Manger de la viande aurait pour conséquence d'assécher les fleuves

Dans certains bassins hydrographiques de l’Ouest américain, plus de 50 % de l’eau sert à l’alimentation du bétail et au fourrage des vaches. Destination finale ? Des hamburgers dans les grandes villes.

De Alejandra Borunda
Publication 12 mars 2020, 12:42 CET
Un cow-boy conduit du bétail à travers les plaines dans le Wyoming aux États-Unis.
Un cow-boy conduit du bétail à travers les plaines dans le Wyoming aux États-Unis.
PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James, Nat Geo Image Collection

Les fleuves de l’Ouest américain ont connu des jours meilleurs. On ne vous apprend rien.

Leur eau est, depuis des décennies, épuisée par le réchauffement climatique mais aussi par le besoin inlassable de l’Homme d’exhiber ses pelouses verdoyantes et de prendre d’interminables douches. Pourtant, c’est l’agriculture qui remporte haut la main la palme du plus grand utilisateur d’eau. Une étude récente montre que le tiers de l’eau consommée dans l’Ouest des États-Unis sert à irriguer les terres destinées à l’alimentation des bœufs et des vaches laitières. Dans le bassin fluvial du Colorado, le taux est même supérieur à 50 %.

Selon l’étude, les hamburgers, steaks, yaourts et glaces que les Américains consomment en très grande quantité sont en lien direct avec la sur-utilisation des eaux fluviales – une source de stress terrible pour les écosystèmes et communautés qui en dépendent. Les périodes de grande sécheresse que connaissent les fleuves de l’Ouest américain sont aussi sources d'angoisses. L’étude, publiée cette semaine dans le magazine Nature Sustainability, révèle que plus de 50 espèces de poissons sont en danger ou menacées d’extinction.

La bonne nouvelle, selon Brian Richter, auteur principal de l’étude et expert en eau à Sustainable Waters, c'est que les recherches détaillées qui ont été menées donnent aux producteurs, aux décideurs et aux consommateurs le pouvoir de changer les choses.

« Nous avons pu observer comment l’eau a été extraite d’un fleuve bien précis, puis transportée dans tel parc d’engraissement ou telle laiterie. Nous avons même suivi le produit obtenu jusqu’au lieu où il a été consommé », explique Richter. Ces détails peuvent permettre de mettre en place des changements très ciblés en vue de faire de grandes économies d’eau.

 

DES CHAMPS VERDOYANTS À PERTE DE VUE

La prise de conscience a eu lieu lors d’un voyage de Richter dans les États de l’Ouest. Tractant une remorque, il sillonnait les montagnes, traversait les hauts déserts et parcourait les forêts. Les plateaux désertiques ne lui étaient pas inconnus. Il connaissait bien les buissons de sauge qui parsemaient les paysages arides depuis sa plus tendre enfance. Les vallées qu’il avait jadis arpentées étaient pourtant luxuriantes, toutes de vert vêtues. De la luzerne. Du foin. Du Sorgho. Des champs entiers s’étendaient à perte de vue, s’agitant dans l’air sec. Ces plantes ne finissaient pas dans nos assiettes mais étaient destinées aux vaches qui, à leur tour, étaient transformées en steaks, eux-mêmes consommés par des gens à des dizaines, voire des centaines ou des milliers de kilomètres de là.

Impossible que les champs ne repoussent pas. Richter en était sûr, parce que les apports en eau étaient importants. Il se demanda alors : ses collègues et lui pouvaient-ils savoir d’où provenait l’eau qui avait arrosé la luzerne ayant nourri les bovins qui avaient depuis satisfait les papilles de consommateurs plus ou moins éloignés ?

Apparemment, c’était possible.

Ils ont suivi l’acheminement de l’eau prélevée dans les fleuves et ruisseaux de chaque partie d’un bassin hydrographique, jusqu’aux terres qu’elle a irriguées. Très souvent, ils ont pu également retracer son parcours jusqu’aux fermes et comtés qui cultivaient des aliments pour le bétail. Ensuite, ils ont consulté les données économiques sur les chaînes d’approvisionnement afin de suivre le trajet de ces récoltes de la ferme au parc d’engraissement puis aux points de vente des viandes et des produits laitiers obtenus.

Ils ont également pu estimer dans quelle mesure les prélèvements d’eau des bassins hydrographiques individuels mettaient en péril la faune ichtyologique qui y vivait. En été, les faibles débits d’eau dans la région ont exacerbé le risque d’extinction qui pèse sur plus de 700 espèces de poissons, notamment lorsqu’ils découlent de prélèvements d’eau qui finissent par irriguer des aliments destinés au bétail.

« L’été est la saison de croissance de plusieurs espèces de poissons. C’est à ce moment-là que le besoin en eau est à son apogée », affirme Marguerite Xenopoulos, spécialiste en écologie aquatique à l’université Trent dans la province de l’Ontario. « Lorsque les cycles de vie des espèces de poissons dépendent de l’eau retirée du fleuve, ils peuvent être fortement affectés. »

 

QU’EN EST-IL DU SORT DES BŒUFS ?

Les bœufs élevés grâce à des approvisionnements en eau importants ont été principalement transportés dans les grandes zones urbaines de l’Ouest : Los Angeles, Long Beach et la région de la baie de Californie ; Portland dans l'Oregon ; Denver dans le Colorado ; Seattle dans l’État de Washington. L’estimation par habitant montre que c’est dans l’Oregon, l’Idaho et certaines zones du Texas que les plus grandes quantités de viandes associées à l’épuisement de l’eau des fleuves ont été consommées.

« Pas étonnant que l’eau enlevée aux poissons qui vivent dans des ruisseaux au milieu de hauts plateaux désertiques finisse en hamburger ingurgité à Laredo au Texas », dit Megan Konar, ingénieure en environnement à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign qui a pris part à des analyses de chaînes d’approvisionnement similaires.

C’est le principe des chaînes d’approvisionnement : des ressources en provenance d’un endroit précis permettent de combler une demande dans des endroits éloignés, alors que des villes – pleines de gens qui ont tous besoin de manger, de boire et de s’habiller, entre autres – utilisent une grande partie de ces ressources « virtuellement » en raison de cette chaîne d’approvisionnement mondiale moderne et complexe.

D’une part, un amateur de hamburger se trouvant au Texas, dans l'Idaho ou à New York peut réduire sa consommation d’eau en préférant un autre plat - et même une autre viande - au bœuf. Ainsi, il allègera le fardeau des régions qui font face à de graves problèmes d’eau. Toutefois, les solutions à la pénurie d’eau dans l’Ouest nécessitent une approche plus globale.

« Il s’agit d’un problème d’action collective ; nous ne pouvons pas laisser à des consommateurs individuels le soin de le résoudre », ajoute Konar.

 

LE BOEUF N’EST PAS LE SEUL SUR LE BANC DES ACCUSÉS

Plus de 9 millions d’hectares de luzerne sont cultivés aux États-Unis. La plante a été transportée en Ouest durant la ruée vers l’or dans les années 1950, servant alors de source d’alimentation vitale pour les vaches, les chevaux et autres bêtes de pâturages dont dépendaient l’alimentation et le travail. Les industries bovines et laitières ont connu un essor dans l’Ouest des États-Unis au cours des décennies qui ont suivi. Cependant, les animaux avaient besoin de plus de nourriture que le fourrage en provenance des terrains arides. Les cultures fourragères comme la luzerne devinrent de plus en plus essentielles pour les troupeaux. Grâce à l’expansion des projets d’irrigation à grande échelle dans l’Ouest, les cultures fourragères ont connu une croissance importante et ont permis de combler les besoins alimentaires des troupeaux.

« La capacité d’adaptation de cette plante est extraordinaire », souligne Brad Udall, spécialiste du climat et de l’eau à la Colorado State University. « Elle poussera partout, dans les déserts les plus brûlants comme les plus hautes montagnes. En plus d’être très facile à cultiver, elle vous donnera plusieurs boutures par an. »

Le système mis en place aujourd’hui est le fruit de plus d’un siècle d’exploitation des terres, de décisions politiques et de luttes acharnées pour les droits d’accès à l’eau. Cependant, une menace supplémentaire s’ajoute au tableau : le changement climatique.

Le débit moyen du fleuve Colorado, qui approvisionne plus de 40 millions de personnes et des milliers d’utilisateurs industriels de l’Ouest en eau, a diminué de 17 % environ par rapport à la moyenne du 20e  siècle. Selon Udall, la moitié de cette baisse est due à des changements climatiques découlant d’activités humaines.

La semaine dernière, des chercheurs ont publié un article dans la revue américaine Science montrant que le débit du fleuve devrait encore diminuer de 20 à 30 % d’ici la moitié du 21e siècle. La pression exercée sur chaque utilisateur du fleuve est ainsi renforcée, et le besoin de mettre en place des solutions innovantes s’impose. En ce moment, les sept États américains qui dépendent du Colorado discutent des moyens de réduire leur consommation, à la fois pour lutter contre le tarissement de l’eau du fleuve depuis des années et en vue d’élaborer un plan d’adaptation aux conditions plus sèches que réserve l’avenir.

Richter et ses collègues proposent une mesure qui pourrait éventuellement protéger les eaux fluviales, du moins à court terme : payer les agriculteurs pour ne pas cultiver les terres, une stratégie qu’on appelle mise en jachère.

Dans des lieux comme l’Imperial Irrigation District au sud de la Californie, les gestionnaires des ressources en eau ont réfléchi à des moyens de réduire considérablement la consommation d’eau des agriculteurs locaux. Ils ont donc décidé de leur verser une somme d’argent pour laisser leurs terres cultivables au repos. Richter et l’équipe sont parvenus à la conclusion suivante : si 20 % des terres agricoles actuellement utilisées pour l’alimentation du bétail dans la partie supérieure du fleuve Colorado étaient mises en jachère, les États qui en dépendent pourraient atteindre leurs objectifs en matière de consommation d’eau. Dans le bassin inférieur qui est plus sec, il faudrait mettre en jachère la moitié des terres cultivables, sachant que d’autres changements seraient également nécessaires.

« Lorsque vous mettez l’accent sur le changement climatique, en plus des autres problèmes auxquels les fleuves font déjà face, vous risquez d’être victime de deux, voire trois coups durs », affirme l’ichtyologiste Xenopoulos. « Nous devons être inquiets. Il faut absolument tirer la sonnette d’alarme. »

Elle ajoute cependant que, pour sauver les poissons et les écosystèmes, il est possible de trouver dès aujourd’hui des solutions à quelques problèmes que pose la consommation de produits laitiers et de viande bovine.

« Nous pouvons contrôler la quantité d’eau que nous utilisons », souligne Xenopoulos. « Nous pouvons cultiver des produits qui absorbent moins d’eau. C’est un problème plus facile à régler que celui du changement climatique. Il convient donc de nous y attarder pour trouver des éléments de réponse. »

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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