Allaitement maternel : les scientifiques commencent (enfin) à l'étudier

De nombreuses femmes rencontrent des difficultés lors de la mise en place de leur allaitement. Les scientifiques cherchent donc à rattraper l'immense retard de connaissances sur le lait maternel, et ainsi changer la vie de millions de jeunes parents.

De Amy McKeever
Publication 20 juin 2022, 17:23 CEST

Esme tente de s'éloigner du sein de sa mère. Après la naissance de sa fille, Jennifer McClure est restée 21 jours à l'hôpital en raison de complications liées à une césarienne, si bien qu'Esme a commencé à boire à la fois au sein et au biberon. Malgré tous les efforts de Jennifer, elle a préféré le biberon et a cessé de se nourrir au sein à l'âge de huit mois. New York, avril 2019.

PHOTOGRAPHIE DE Jennifer McClure

Note de la rédaction : cet article porte sur l'allaitement maternel et la compréhension qu'en a aujourd'hui le monde scientifique. Nous vous recommandons sa lecture si vous vous intéressez à l'allaitement, si vous allaitez ou souhaitez allaiter - ce qui est un choix propre à chaque mère (tout comme la durée de l'allaitement) et n'est jamais une obligation. 

Encore un peu endormie suite à l'anesthésie, Chandra Burnside tenait à allaiter son nouveau-né. C’était en mai 2010, elle était âgée de 29 ans et venait d’accoucher par césarienne en urgence dans un hôpital de l’État de Virginie, aux États-Unis. Tout bouleversée qu'elle était par le fait que l’accouchement ne s’était pas déroulé comme prévu, Chandra était déterminée à allaiter son fils. 

Mais cette étape ne s’est pas non plus passée comme prévu. Chandra allaitait et tire-allaitait tout au long de la journée pour maintenir sa production, comme elle l’avait appris pendant le cours de préparation à l'accouchement de 45 minutes qu’elle avait suivi pendant sa grossesse. Mais après quelques semaines, son fils ne prenait toujours pas de poids. Le pédiatre l’a exhortée à le nourrir davantage et lui a conseillé de lui donner du lait maternisé si elle ne parvenait pas à produire plus de lait maternel. Mais Chandra a refusé de mettre fin à l'allaitement exclusif.

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    Jennifer McClure et sa fille Esme avec le tire-lait qui lui a été remis lors d'un séjour prolongé à l'hôpital. Jennifer a tiré son lait toutes les trois heures pendant qu'elles étaient séparées, dans le but de continuer à la nourrir exclusivement en allaitant, mais Esme avait développé une préférence pour le biberon.

    PHOTOGRAPHIE DE Jennifer McClure

    Selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) du ministère de la Santé, en France deux nouveau-nés sur trois sont allaités à la naissance. Six mois plus tard, seuls 22,8 % des bébés français sont encore allaités. Beaucoup de mères, dès la fin de leur congé maternité, commencent à compléter l’alimentation de leur enfant avec du lait maternisé.

    Bien que l’on estime que seulement 1 à 5 % des femmes sont physiologiquement incapables d’allaiter, nombreuses sont les jeunes mères qui affirment qu’elles ne produisent pas assez de lait, ou que leur lait présente des carences nutritionnelles qui empêchent leur bébé de se développer correctement.

    En dépit du fait que ce sujet concerne une grande majorité de femmes, peu de recherches ont été menées sur la façon dont la lactation peut mal se passer et le soutien institutionnel pour les femmes qui essaient d’allaiter est tout aussi minime. Contrairement à l’industrie laitière, qui a financé des études approfondies sur la lactation du bétail, les chercheurs ont à peine effleuré le sujet du lait maternel.

    Ces dernières années, la recherche a commencé à prendre de l’ampleur, les scientifiques étudiant des facteurs tels que la génétique, les expositions environnementales et le régime alimentaire des jeunes mères, dans l’espoir de trouver des réponses pour les générations futures.

    « La science évolue si rapidement que je pense que les dix prochaines années seront vraiment intéressantes dans ce domaine », estime Shannon Kelleher, chercheuse en sciences biomédicales et nutritionnelles à l’université du Massachusetts Lowell.

    Cherchant ses propres réponses, Chandra a consulté un endocrinologue pour savoir si elle ne souffrait pas d’une résistance à l’insuline qui, selon ce qu’elle avait entendu dire, pouvait entraîner une baisse de la production de lait. Bien que les tests aient révélé qu’elle présentait certains marqueurs du syndrome des ovaires polykystiques, qui peut entraîner une résistance à l’insuline, l’endocrinologue lui a dit qu’elle n’avait pas besoin de suivre de traitement pour améliorer sa sensibilité à l’insuline.

    Finalement, Chandra a rejoint un groupe de soutien où elle a pu trouver de l'aide, mais toujours pas de réponses. Elle a continué à allaiter, mais a complété à contrecœur avec du lait maternisé. « Je ne m’en sortais toujours pas », confie-t-elle.

     

    COMMENT FONCTIONNE L’ALLAITEMENT ?

    L’allaitement maternel peut sembler simple : une femme porte son enfant à son sein, le bébé s’y accroche et c’est à lui de jouer. Mais, comme les mères le savent, la lactation est en réalité un processus complexe qui peut facilement mal tourner.

    « Il s’agit d’un arrangement finement réglé de différentes hormones qui se lient à leurs récepteurs très spécifiques et provoquent des réactions très précises », explique Kelleher. Tout ce qui interfère avec ces réactions « interrompt la lactation, parfois en l’espace de quelques heures. »

    Les seins n’atteignent leur pleine maturité qu’au cours de la grossesse, qui inonde le corps d’un cocktail d’hormones incitant la mécanique de production de lait à se mettre en place. Kelleher compare les glandes mammaires à une grappe de raisins : les canaux lactifères sont les tiges et les espaces creux où le lait s’accumule, les raisins, sont appelés des alvéoles. Environ une dizaine de ces grappes existent dans chaque sein, et chacune contient deux types de cellules. Les cellules à l’intérieur des alvéoles produisent du lait, et les cellules musculaires entourant ces structures se contractent, poussant le lait dans les canaux.

    À la naissance du bébé, le retrait du placenta déclenche une chute soudaine de la progestérone, qui déclenche la production de lait.

    Une autre séquence complexe d’événements est nécessaire pour libérer le lait. Lorsque le bébé tète, il active des impulsions nerveuses sensorielles dans le corps de la mère qui libèrent la prolactine et l’ocytocine. Ces hormones encouragent ensuite les cellules de la glande mammaire à produire du lait. Pour que le processus de lactation se poursuive, le bébé doit être allaité régulièrement, sinon la glande mammaire retournera à son état d’avant grossesse.

     

    POURQUOI L’ALLAITEMENT PEUT PARFOIS MAL SE PASSER

    Lorsque Chandra est tombée enceinte de son deuxième enfant, en 2012, elle avait une bien meilleure compréhension de l’allaitement : ses difficultés à nourrir son premier enfant l’avaient incitée à changer de carrière, et à s’inscrire dans un programme de soins infirmiers pour étudier la lactation.

    « Dans mon esprit, c’est ce qui allait changer la donne », dit-elle. Contrairement à sa première grossesse, Chandra est entrée dans la salle d’accouchement armée de connaissances sur tous les « pièges », comme elle les appelle, qui peuvent empêcher de produire suffisamment de lait. Parfois, on attend juste trop longtemps avant de mettre le nouveau-né au sein, ou alors on lui donne du lait maternisé au biberon dès les premiers jours de vie.

    « C’est une période très critique pour la mise en place de la lactation », explique Parul Christian, directrice du programme de nutrition humaine à la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health. Les experts recommandent d’allaiter dans l’heure qui suit la naissance afin de lancer le processus de signalisation hormonale. Proposer du lait maternisé prive également le nouveau-né de colostrum : la première forme de lait maternel que l’organisme produit pendant deux à quatre jours après la naissance, qui regorge de nutriments, d’anticorps et d’antioxydants vitaux.

    Selon Ann Kellams, pédiatre à l’université de Virginie et présidente de l’Academy of Breastfeeding Medicine, de nombreuses femmes peuvent surmonter leurs problèmes d’approvisionnement en lait avec du soutien et des informations. Comme Mme Burnside, la plupart des nouveaux parents ne reçoivent qu’une formation de base sur l’allaitement, et ils ne sont pas les seuls. Kellams affirme que la plupart des écoles de médecine elles-mêmes offrent peu de formation sur la science de la lactation. Pendant sa propre formation en pédiatrie, les séances sur l’allaitement organisées par son hôpital à l’heure du déjeuner étaient menées par des représentants de fabricants de lait maternisé.

    Selon Kellams, si les parents et les médecins étaient mieux informés, ils seraient plus à l’aise. D’une part, ils s’inquiéteraient peut-être moins d’une faible production de lait s’ils comprenaient que la quantité de lait produite varie en fonction du stade de développement du bébé, et que parfois le bébé n’a pas besoin d’une grosse quantité. Et si de nombreux parents donnent du lait maternisé lorsque la quantité de lait semble faible, cela peut se retourner contre eux et faire chuter davantage la production de lait.

    Si vous souhaitez allaiter - ce qui bien sûr n'est jamais une obligation - « il faut que vous mettiez votre enfant au sein chaque fois qu'il a faim pour que votre corps sache qu’il doit produire du lait », explique la pédiatre. « Il faut parfois des semaines pour constituer vos réserves. Ce n’est pas comme un interrupteur que l’on peut allumer et éteindre. »

    Parfois, le problème peut aussi venir du bébé. Des problèmes tels que l’ankyloglossie, lorsque le bout de la langue est attaché au fond de la bouche en raison d’une petite anomalie, peuvent empêcher le bébé de stimuler correctement le mamelon.

    Selon Kellams, les nouveaux parents ne devraient pas se retrouver seuls face à tous ces problèmes potentiels. Elle préconise l’accès à des consultantes en lactation, qui peuvent les aider à trouver des solutions.

    Chandra a réussi à allaiter son deuxième enfant pendant environ deux semaines avant que le pédiatre ne l’avertisse que cela ne suffisait pas. À deux semaines, les nourrissons boivent généralement entre 60 et 90 millilitres toutes les deux heures. Il manquait environ 180 millilitres par jour à Chandra pour produire une quantité suffisante, et personne ne savait pourquoi.

    Esme Smith ignore le biberon de lait maternel de sa mère. Jennifer voulait que sa fille bénéficie de tous les bienfaits du lait maternel, mais les fréquents tirages de lait ont nui à son propre bien-être.

    PHOTOGRAPHIE DE Jennifer McClure

    LA CAUSE, C’EST LA BIOLOGIE

    Kelleher soutient que la biologie peut déclencher des difficultés dans le processus d’allaitement, et ce d’une manière que la science commence à peine à explorer.

    Plusieurs conditions médicales peuvent interférer avec la lactation. Par exemple, la chirurgie mammaire, qu’il s’agisse d’une mastectomie, d’un agrandissement ou d’une réduction, peut détruire l’architecture de la glande mammaire. Un autre problème de santé rare entraîne un développement insuffisant du tissu mammaire chez certaines femmes pendant la puberté. Les problèmes de thyroïde, le diabète et le syndrome des ovaires polykystiques peuvent aussi tous avoir un impact sur les niveaux d’hormones et perturber l’interaction délicate qui est nécessaire à la production de lait. Enfin, le stress chronique priverait également l’organisme de l’énergie dont il a besoin pour produire du lait.

    Mais, selon Kelleher, d’autres facteurs biologiques peuvent aussi affecter la production de lait d’une femme. L’alimentation est le facteur le mieux connu par les chercheurs. L’obésité et la malnutrition affectent toutes les deux les niveaux d’hormones du corps et, selon Parul Christian, le régime alimentaire d’une mère peut avoir une influence sur le profil lipidique et vitaminique de son lait. C’est pourquoi de nombreuses femmes qui allaitent prennent des compléments alimentaires et sont encouragées à suivre un régime sain, et à éviter les déficits caloriques soudains.

    Selon Kelleher, la communauté scientifique s’intéresse de plus en plus au rôle que les antioxydants pourraient également jouer dans la réduction du stress oxydatif, un état dans lequel des électrons indésirables dans l’organisme « commencent à attaquer différentes parties de la cellule ». Si ces électrons tuent les cellules de la glande mammaire, ils peuvent rétrécir les alvéoles et les ramener à un état antérieur à la grossesse. Les antioxydants comme le fenugrec, un ingrédient courant dans les suppléments de lactation, aideraient à stabiliser ces électrons.

    Cependant, lorsqu’il s’agit de comprendre l’impact de la génétique sur la lactation, Kelleher affirme que « nous avons des millénaires de retard sur l’industrie laitière ». Des années de recherche chez les bovins ont permis d’identifier les gènes qui favorisent une teneur en protéines plus élevée ou une plus grande production de lait. En revanche, les études sur les humains sont très rares et irrégulières.

    Les recherches de Kelleher se sont concentrées sur la manière dont les mutations génétiques affectent le transport du zinc dans la glande mammaire. Ce minéral est fortement concentré dans le colostrum. Elle cite également une autre étude récente menée par des chercheurs de l’université d’État de Pennsylvanie, qui a montré qu’une variation dans un gène produisant la protéine lactadhérine était associée à un faible volume de lait. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi.

    « Nous ne savons même pas ce que fait cette protéine dans la glande mammaire, mais des mutations dans ce gène sont associées à un faible volume de lait », dit-elle. « Cela me semble être une chose importante à comprendre. »

    De même, Kelleher souligne qu’une vie entière d’expositions environnementales à des produits chimiques, des microplastiques et d’autres substances nocives pourrait avoir un impact sur la quantité et la qualité du lait produit par les humains. Et il est incroyablement difficile pour les scientifiques de distinguer lesquelles de ces expositions ont pu causer des dégâts.

    « Il y a un grand nombre de choses qui peuvent mal tourner, qui tournent mal, et nous ne le comprenons pas encore pour toute une série de raisons tant sociales que politiques et financières », explique-t-elle.

     

    L’AVENIR DE LA RECHERCHE

    Par le passé, il a été difficile pour les chercheurs d’obtenir des fonds pour étudier les facteurs biologiques qui affectent l’allaitement. Cela est notamment dû à la discrimination sexuelle que l’on retrouve dans d’autres secteurs de la santé mais, selon Kelleher, résoudre les problèmes liés à l’allaitement n’est pas une priorité pour les personnes en charge des financements qui considèrent le lait maternisé comme une solution de secours adéquate. Seulement voilà, des crises comme le scandale des produits pour bébés Lactalis infectés aux salmonelles en 2018, ont remis en question le recours systématique au lait maternisé. 

    Les scientifiques l'ont démontré : le lait humain « est riche non seulement en nutriments, mais aussi en substances bioactives qui influencent la santé du bébé, sa croissance, sa maturité et son développement », explique Parul Christian. Elle a plaidé pour une meilleure compréhension de ce processus dans un article publié l’année dernière avec des chercheurs de la Fondation Bill et Melinda Gates et des National Institutes of Health.

    Et les financements commencent à affluer. En 2020, la Fondation Gates a soutenu la création de l’International Milk Composition Consortium, qui se concentre sur la manière d’optimiser la valeur nutritionnelle du lait humain. Puis, l’année dernière, les National Institutes of Health américains ont créé leur propre groupe de travail sur l’écologie du lait maternel, en lançant un appel à propositions de recherche. 

    « Il ne s’agit pas de faire de la recherche pour le simple plaisir de la science », souligne Parul Christian. Une meilleure compréhension de la biologie du lait maternel pourrait changer la vie de millions de femmes dans le monde et de leurs enfants, en particulier dans les milieux à faible revenu où la malnutrition est courante.

    Pour Chandra, toute révélation issue de ces recherches arrivera trop tard. Il y a trois ans, elle a donné naissance à son troisième enfant et a renforcé ses propres connaissances sur l’allaitement en devenant une consultante en lactation certifiée.

    Chandra a souffert d’une hémorragie du post-partum, un problème rare qui cause des saignements abondants chez une femme dans les jours qui suivent l’accouchement, et qui est connu pour retarder la lactation. Lorsque son lait est enfin arrivé, il lui manquait encore 120 à 180 millilitres. Elle ne saura jamais avec certitude si cela était lié à l’hémorragie ou à un problème biologique plus large.

    « J’avais les compétences et la capacité de défendre mes intérêts et une situation professionnelle qui me permettait de tirer mon lait autant de fois que je le souhaitais », dit-elle. « Et malgré tout cela, beaucoup de questions restent encore sans réponse. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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