Et si ce cochon vous sauvait la vie ?
Depuis des dizaines d’années, chercheurs et chirurgiens tentent de résoudre la crise du don d’organes. Les cochons pourraient bien apporter une solution sérieuse au problème.

Dans une ferme et un laboratoire du Midwest, l'entreprise de biotechnologie eGenesis conçoit, clone et élève des porcs dont les reins peuvent être utilisés chez des patients humains nécessitant une transplantation d'organes. Des techniciennes en soins néonataux comme Abigail Schaefer prennent soin des porcelets dès leur naissance.
Les conditions d’admission auraient dû s’accompagner d’un manuel d’instruction : émarger au poste de sécurité. Ôter ses chaussures devant le sas d’entrée. Prendre une douche chaude au vestiaire. Enfiler une blouse chirurgicale et des bottes en caoutchouc. Enfin, chausser des lunettes de protection qui, dans la moiteur du laboratoire, ont tôt fait de se couvrir de buée. « Désolé pour le dérangement », sourit mon guide, Bjöern Petersen, en me faisant signe d’avancer. « Nous devons être très prudents avec les agents pathogènes. »
Quelques heures plus tôt, je me suis réveillé dans une ville du Midwest dont on m’a demandé de taire le nom. Et me voilà qui suis ce scientifique d’origine allemande dans le couloir d’un centre de recherche ultrasecret, puis à travers une cour boueuse maculée d’empreintes de bottes. « Lorsque nous avons acheté l’endroit, me précise mon guide, les propriétaires l’utilisaient comme institut de recherche sur l’élevage. » Il m’indique une étable adjacente. « Le bétail se trouvait ici, et les chevaux dans le champ là-bas. Nous avons conservé le même agencement, mais notre objectif est évidemment très différent. »
Il ajoute quelque chose au moment où nous entrons dans l’étable, mais ses paroles sont emportées par un chœur de grognements rauques et par un fracas de sabots sur le ciment. Une douzaine de porcs affluent au bord de leur enclos individuel, faisant tinter les barrières métalliques à coups de groin. « Je veux vous présenter quelqu’un », pour suit Bjöern Petersen, dont les yeux clignent sous la lumière agressive venue d’en haut. Il s’approche de l’enclos d’un animal qu’un carton identifie comme étant Margarita. Le corps du cochon se courbe sous sa main à la manière d’un gros chat. « Margarita fait partie des premiers, lance fièrement le scientifique. La plupart des animaux que vous voyez ont été créés à partir des mêmes cellules. Mais les premiers ont quelque chose de spécial, vous ne trouvez pas ? »

Âgés de seulement deux jours, ces porcelets sont gardés dans un espace chauffé pendant qu'ils trouvent leurs marques.
Bjöern Petersen est le directeur de la ferme, mais il est aussi un spécialiste du clonage du bétail et de la xénotransplantation – une technique de pointe qui permet de transplanter des tissus animaux chez des patients humains. Le mot vient du grec xenos, qui signifie « étranger ». En 2023, après avoir travaillé près de vingt-cinq ans pour des instituts de recherche gouvernementaux européens, Bjöern Petersen s’est installé avec sa famille dans le Midwest, aux États-Unis. Quand il a été embauché par l’entreprise de biotechnologie eGenesis, celle-ci entamait un programme de développement de reins porcins génétiquement modifiés, destinés à être greffés sur des humains. Stimulé par les avancées de l’édition génomique et des médicaments immunosuppresseurs, eGenesis a vite montré que les organes qu’elle produit survivaient longtemps dans le corps de primates cobayes non humains, filtrant le sang et fabriquant de l’urine aussi efficacement qu’un rein provenant d’une allogreffe, c’est à-dire issu d’un individu de la même espèce.
Deux années se sont écoulées et Bjöern Petersen et eGenesis sont aujourd’hui à l’avant-garde d’une révolution majeure dans la science des greffes d’organes – une révolution qui aura une incidence sur la pénurie mondiale de donneurs humains et sur les milliers de patients en attente d’un nouveau rein. Les résultats sont déjà stupéfiants : des essais cliniques de greffes sur des primates, suivis par des transplantations sur des receveurs humains en état de mort cérébrale, pour finir, en mars 2024, par une greffe sur un receveur humain vivant. L’événement a fait la une des médias du monde entier.
Depuis, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) a donné le feu vert à eGenesis pour mener un essai clinique sur trois patients – une annonce qui a amplifié l’intérêt déjà suscité par l’entreprise lorsqu’elle a réalisé sa xéno transplantation (ou xénogreffe) historique de 2024. Selon Mike Curtis, son PDG, sous réserve qu’elle reste sur sa lancée et que les essais s’avèrent positifs, la société pourrait augmenter sa capacité de production et la technologie pourrait être largement acces sible au grand public avant la fin de la décennie. « À long terme, ajoute-t-il, nous imaginons un scénario dans lequel la xéno transplantation supplantera totalement l’allotransplantation et où nous n’aurons plus besoin de donneurs humains. »

Après leur modification, les cellules produisent un embryon qui est implanté dans l’oviducte d’une mère porteuse. Au bout d’un peu moins de quatre mois, cette truie donnera naissance à des porcelets dont les deux reins seront adaptés à une greffe chez un humain.
Pour en arriver là, il faudra perfectionner la technologie, mais aussi disposer de davantage de cochons comme Margarita et de chercheurs comme Bjöern Petersen. Plus encore, il faudra avoir la confiance de ceux qui s’en remettront à cette science de pointe, ainsi qu’aux médecins et aux hôpitaux qui la défendront. La réussite de la xénogreffe l’an dernier au Massachusetts General Hospital de Boston aura peut-être été la phase la plus déterminante.
