La peste noire marque encore notre génome

Plus de 600 ans après la fin de l'épidémie de la peste noire, qui a emporté un tiers de la population européenne au 13e siècle, une équipe de chercheurs canadiens a mis en évidence les modifications que l'épidémie a apportées à notre système immunitaire.

De Lou Chabani
Publication 17 nov. 2022, 09:17 CET
Enterrement des victimes de la peste à Tournai. Détail d'une miniature des Chroniques et annales de Gilles le Muisit ...

Enterrement des victimes de la peste à Tournai. Détail d'une miniature des Chroniques et annales de Gilles le Muisit (1349, Bibliothèque royale de Belgique). 

PHOTOGRAPHIE DE Pictorial Press Ltd / Alamy Stock Photo

« Choisir entre la peste et le choléra », cette expression cache peut-être une vérité génétique, héritée de la grande épidémie de peste qui a ravagé l’Europe de 1347 à 1352. Une étude récemment publiée par une équipe de chercheurs américano-canadiens démontre en effet que notre système immunitaire a évolué pour mieux combattre cette maladie.

Malheureusement, si cette mutation rend notre organisme plus agressif contre Yersinia pestis le pathogène responsable de la peste, cela augmente aussi significativement nos chances de développer la maladie de Crohn.

Transmise par les puces, la pandémie de peste est aujourd’hui encore l’une des plus mortelles de l’Histoire, ayant emporté entre un tiers et la moitié de la population européenne du 14e siècle, un évènement tragique dont les traces sont encore présentes dans notre génome, pour le meilleur et pour le pire.

 

QUE LE MEILLEUR GAGNE

« Nous nous intéressions à l’impact des pathogènes sur l’évolution du système immunitaire », explique Luis Barreiro, directeur du laboratoire d’immunogénétique de l’Université de Chicago. « Nous cherchions à savoir si cette pandémie seule, sur une échelle de temps assez courte de cinq ans, avait suffi à pousser l’évolution de notre système immunitaire à favoriser l’augmentation de la fréquence de production de certains gènes. »

Lorsqu’il fait face à un pathogène, notre système immunitaire se met en effet à produire des cellules et des protéines de défense. Pour cela, les cellules immunitaires favorisent l’expression de gènes spécifiques, qui restent normalement en dormance lorsque le corps est sain. L’objectif de l’étude américano-canadienne était donc de déterminer si la peste de 1348 avait modifié notre système immunitaire.

« Nous avons étudié la fréquence de l’expression des gènes des personnes mortes avant, pendant et après l’épidémie », explique Hendrick Poignar, directeur du Centre de l’ADN Ancient de l’Université McMaster de Hamilton. « C’est ce qui rend cette étude unique dans la sélection des échantillons. Nous voulions savoir si la moyenne des personnes qui ont succombé à la peste présente un changement dans la fréquence d’expression des gènes du système immunitaire. [L’idée est que], si elles mouraient, elles présentaient des allèles les rendant vulnérables, tandis que si elles survivaient, elles avaient des allèles qui les protégeaient. »

Les gènes peuvent en effet être présents en plusieurs variantes dans le code génétique, on parle alors d’allèles. Par exemple, tous les humains possèdent le gène codant pour la couleur de leurs cheveux, mais certains peuvent présenter un allèle blond, tandis que d’autres présentent un allèle brun.

La fréquence de la présence de chaque version dépend alors de celle qui a été favorisée par l’environnement. Plus le gène donne de chances à son porteur de se reproduire, plus il sera fréquent. Plusieurs paramètres peuvent influencer la fréquence d’un allèle, tels que la préférence des partenaires, mais aussi, et surtout, la capacité à survivre pour pouvoir ensuite transmettre ses gènes.

Selon le Dr Poignar, la peste bubonique présentant un taux de mortalité de 30 à 50 % (contre 2 à 5 % pour la grippe espagnole et 0,5 % pour la COVID-19), elle représente un important évènement de sélection des gènes impliqués dans la réponse immunitaire. Le moindre avantage génétique avait ainsi de très grandes chances d’être sélectionné et de voir sa fréquence d’apparition exploser après l’épidémie. 

Dans le cas de la peste, il s’agissait donc d’identifier quels allèles des gènes immunitaires étaient présents chez les victimes, et chez les survivants de l’épidémie. De cette manière, les chercheurs ont souhaité déterminer si l’épidémie avait entrainé ou non une modification des allèles immunitaires les plus courants dans la population européenne.

Afin de minimiser les risques d’interférences dues à d’autres évènements de sélection, tels que la tuberculose ou les famines qui ont précédé la peste noire, les individus étudiés ont été soigneusement sélectionnés grâce aux connaissances archéologiques de l’épidémie.

L’ADN a été extrait de plusieurs sites connus, en Angleterre et au Danemark, dont le cimetière de East Smithfield. Utilisé exclusivement pour enterrer les victimes de la peste entre 1348 et 1350, ce dernier rassemble près de 636 individus, dont la mise en terre a été soigneusement recensée : une source de matériel génétique inestimable pour les chercheurs.

« L’ADN se dégrade très vite post-mortem, mais il finit par atteindre un plateau, selon le contexte de l’environnement [entourant le corps] et le type de tissus », précise le Dr Poignar.

« Les tissus mous se dégradent très vite […], mais [l’ADN] dans les os est moins exposé à la dégradation. Une fois que toutes les enzymes cellulaires ont disparu, tout dépend de l’environnement. Ce n’est pas tant une question d’âge, mais bien plus de contexte. »

« La plus grosse crainte vis-à-vis de l’ADN Ancient, surtout chez l’Homme, est qu’il est très facile de contaminer un échantillon », souligne le Dr Barreiro. « Désormais, nous avons de nombreux moyens de les distinguer, aussi bien par informatique que par notre méthode d’échantillonnage, parce que l’ADN Ancient présente des motifs de dégradation particuliers que nous pouvons identifier. »

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    Grossissement x 1 000 des bacilles de la peste, Yersinia pestis (les petits bâtonnets ovoïdes).

    PHOTOGRAPHIE DE Institut Pasteur, Henri-Hubert Mollaret

     

    UN PILE OU FACE À HAUT RISQUE

    À la suite de ces extractions, l’étude révèle que quatre zones précises de l’ADN (ou loci) semblent avoir fait l’objet d’une sélection importante. L’endroit le plus concerné se trouve près du gène ERAP2. Ce gène, toujours présent dans notre code génétique aujourd’hui, permet la production d’une protéine impliquée dans la reconnaissance des pathogènes. Une fois la menace identifiée, l’organisme produit des cellules immunitaires et des anticorps pour combattre l’infection.

    Dans le cas du gène ERAP2, deux critères de sélection semblent entrer en jeu : le premier est son niveau d’expression, qui peut être plus ou moins important, et le second est l’existence de deux allèles différents. Ces deux versions diffèrent par leur mode de production, plus précisément une étape appelée « splicing ». Commune à toutes les protéines, cette étape se déroule juste avant sa synthèse et consiste en une découpe du message ordonnant sa production pour ne laisser que les informations qui seront contenues dans la protéine mature.

    « Le mécanisme génétique est assez simple », explique le Dr Barreiro. « Les individus présentaient soit un allèle qui permettait une expression normale du gène, soit un allèle qui entraîne un splicing alternatif de la protéine qui la rend très courte. […] Ce que nous avons prouvé, c’est que la version la plus longue pouvait être surexprimée et pouvait protéger de la peste. »

    Les résultats montrent en effet que la présence des allèles longs et surexprimés d’ERAP2 augmenterait de près de 40 % les chances de survie de son porteur. Cette réponse se manifeste également à différents niveaux face à d’autres pathogènes, toujours selon l’étude.

    Cela n’est pas toujours une bonne nouvelle.

    Le gène ERAP2 est également connu pour être un facteur de risque de la maladie de Crohn, tout particulièrement lorsqu’il est présent sous la forme de l’allèle protecteur.

    « La maladie de Crohn est une inflammation des intestins », explique le Dr Poignar. « Si une personne est porteuse de l’allèle protecteur, [le système immunitaire] peut avoir tendance à se retourner contre sa propre flore bactérienne. Cependant, à l’époque de la peste, les gens auraient eu plus de chances de survivre et la maladie de Crohn n’étant pas létale, l’allèle s’est maintenu. »

    Toujours présent dans les populations européennes, l’allèle a également de grandes chances d’être retrouvé sur d’autres continents en raison des différentes épidémies de peste que l’on peut observer à travers le monde, souligne le Dr Barreiro.

    « La sélection naturelle n’est pas une question de survie, mais de reproduction et de transmission des gènes. Le COVID-19, par exemple, touchait principalement des personnes âgées qui ont déjà eu des enfants. Malgré le nombre de morts, c’est donc une épidémie presque invisible pour la sélection naturelle », explique-t-il. 

    « La maladie de Crohn n’empêche pas de se reproduire, donc nous n’avons pas eu de sélection négative de cet allèle après l’épidémie, et il a pu se maintenir [dans la population]. Même si sa fréquence a un peu diminué, elle reste supérieure à la fréquence qu’il avait avant l’épidémie de peste noire » conclut l'expert.

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