Fascinantes et dangereuses : ces plantes qui adorent la viande

Ces plantes carnivores ont évolué de façon ingénieuse et ont inspiré des innovations comme le spray anti-adhésif et les hydrofuges. Quels autres secrets cachent-elles ?

De Sandy Ong
Publication 6 févr. 2024, 15:34 CET

Les victimes de cette plante à urne tropicale glissent sur sa surface glissante et tombent dans sa gueule ouverte. Les plantes à urne sont des plantes carnivores qui se nourrissent des insectes et des petits animaux qui tombent dans leur piège. 

PHOTOGRAPHIE DE HELENE SCHMITZ, Nat Geo Image Collection

Les plantes carnivores font, depuis longtemps, l’objet de fabulations populaires. Certains films cultes comme La famille Addams et La petite boutique des horreurs en exagèrent le portrait pour en faire des monstres qui se nourrissent de viande. 

Elles sont tout aussi fascinantes dans la vraie vie, bien que moins assoiffées de sang.  

On pense généralement que les plantes se trouvent en bas de la chaîne alimentaire, explique Laurence Gaume, scientifique au CNRS. Les plantes carnivores, qu’on définit comme capables d’attirer, de capturer et de manger des proies, « défient les règles de la nature grâce à leur capacité stupéfiante de se nourrir d’animaux. »

Les plantes à urne sont l’un des plus grands groupes de cet ensemble éclectique. On les distingue de leurs cousines carnivores, les dionées attrape-mouche, les droséras et les utriculaires, par leur mécanisme de piégeage dangereux : des feuilles modifiées qui se referment pour former un grand trou rempli d’un liquide qui les aide à digérer les petits animaux, en particulier les insectes. 

 

UN GOÛT POUR LA VIANDE QUI ÉVOLUE

Produire ces « feuilles complexes » coûte aux plantes à urne « beaucoup de ressources métaboliques », explique Barry Rice, astrobiologiste et botaniste au Sierra College en Californie, qui a cultivé plus de 800 plantes de la famille des Sarraceniaceae. Pourtant, ces plantes persistent parce que leurs feuilles leur permettent de prospérer dans des environnements autrement inhospitaliers, tels que les sommets de montagnes arrosés par la pluie, les marais et les grès lessivés par les minéraux. Dans ces sols pauvres en nutriments, l'alimentation animale des plantes leur fournit l'azote qui leur ferait défaut.

La carnivorie est une stratégie si efficace qu'elle a évolué plusieurs fois indépendamment chez des plantes non apparentées, explique Rice. « C'est un exemple remarquable de convergence évolutive. »

 

UN PIÈGE MORTEL

Indépendamment de leur évolution, les plantes à urne se servent « à peu près du même mécanisme de piégeage par gravité », explique Alastair Robinson, botaniste aux Royal Botanic Gardens Victoria, à Melbourne, en Australie. 

La première étape consiste à attirer les proies dans l’urne, ce que la plupart des plantes font avec du nectar sucré ou des couleurs vives. Certaines utilisent même l’odeur, en modifiant les arômes qu'elles produisent pour attirer différents types de proies, comme le décrivent Gaume et ses collègues dans un article publié en 2023. Ils ont constaté que les plantes qui dégageaient des odeurs florales capturaient plus d'abeilles et de papillons de nuit, tandis que celles qui émettaient des odeurs d'acides gras capturaient davantage de mouches et de fourmis.

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    La relation de la plante à dents Nepenthes biclacarata et de la fourmi Camponotes schmitzi va dans les deux sens : tandis que la plante abrite une petite colonie d'une trentaine fourmis, celles-ci nettoient son liquide en éliminant les gros insectes qui pourrissent à l'intérieur.

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

    Au moment où la proie se tient sur le rebord de l’urne de la plante, son sort est généralement scellé. Ces rebords sont connus pour être glissants. Certains sont composés de couches de cristaux de cire semblables à un « revêtement glissant en teflon » tandis que d’autres ont une surface « mouillable » sur laquelle les insectes glissent directement dans l’urne, comme le ferait une voiture sur une route verglaçante, explique Ulrike Bauer, chercheuse à l’Université d’Exeter en Angleterre, qui étudie les mécaniques de mouvement des plantes.  

    Une fois à l’intérieur, deux éléments empêchent les victimes de s’échapper rapidement : des poils qui pointent vers le bas et tapissent l’intérieur de l’urne, et un bassin de liquide parfois si viscoélastique qu’il est semblable à des sables mouvants. Ce fluide est également ce qui fait sonner le glas pour les victimes puisqu’il contient des enzymes et des microbes résidents qui enclenchent la digestion.  

    À Bornéo, certaines espèces de plantes à urne qui vivent dans les montagnes se sont même éloignées de la carnivorie et ont modifié leur régime alimentaire pour mieux s'adapter à certaines niches. Au lieu de consommer des insectes, elles collectent les excréments des musaraignes qui s'assoient sur leurs urnes en forme de bol et se nourrissent des sécrétions grasses qu'elles produisent.

    La Nepenthes rajah, en danger d'extinction, peut contenir jusqu'à 500 millilitres de liquide et est endémique aux montagnes de Malaisie. Les scandentiens et les rats nocturnes fournissent à cette plante du phosphore et de l'azote, nutriments essentiels, en déféquant dans l'ouverture de la plante.

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

    « Il s’agit d’une source alternative de nutriments car plus on est en altitude, moins il y a d’insectes », explique Robinson, qui a démontré, en 2022, que les déjections animales permettaient à ces plantes d’obtenir deux fois plus de nitrogène que leurs homologues de basse terre. « Le fait que les animaux leur apportent de la nourriture sous forme d'excréments est un gain facile », dit-il.

     

    MENACES ET DÉCOUVERTES

    Les plantes à urne sont de plus en plus menacées. Soixante-huit espèces de népenthès sont actuellement répertoriées comme étant en danger critique d'extinction, en danger ou vulnérables par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), tandis que trois espèces de Sarracéniacées, originaires d’Amérique, sont protégées par l’Endangered Species Act, loi américaine sur les espèces menacées d'extinction.

    La perte d'habitat due au défrichement des terres pour les plantations de palmiers à huile et l'agriculture, ainsi que le changement climatique, constituent des menaces majeures, mais elles ne sont pas les seules. La collecte ciblée de plantes pour le commerce horticole l'est tout autant. « Le braconnage menace un tiers de toutes les espèces de Nepenthes », affirme Robinson. « Il s’agit du plus grand nombre d'espèces menacées pour un groupe de plantes carnivores. »

    Cette vue latérale de Nepenthes rajah permet d’observer des larves de moustiques à l’intérieur de la plante. 

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

    Laisser ces plantes disparaître ne constituerait pas seulement une perte pour l’écosystème mais aussi pour l’innovation humaine. Leurs propriétés incroyables ont inspiré de nombreuses inventions comme revêtements de surface antiadhésifs dans les sprays de nettoyage et les produits hydrofuges dans un contexte industriel.

    Les scientifiques ne cessent d'en découvrir davantage sur leurs diverses relations écologiques, leurs mécanismes de piégeage et de trouver de nouvelles espèces. L'année dernière, une équipe indienne a détecté des neurotoxines dans le nectar produit par la Nepenthes khasiana. En 2022, un autre groupe de chercheurs a signalé l'existence d'une nouvelle espèce, la Nepenthes pudica, en Indonésie, dont les urnes poussent sous terre. La même année, Bauer et ses collègues ont démontré que deux espèces non apparentées de Bornéo et des Seychelles avaient développé des opercules qui, une fois déclenchés par des gouttelettes de pluie, agissaient comme des tremplins qui catapultent les insectes dans leurs urnes.

    « Nous avons de nombreuses interrogations en suspens concernant les plantes à urne », dit-elle. « Il reste encore beaucoup à découvrir. »

    Les plantes à urne sont de plus en plus menacées par la perte d'habitat, le changement climatique et le commerce de plantes exotiques.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak, Nat Geo Image Collection

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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