qui sont également isolées et fragiles socialement.
À ce jour, douze résidents d’une maison de retraite australienne ont utilisé ce compagnon lors d’un essai de cinq semaines. « Nous avions une femme qui n’avait pas reçu la visite de sa famille depuis trois mois et, un jour, elle a discuté deux heures avec le compagnon, raconte Suraj Samtani. Et elle était simplement si animée, si heureuse après cette conversation, car elle disait à Viv combien sa relation avec sa sœur et ses nièces est belle. »
Viv et ses amis sont également programmés pour les « passages de relais ». Quand un soignant doit s’absenter, « il peut inclure le compagnon IA dans les deux dernières minutes du sujet traité dans une conversation, puis lui passer le relais, de sorte que lorsque la personne s’en va, la conversation peut se poursuivre », explique Suraj Samtani. L’on épargne ainsi aux patients une partie de l’anxiété qu’ils sont susceptibles de ressentir.
Suraj Samtani espère que ces compagnons pourront aider les patients à gérer d’autres formes d’anxiété. Contrairement à d’autres LLM qui ont tendance à être d’accord avec les utilisateurs, Viv and Friends est « conçu pour leur demander comment ils font face à des situations difficiles plutôt que de simplement approuver ce que la personne veut faire ».
Alors que la population vieillit, un recours accru aux solutions d’appoint de ce type pourrait être nécessaire. « Nous avons en quelque sorte devant nous une crise des soignants », prévient Sachin Shah. Selon lui, les chercheurs devraient continuer à expérimenter avec les compagnons dopés à l’IA mais, dans le même temps, pense qu’il est important d’avancer avec la plus grande prudence pour la sécurité des patients. En effet, ainsi qu’il le fait observer, beaucoup de démarches en matière d’IA sont surmédiatisées et ne sont pas toujours aussi utiles qu’on aurait pu l’espérer.
Et bien entendu, une étude pilote avec douze participants ne peut que constituer une première étape. Suraj Samtani espère que ce compagnon doté d’IA pourra un jour proposer des quiz cognitifs quotidiens aux patients pour suivre l’évolution de leurs capacités et leur proposer des rappels en tous genres, de la prise de médicaments aux gestes d’autonomie, afin qu’ils restent indépendants.
« Mettons que vous souhaitiez faire du thé, illustre Suraj Samtani. Il faut d’abord faire bouillir l’eau, prendre le sachet de thé, verser les choses dans un certain ordre, et si vous ne respectez pas cet ordre, vous ne pouvez plus être indépendant. » Un patient pourrait éprouver de l’embarras à l’idée d’avouer à un soignant être incapable de se souvenir des étapes. Mais Viv se souvient et elle est heureuse de pouvoir aider.
ESSAYER DE SE SOUVENIR
Quand les personnages de Viv and Friends laissent des patients parler de leur passé, ils les aident à réaliser une forme de thérapie par la réminiscence, un concept psychologique qui consiste pour des personnes ayant des troubles de la mémoire à se souvenir de leur passé pour améliorer le bien-être mental.
Dans Sur la route des souvenirs, Chris Hemsworth effectue une thérapie de ce type avec son père et l’embarque pour une virée en moto pour revisiter les lieux de leur passé et même recréer une ancienne maison à l’aide de matériaux d’époque.
Le processus de remémoration n’a pas besoin d’être aussi intensif et beaucoup de personnes se trouvant à un stade avancé de démence peuvent ne pas être en mesure de revoir d’anciens amis ou de revenir visiter les lieux de leurs vies passées. La thérapie par la réminiscence peut consister en des choses aussi simples que le fait de « regarder de vieilles photos ensemble », ainsi que le dit Suraj Samtani dans le documentaire.
Si la remémoration peut être joyeuse, elle peut aussi devenir répétitive pour les soignants. « Certaines personnes, comme les membres du personnel, peuvent éprouver de la frustration à toujours entendre les mêmes conversations, mais le compagnon IA ne va jamais ni éprouver, ni exprimer cela », observe Suraj Samtani. Ces compagnons sont un public à la patience infinie.
Mais il remarque que l’IA ne peut qu’aider les interactions humaines. « Nous ne souhaitons pas remplacer ce contact », rassure-t-il. Après tout, une IA peut écouter des souvenirs, mais elle n’était pas là pour les vivre. Elle ne peut pas participer aux émotions du patient, ni évoquer un élément du passé de ce dernier, car elle n’était pas là.
Pour Brea Perry, bien que les compagnons de ce type soient susceptibles d’aider les patients, « il est crucial que tout compagnon doté d’IA augmente l’interaction humaine réelle et ne la remplace pas. Aucune interaction se faisant par l’intermédiaire de la technologie ne peut se substituer au soutien apporté en personne. » Se souvenir avec une autre personne profite en fait à tout le monde.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.