Faut-il faire revivre les espèces disparues ?

Depuis quelques années, les scientifiques parviennent à séquencer et annoter le génome de manière rapide et relativement complète, y compris celui d'espèces disparues depuis des milliers d'années. Faut-il pour autant ramener celles-ci à la vie ?

De Manon Meyer-Hilfiger, ""Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 31 mai 2022, 09:31 CEST
Reconstitution d’un paysage du nord de l’Espagne à la fin de la dernière époque glaciaire avec ...

Reconstitution d’un paysage du nord de l’Espagne à la fin de la dernière époque glaciaire avec des mammouths laineux, des chevaux, un rhinocéros laineux et des lions des cavernes.

PHOTOGRAPHIE DE Mauricio Antón, CC BY 2.5

Des mammouths patrouilleront-ils le permafrost sibérien à nouveau ? Pourra-t-on revoir le tigre de Tasmanie ailleurs que dans un Muséum d’histoire naturelle ? Ces questions ne se posent plus uniquement dans des films hollywoodiens à gros budget. Depuis la montée en puissance d’outils d’ingénierie génétique, en particulier CRISPR-Cas 9, ces « ciseaux » qui coupent et collent des parties d’un génome, ramener des espèces disparues à la vie rentre dans le domaine des possibles. 

Cette « désextinction » est-elle pour autant une bonne idée ? Les scientifiques sont divisés sur le sujet. Revoir ces animaux pourrait éveiller les consciences sur la nécessité de protéger leur habitat. Pour autant, cela risque aussi d’atténuer la gravité de l’extinction d’une espèce.

Lionel Cavin, paléontologue et Nadir Alzarez, généticien, auteurs du livre « Faire revivre les espèces disparues ? » paru aux éditions Favre.

PHOTOGRAPHIE DE Philippe Wagneur / Muséum Genève

Lionel Cavin, paléontologue et Nadir Alvarez, généticien, se sont penchés sur la question dans leur livre Faire revivre les espèces disparues ? paru aux éditions Favre en début d’année. Entretien.

 

L’un des premiers projets de désextinction entendait remonter l’évolution à l’envers en « réveillant » certains gènes endormis. Comment cela ?

Nadir Alvarez : Toutes les espèces ont des traces de gènes dont l'activité a été rendue silencieuse au cours de l’évolution. Par exemple, il y a chez les oiseaux des gènes pour développer des dents - ces derniers ont 130 millions d'années, à l’époque où les oiseaux avaient une dentition et côtoyaient les dinosaures. Partant de ce constat, le paléontologue Jack Horner a tenté de réveiller certains gènes endormis chez un poulet pour créer le tout premier « Chickenosaurus ». Soit un « poulet-dinosaure » carnivore pourvu de dents et d’une longue queue. Le projet a depuis été abandonné - les gènes devenus non-fonctionnels ont enduré de nombreuses mutations après cent millions d'années.

Lionel Cavin : Il y a aussi des obstacles morphologiques : il faudrait modifier le bec pour permettre aux dents de s’implanter correctement, par exemple. Néanmoins, l’idée de Horner s’est diffusée dans d’autres groupes de recherche et l’on connaît aujourd’hui les mécanismes génétiques permettant de retransformer le bec d’un embryon de poulet en museau de dinosaure, ou bien de reproduire l’anatomie des pattes et des pieds des dinosaures. Cette tentative avait donc un intérêt académique. Pour autant, cette approche de la désextinction n’est plus d’actualité.

 

Désormais, les progrès scientifiques permettent d’imaginer d’autres manières de faire revivre des espèces disparues. Quelles sont-elles ?

Nadir Alvarez : Depuis quelques années, les scientifiques parviennent à séquencer et annoter les génomes de manière rapide et relativement complète, et donc à savoir à quelle partie du génome correspond telle fonction. En parallèle, les outils d’ingénierie génétique se développent. En 2020, le prix Nobel de chimie a couronné les chercheuses Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour l'invention de la technique des ciseaux génétiques CRISPR-Cas9 en 2012. Cette dernière permet, en quelque sorte, de copier et coller des gènes. Les scientifiques seraient donc en mesure d’insérer des gènes d’espèces disparues, synthétisés artificiellement, dans le génome d’une espèce actuelle, pour créer une « version hybride », proche de l’espèce disparue.

Lionel Cavin : Cette année marquera peut-être un tournant dans la « désextinction » avec un projet très concret. L’entreprise privée Colossal, fondée par le paléontologue M. Church, entend en effet modifier le génome existant de l'éléphant d'Asie pour lui faire développer de longs poils et adapter sa physiologie au froid. On insérerait alors des gènes synthétiques fabriqués en laboratoire dans un embryon d’éléphant. Church le dit lui-même : ce ne sera jamais un vrai mammouth laineux, mais une version revisitée de l’éléphant d’Asie.

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    Le paléontologue Jack Horner a tenté de réveiller certains gènes endormis chez un poulet pour créer le tout premier « Chickenosaurus ». Le poulet (squelette rouge) est modifié en un petit dinosaure ressemblant à un Compsognathus (silhouette bleue).

    PHOTOGRAPHIE DE Lionel Cavin

    D’autres enfin se penchent sur la possibilité de cloner complètement un mammouth…

    Lionel Cavin : En 2019, une équipe japonaise a annoncé avoir décelé la présence d’éléments biologiquement actifs dans des cellules d’un mammouth mort il y a 28 000 ans, et conservé dans le permafrost de Sibérie. Cela laisse supposer aux plus optimistes que l’on arrivera un jour à récupérer des cellules encore suffisamment actives pour récupérer un ADN préservé, permettant de cloner ce mammouth, c’est à dire à insérer son génome dans un ovocyte d'éléphante. Ce serait le même mécanisme que celui à l’oeuvre dans les années 1990 pour la brebis Dolly. D’autres jugent cela impossible : on ne retrouvera jamais dans le permafrost des cellules de mammouths assez actives pour que leur génome soit complet et préservé.

     

    En effet : le clonage n’est-il pas une chimère, quand on voit le destin du bouquetin des Pyrénées ?

    Nadir Alvarez : Cette méthode de clonage a en effet déjà été appliquée au début du millénaire pour une sous-espèce de bouquetin espagnol, mais la renaissance s’est faite seulement quelques années après la mort du dernier individu (des cellules vivantes avaient été prélevées dans la dernière représentante de l’espèce) et le cabri ainsi créé n’a vécu qu’une dizaine de minutes. La manipulation n'était pas optimale puisque le bouquetin a été porté par une chèvre alors que les scientifiques auraient pu utiliser une bouquetine comme mère-porteuse. Avec cette technique, nous pourrions, plutôt que ressusciter les espèces, tenter de renforcer les effectifs de certaines espèces en danger critique d’extinction. On ne parlerait alors plus de désextinction, mais d’une sorte de procédure de sauvetage génétique et démographique. 

     

    Certains scientifiques pensent faire revivre des espèces disparues à partir d’échantillons pris dans les musées ?

    Nadir Alvarez : Dès qu’un organisme meurt, son ADN se fragmente presque immédiatement sous l’action d’enzymes. Malgré cela, on s’est rendu compte que des segments relativement courts d’ADN pouvaient toujours être séquencés à partir d’échantillons prélevés sur des spécimens conservés dans des collections. La première démonstration convaincante a été publiée en 1989 par l’équipe d’un généticien suédois qui a amplifié un fragment d’ADN à partir d’un morceau de peau d’un thylacine taxidermisé, conservé depuis 1869 au Musée zoologique de l’Université de Zurich.

    Lionel Cavin : C’est aussi un échantillon de musée qui a permis de décoder le génome du rat de l'île Christmas. Ce dernier pourrait d’ailleurs représenter une bonne espèce modèle pour développer des protocoles de désextinction, étant donné la relative facilité de manipulation biologique et génétique de ces rongeurs, leurs portées importantes (14 petits par femelle), et leur temps de génération très court (cinq semaines).

    Nadir Alvarez : On modifierait alors l’ADN d’une cellule-souche (ou embryonnaire) de l'espèce la plus proche, dont on bricolerait l’ADN en insérant certains gènes identifiés grâce au spécimen de musée.  Enfin, on le réimplanterait dans un ovocyte d’une mère porteuse de l’espèce la plus proche.

     

    N’y a-t-il pas un risque, avec la désextinction, d’atténuer la gravité de la disparition d’une espèce ? 

    Lionel Cavin : La désextinction ne doit absolument pas concurrencer la préservation des espèces. Certains biologistes considèrent qu’il vaudrait mieux investir l’argent de la désextinction dans le salaire de rangers, par exemple, pour protéger des espèces menacées des braconniers. Mais pour l'instant, les projets de désextinction restent anecdotiques. Et les gens qui ont investi dans l’entreprise Colossal, qui entend faire revivre un mammouth, n'auraient sûrement pas mis cet argent dans le WWF…

    Nadir Alvarez : Nous sommes des partisans de la sobriété, considérant qu'il vaut mieux protéger l'existant plutôt que d’aller plus loin dans l’innovation. Mais la science valorise le progrès perpétuel. On s'est donc demandé comment combiner ces deux visions. Le retour de ces espèces disparues aurait un impact symbolique fort sur les esprits, un peu comme le font actuellement les espèces emblématiques mises en évidence dans les programmes de protection, tels que le grand panda ou le tigre. Si nous parvenons par exemple à ressusciter le mammouth laineux, le mégalocéros et le rhinocéros laineux, nous devrons leur réserver d’immenses territoires dans les contrées boréales. Il faudrait mettre en place de vastes zones de ré-ensauvagement pour leur permettre de prospérer. Ce seraient donc des milliers d’espèces associées à de tels écosystèmes qui verraient leur habitat protégé.

    Des rhinocéros laineux dessinés au charbon de bois il y a environ 35 000 ans par des humains dans la grotte Chauvet en France (ici, la copie de la grotte).

    PHOTOGRAPHIE DE Claude Valette, CC BY-SA 4.0

    Maîtrise-t-on la réintroduction d'une espèce que l'on ne connaît plus dans les écosystèmes d'aujourd'hui ?

    Nadir Alvarez : Il y a 10 000 ans, les animaux sauvages représentaient 97 % de la biomasse des vertébrés terrestres, contre 3% pour les humains et quelques chiens. Aujourd'hui, le rapport est inversé. Les animaux sauvages représentent 3 % des vertébrés terrestres. Les 97 % restants sont la somme des humains et du bétail. N'est-on pas déjà arrivé au bout du processus de déséquilibrage des écosystèmes ? Pour nous, la réintroduction d’une ou plusieurs espèces reste anecdotique, comparée aux dégâts de l’extinction de masse en cours.

     

    Au-delà des projets spectaculaires, comme pour les mammouths ou les dinosaures, comment choisirait-on les espèces à faire revivre ?

    Nadir Alvarez  : Pour nous, la priorité pourrait être donnée aux espèces qui étaient abondantes et très bien adaptées à leur milieu. Nous privilégierions peut-être celles dont la fin est la plus immorale ou misérable et pour lesquelles notre culpabilité en tant qu’humains est la plus grande. Par exemple : le grand pingouin, l’une des espèces dont l’extinction est liée à une chasse sans limites dans des populations qui comptaient jusqu’à plusieurs millions d’individus.  Pour la petite histoire, les deux derniers grands pingouins ont été tués pour un collectionneur qui voulait avoir cette espèce dans sa collection, et savait pertinemment qu’il ne restait plus qu’un couple. Il a alors mandaté des chasseurs qui ont donc tué le dernier couple, et écrasé le dernier oeuf sous leurs bottes.

    Lionel Cavin : De même pour le pigeon migrateur. Les populations étaient de l'ordre de 5 milliards en Amérique du Nord ! Certains observateurs racontaient que lorsque des nuées s'envolaient, cela obscurcissait le ciel. On reproche parfois aux scientifiques de vouloir jouer à Dieu. Mais il me semble clair que la démesure de l’humain a commencé quand nous avons fait disparaître des espèces présentes sur Terre.

     

    En moins de trois décennies, les populations d’insectes ont probablement chuté de près de 80 % en Europe, surtout à cause de l’utilisation de pesticides et de l’intensification des pratiques agricoles. Qu'en est-il de la désextinction des insectes ?

    Nadir Alvarez : Ce n’est pas d’actualité. Si l’on regarde concrètement l’interaction qui existe entre les humains et les insectes, il y a plutôt un projet de se débarrasser de ces espèces. Si l'opinion publique est pour sauver les éléphants et les lions, elle est en effet beaucoup moins tranchée en ce qui concerne les insectes, malgré leur rôle vital dans nos écosystèmes. En Suisse par exemple, près de 60 % des citoyens ont voté contre l'interdiction des pesticides à l'échelle du pays lors d'une votation populaire l'année dernière, alors même qu’il existe de nombreux problèmes de santé publique liés à leur utilisation. Une récente publication scientifique montre par exemple que le bénéfice sanitaire de manger des fruits et légumes tous les jours s'effondre si ceux-ci comportent des résidus de pesticides. Néanmoins, peut-être que le regard de la société sur les insectes se modifiera, et que certaines des espèces emblématiques de ce groupe seront un jour au cœur de programmes de désextinction.

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