Réinventer le deuil au temps du coronavirus

Se rassembler pour pleurer un proche est essentiel. Le deuil à distance a tout bouleversé.

De Craig Welch
Publication 20 avr. 2020, 11:40 CEST
Une femme a les yeux rivés sur un cercueil dans la morgue d’un des plus grands ...

Une femme a les yeux rivés sur un cercueil dans la morgue d’un des plus grands cimetières de Milan en Italie.

PHOTOGRAPHIE DE Gabriele Galimberti

Paula Bronstein est au volant d’une Ford Fusion, garée dans un cimetière. Elle prête une oreille attentive à l’éloge funèbre prononcée par le rabbin. De temps à autres, elle prend quelques photos. Les membres de sa famille sont répartis dans trois voitures derrière elle. Ils écoutent les propos du rabbin par conférence téléphonique.

Bronstein est photojournaliste. Elle a pris l’avion en Thaïlande, consciente de revoir son père sans doute pour la dernière fois. George Bronstein est né en 1918 lors de la pandémie de grippe espagnole. C’est de vieillesse qu’on meurt à 101 ans, Paula ne le sait que trop bien. Elle était prête à lui faire ses adieux mais jamais elle n’avait imaginé qu’une pandémie entraverait leurs retrouvailles.

George, le père de Paula Bronstein, souffle ses 100 bougies.

PHOTOGRAPHIE DE Paula Bronstein

Une fois aux États-Unis, Paula s'est mise en quarantaine. Elle ne pouvait donc pas voir son père. Au moment de sa mort le 30 mars, les rites funéraires étaient déjà perturbés par les mesures de distanciation sociale mises en place pour freiner la propagation du virus. Il n’y aura ni rassemblement au funérarium, ni office à la synagogue, ni même de visite pour réconforter les personnes endeuillées. Seuls les plus proches participeront à l’enterrement, à condition de rester dans leurs voitures. Au moment de la mise en terre du cercueil, seul le rabbin pourra y jeter quelques pelletées de terre. S’il apporte sa propre pelle, bien entendu.

À mesure que le coronavirus fait des ravages aux quatre coins de la planète et qu’on assiste à une flambée du nombre de décès, la distanciation sociale bouleverse les rituels sacrés. Il n’est désormais plus possible de faire son deuil de la même manière.

« J’ai été témoin de situations atroces, d’événements horribles », dit Bronstein. Elle qui a couvert des guerres, des séismes, des typhons. Elle qui a vu la famine de ses propres yeux. « Rien ne m’avait préparée à ce que j’étais sur le point de vivre : me retrouver toute seule dans une voiture de location pour assister à l’enterrement de mon père. »

Traditionnellement, c’est en groupe qu’on surmonte la perte d’un être cher. Au temps du COVID-19, lutter contre la mort est désormais une bataille qui se livre en solitaire.

Bergame est une ville à forte prédominance catholique en Italie. C’est ici qu’est né le pape Jean XXIII. En ce début de printemps, des centaines de personnes ont dû faire face à la mort, seules. La peur de contracter le virus a mis fin aux veillées funèbres et aux enterrements. Les cercueils ont été empilés dans les églises. Les crématoriums étaient ouverts jour et nuit mais ce n’était pas suffisant. Des véhicules militaires ont transporté des douzaines de corps vers des provinces voisines où ils ont été incinérés.

Aujourd’hui, les aumôniers des hôpitaux sont de moins en moins disposés à s’approcher des malades du COVID-19 ou à les réconforter en leur tenant la main. L’équipement de protection individuelle est strictement réservé au personnel soignant en première ligne. Les médecins et les infirmiers ne peuvent faire autrement. À Long Island, un hôpital propose d’immortaliser les empreintes des victimes dans des moules en argile que les proches pourront garder en souvenir, faute d’avoir pu accompagner leurs défunts durant leurs dernières heures.

À New York, le virus meurtrier a fait plus de 10 000 victimes. Les corps sont chargés dans des camions frigorifiques. Les familles musulmanes doivent souvent renoncer à la toilette mortuaire habituelle du défunt. Elles plongent plutôt leurs mains dans la boue et en saupoudrent le corps, recouvert d’une housse en plastique.

« Le très grand nombre de personnes qui succombent au virus bouleverse tout le processus funéraire », explique l’imam Khalid Latif, aumônier universitaire et directeur exécutif de l’Islamic Center de l’université de New York.

Les personnes endeuillées à travers le monde ne peuvent, ajoute-t-il, « être en paix avec leurs émotions » au milieu de toute cette tourmente.

Même ceux qui s’occupent des survivants ne savent plus vraiment comment s’y prendre.

« Nous nous aventurons en terre inconnue », renchérit le rabbin Elias Lieberman qui a animé la cérémonie funéraire de George Bronstein. « Pour ne rien vous cacher, je m’adapte, je tâtonne. »

 

RETROUVER LA PAIX INTÉRIEURE

Tout va tellement vite que la confusion s’en trouve exacerbée. Ce qui aujourd’hui est toléré ne le sera peut-être plus demain.

La concession funéraire de George Bronstein est supervisée par la Jewish Cemetery Association du Massachusetts qui gère 123 cimetières à Boston et dans ses environs. En raison de l’épidémie du COVID-19, l’association a fermé les cimetières aux visiteurs et renforcé les règles liées à l’organisation des funérailles trois jours seulement avant son décès. Lieberman fait pression au nom des Bronstein mais « les représentants de l’association sont présents pour veiller à l’application des règles », souligne-t-il. « Leur souci premier est la protection des personnes travaillant dans les cimetières. »

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    Un corbillard, garé dans un parking aux environs du cimetière juif de Baker Street à Boston, transporte le cercueil de George Bronstein. C’est le seul endroit où sa fille, Paula, peut lui faire ses adieux et voir son corps pour la dernière fois avant les funérailles, le lieu de culte étant fermé au grand public en raison du coronavirus.

    PHOTOGRAPHIE DE Paula Bronstein

    L’idée de retarder les funérailles a traversé l’esprit des Bronstein. Cependant, cela aurait pu prendre des semaines, si ce n’est des mois. Dans son chagrin, Paula a dû se rendre à l’évidence : c’était la seule option possible.

    « Nous n’avions même pas le droit de former un cercle autour de la tombe en observant la distance de sécurité », indique Paula. Depuis le parking, un cercueil entrouvert lui offre la dernière vision du visage de son père. 

    « La douleur est beaucoup trop vive. Ce n’est pas demain que nous retrouverons un semblant de paix intérieure parce qu’on ne nous a pas permis de faire notre deuil correctement », se désole Paula. 

    Un sentiment que la révérende Nell Fields de la Waquoit Congregational Church dans l’est du Massachusetts ne connaît que trop bien. En mars, alors que les mesures de distanciation sociale ont commencé à être mises en place, un membre âgé de sa congrégation, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, est mort. Nell Fields est alors entrée en contact avec les membres de sa famille pour reporter les funérailles. Aujourd’hui, elle devra peut-être décaler la date une deuxième fois.

    « Un deuil à retardement. C’est exactement ce qu'il se passe sur le plan émotionnel », affirme Fields. Pas de retour en arrière possible, mais impossible d’aller de l’avant. Il faut imaginer le deuil comme un courant qui nous transporte quelque part. Mais si ce courant est interrompu, on fait du surplace. »

    À New Canaan dans le Connecticut, une famille observe shiva, période de deuil de sept jours dans la tradition judaïque. L’application de visioconférence Zoom rassemble virtuellement les parents et les amis d’une personne âgée, décédée des suites d’une crise cardiaque. Les membres de la famille n’ont pas pu lui faire leurs adieux à l’hôpital ou planifier ses funérailles en raison de la pandémie du COVID-19.

    PHOTOGRAPHIE DE Andrew Lichtenstein, Corbis/Getty Images

    Avant le coronavirus, on pouvait anticiper les funérailles d’un être cher. On savait un peu à quoi s’attendre.

    « Puis on nous a complètement coupé l’herbe sous le pied, comme ça, sans prévenir », insiste-t-elle. Il faut d’abord faire le deuil des funérailles impossibles puis se faire à l’idée. »

     

    LES DERNIÈRES HEURES DES PATIENTS

    Les rituels ont changé, certes, mais la façon de quitter la vie aussi.

    Carol LeCompte a consacré de longues heures de sa vie au chevet des malades, leur tenant la main, les accompagnant avant qu’ils ne rendent l’âme. Elle est aumônière à l’hôpital Atrium Health Pineville dans la ville de Charlotte en Caroline du Nord. Elle sait parfaitement bien que les mourant(e)s ont plus peur de mourir seul(e)s que de souffrir. « Rien que l’idée suffit à les déstabiliser complètement. »

    Hélas, c’est souvent la seule option qui se présente aux patients sur le point de succomber au coronavirus.

    Un autre aumônier a réussi à accrocher un téléphone au support d’une perfusion intraveineuse afin qu’une famille puisse faire ses adieux à un patient mourant. Une conversation vidéo qui a duré cinq heures. Une livraison d’iPads ne devrait pas tarder à arriver à l’hôpital où travaille LeCompte, histoire d'offrir une compagnie virtuelle aux malades.

    En dépit de cette angoisse qu’on ressent en ces moments difficiles, la manière de faire notre deuil n’aurait pas changé tant que ça.

    « Le deuil et la tristesse ont une forte capacité d’adaptation », confie George Bonanno de l’institut pédagogique de l’université Columbia.

    Il mène des études sur le deuil depuis plus de trente ans maintenant et, en se basant sur des données statistiques, est arrivé à la conclusion que très peu de facteurs pouvaient modifier notre réaction à la mort. Pour les deux tiers d’entre nous, le retour à la normale se fait au bout de quelques mois. Pour le quart, la période de deuil s’étend sur un ou deux ans alors que 5 à 10 % des personnes endeuillées auront besoin de plusieurs années pour surmonter la mort d’un proche. Ces données s’appliquent aux personnes qui ont perdu des êtres chers des suites d’un traumatisme, en raison d’un ouragan, qui sont morts de vieillesse ou qui ont succombé à une maladie.

    Grâce à de nombreuses études, ses collègues et lui ont trouvé que « la plupart des personnes se remettent plutôt bien d’une perte ». « Les personnes surmontent relativement vite la mort d’un proche. Cela ne signifie pas que nous ne passons pas par des périodes de douleur et de tristesse. Cela signifie simplement que nous continuons de vivre malgré tout. De travailler. D’être en contact avec les autres. » Le repli sur soi est important en période de deuil. Il nous permet de nous reprendre en main. Cependant, « ça peut arriver très vite. »

    Cela semble raisonnable d’un point de vue évolutif, ajoute Bonanno. Si l’être humain se complaît dans la mort, il ne survivra pas. Dans son livre, Ma vie avec les chimpanzés, Jane Goodall décrit à plusieurs reprises les symptômes de dépression repérés chez de jeunes chimpanzés qui ont perdu leur mère. Même en prodiguant des soins aux petits orphelins, les plus léthargiques et les plus tristes d'entre eux mourraient, assure Bonanno. Selon lui, il est souvent difficile de comprendre les états émotionnels des animaux mais, en se basant sur ce genre d’études, il émet l’hypothèse que le deuil prolongé peut être nuisible.

    Dans la majorité des cultures, les funérailles et les services commémoratifs permettent de se rencontrer, de passer du temps avec les proches et de partager des histoires. Ces rassemblements permettent à la fois de témoigner du soutien aux proches et de garder un bon souvenir des défunts. Si nous saisissons l’importance de ces rituels, nous pourrons en reconstituer, même virtuellement, les éléments indispensables.

    « Au fil du temps, nous avons outrepassé de nombreux traumatismes. Il est indéniable que nous triompherons de cette crise également », poursuit-il.

    C’est une période difficile que nous traversons ensemble. Rien que l’idée d’être tous réunis dans la douleur suffit à en atténuer les effets. Dans quatre ans, quand vous direz à quelqu’un que vous avez perdu un membre de votre famille lors de la pandémie, il / elle pourra immédiatement se mettre à votre place, souligne Bonanno.

    Selon lui, on assiste à un moment de partage des plus historiques. « Là tout de suite, les personnes en deuil n’en sont pas conscientes mais je crois qu’un jour ou l’autre, elles en saisiront l’ampleur. »

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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