Les effets de l'urbanisme sur notre santé mentale : comment créer la ville idéale ?
Selon les spécialistes, opérer de petits changements dans nos quartiers, notamment au niveau des endroits où nous nous asseyons, marchons ou nous réunissons, peut faire une grande différence et nous permettre de mieux nous connecter aux autres.

Conçue pour renforcer l’accessibilité et offrir de nouvelles perspectives, la Forest Tower de Camp Adventure, au Danemark, déroule un chemin jusque dans la canopée, offrant une expérience à la fois immersive et revitalisante. Elle s’inscrit dans un mouvement en plein essor visant à concevoir des espaces publics qui incitent à se rassembler, à s’attarder et à créer des liens.
Erin Peavey, architecte, était enceinte de quatre mois lorsque sa mère est décédée d’un cancer. Après la naissance de sa fille en janvier 2019, la solitude s’est installée. Sa mère était son roc, une source de soutien immuable. Seule à la maison avec un bébé et son mari travaillant à plein temps, elle s’est raccrochée à un conseil que celle-ci lui avait toujours donné : rester connectée au monde.
Chaque jour, elle attachait son nouveau-né tout contre sa poitrine et se promenait dans son quartier de Dallas, au Texas. Elle traînait dans les cafés et bavardait à l’épicerie.
Erin Peavey a pris l’habitude de fréquenter d’autres « tiers-lieux », un terme utilisé par les sociologues urbains pour désigner des lieux de rencontre informels, qui ne sont ni la maison ni le travail, et qui peuvent favoriser le développement d’une communauté. Elle explique qu’elle n’éprouvait pas le besoin d’échanger de manière approfondie avec d’autres personnes mais ressentait simplement une connexion partagée lorsqu’elle sortait.
« C’était comme un antidote à la solitude et à l’épreuve psychologique que je vivais à la suite de la perte de ma mère, tout juste au moment où je devenais maman pour la première fois », décrit-elle. « J’ai été simplement frappée par ce cadeau que représentait pour moi mon environnement bâti... Il m’a permis de faire face. »
De nombreux spécialistes considèrent désormais la solitude comme un problème épidémique du point de vue de la santé publique. D’après l’Organisation mondiale de la santé, « l’isolement et la solitude ont un impact sur la santé et le bien-être dans toutes les tranches d’âge et dans le monde entier ». Elle expose également que « le manque de liens sociaux entraîne un risque de décès précoce équivalent, voire supérieur, à d’autres facteurs de risque mieux connus, tels que le tabagisme, l’abus d’alcool, l’inactivité physique, l’obésité et la pollution de l’air ». Alors que ces problèmes de santé mentale prennent de l’ampleur, des spécialistes comme Erin Peavey se posent la question suivante : et si les espaces qui nous entourent pouvaient contribuer à atténuer ce sentiment de solitude ?
« L’environnement bâti, qui englobe tout, de nos rues à nos logements en passant par les systèmes de transport, joue un rôle essentiel dans la manière dont nous interagissons en réalité les uns et les unes avec les autres », indique Julia D. Day, associée au sein du cabinet international de stratégie urbaine Gehl. « Si lutter contre une épidémie nécessite de multiples outils, les changements apportés à la conception et à la programmation des lieux sont des éléments clés. »
Un rapport publié en 2024 par la Foundation for Social Connection souligne ce point en montrant de quelle façon l’environnement bâti peut entraver ou favoriser les interactions sociales significatives, qu’elles soient brèves ou très personnelles.
Ces idées ne sont pas nouvelles mais elles gagnent aujourd’hui du terrain. Selon Erin Peavey, cela s’explique en partie par le fait que la pandémie ait contribué à déstigmatiser la solitude et à sensibiliser les personnes à leur environnement physique alors qu’elles étaient confinées chez elles. « Au cours des cinq dernières années et plus, nous avons commencé à prendre conscience de l’existence de facteurs structurels qui avaient un impact considérable sur notre santé, notre bien-être, notre performance économique, etc. Et que l’un de ces facteurs était notre environnement physique et bâti », poursuit-elle.
UNE CONCEPTION QUI FAVORISE LE LIEN SOCIAL
Il n’existe pas d’approche unique en matière de conception favorisant les liens sociaux. Les architectes, les urbanistes, les décideurs politiques et d’autres acteurs ont cependant développé diverses stratégies qui augmentent les chances d’interactions spontanées ou significatives, tant dans les logements privés que dans les espaces publics.
Erin Peavey a élaboré des lignes directrices de conception s’appuyant sur des données probantes en matière de santé sociale, qu’elle a baptisées PANACHe. D’après elle, les places que l’on trouve en Italie constituent un exemple de lieu réunissant ces éléments, à savoir : l’accessibilité, car elles sont ouvertes à tout un chacun ; l’activation, grâce à leurs nombreux restaurants et magasins ; et la nature puisqu’elles sont entourées de bâtiments faits de briques d’argile naturelle et de pierre, souvent recouverts de plantes grimpantes. « Lorsque les lieux peuvent nous aider à nous sentir ancrés et apaisés, ce qui est en grande partie l’effet produit par la nature, ça peut donner aux gens le sentiment d’être plus ouverts », détaille-t-elle.
Ces idées se reflètent également dans un campus étudiant de l’université de Californie, à San Diego, coconçu par Safdie Rabines Architects et HKS, cabinet dans lequel Erin Peavey est responsable de conception en matière de santé et de bien-être. Il comprend des espaces communs, notamment pour cuisiner et interagir, pourvus de grandes fenêtres afin de favoriser les interactions sociales et académiques, ainsi que des escaliers interconnectés. Une fois le projet achevé, des études ont montré que les cas de dépression déclarés par les élèves avaient diminué de 8,2 % et que la satisfaction de ces derniers à l’égard des espaces résidentiels avait augmenté de près de 28 %.
Dans le pays voisin, une société de conseil canadienne appelée Happy Cities aide à appliquer des idées similaires au domaine du logement urbain. Face à la crise mondiale croissante du logement, Emma Avery, urbaniste et responsable de la communication au sein de l’entreprise, explique que leur approche des unités à logements multiples, comme les immeubles d’habitation et les maisons mitoyennes, suscite un intérêt croissant.
« Nous sommes confrontés aux difficultés d’accès au logement. Nous sommes confrontés à la crise climatique. Nous sommes confrontés à la crise de l’isolement social et de la solitude, et nous devons vraiment travailler ensemble pour résoudre tous ces problèmes à la fois », révèle-t-elle. « Si nous construisons des milliers de nouveaux logements dans ces immeubles de grande hauteur, comment pouvons-nous garantir que nous n’aggraverons pas l’isolement social ? »
À cette fin, Happy Cities et Hey Neighbour Collective, projet visant à rassembler divers acteurs dans le but de renforcer la communauté, les liens sociaux et la résilience au sein des communautés de Colombie-Britannique comptant de nombreuses unités à logements multiples dont la croissance est rapide, ont créé ensemble une boîte à outils qui s’appuie sur plus de dix ans de recherche. Parmi les principales recommandations figurent le fait de fondre les bâtiments dans le quartier environnant, la création de transitions progressives entre les espaces publics et privés, ainsi que le regroupement des équipements collectifs.
Ces concepts ont guidé le développement de Our Urban Village, à Vancouver, un projet de « cohabitation allégée » de douze logements au sein duquel les résidents et résidentes vivent de manière collaborative. Conformément à leur principe d’incitation, par exemple, ont été aménagés de larges allées extérieures, une cour commune et des espaces dédiés incitant à s’attarder et à interagir. Une étude a montré que six mois après leur emménagement, 100 % des habitants et habitantes déclaraient ne jamais ou rarement se sentir seuls et 88 % considéraient au moins deux personnes du voisinage ou plus comme amies.
« La solitude n’est pas forcément liée à un manque de rapports sociaux mais plutôt au degré de satisfaction que l’on tire de ces relations », précise Emma Avery. C’est « pourquoi nous avons porté notre attention sur la création de ces espaces accueillants où les gens peuvent faire une pause et se sentir plus ouverts aux [autres], à leur propre rythme ».
Les espaces publics constituent un autre domaine qui suscite davantage d’intérêt, en particulier depuis la pandémie. Bien que leur boîte à outils se concentre sur le logement, Emma Avery affirme que certains concepts peuvent également s’appliquer à ceux-ci. L’un d’entre eux est l’activation, qui consiste à animer un espace comprenant des éléments liés à des interactions intentionnelles, qu’il s’agisse de sièges, d’une aire de jeux ou d’un jardin partagé.
Une récente étude menée par Gehl et une équipe de recherche en santé publique de l’université de Toronto souligne l’importance de l’activation des espaces publics. Ils ont examiné The Bentway, un espace autrefois négligé, situé sous une importante autoroute de Toronto, qui a été transformé grâce à un travail de conception et de programmation. La plupart des personnes qui s’y sont rendues ont déclaré s’être senties en meilleure santé et plus connectées aux autres au sein de celui-ci, notamment grâce à l’intégration d’éléments de paysage, de sièges appartenant au domaine public et d’événements artistiques.
Selon Julia D. Day, si les urbanistes reconnaissent de plus en plus la valeur de tels éléments, les personnes travaillant dans le milieu de la santé publique ont souvent besoin de données plus concrètes concernant leurs avantages pour justifier leur inclusion.
« Il serait très utile de mener d’autres recherches du même type que celles sur le projet The Bentway afin de former des partenariats plus significatifs entre les professionnels de la santé publique, les urbanistes et les promoteurs immobiliers, qui pourraient alors réellement travailler ensemble comme il se doit et s’assurer que la lutte contre l’isolement social soit au cœur des cahiers des charges », suggère-t-elle.
DÉFIS ET POSSIBILITÉS
Faire en sorte que ces idées de conception se concrétisent est loin d’être simple. Les environnements bâtis sont extrêmement réglementés et font l’objet de négociations entre de nombreuses parties prenantes, notamment les promoteurs immobiliers, les autorités locales et régionales, ainsi que les membres de la communauté, dont les intérêts divergent souvent. Les priorités et les politiques peuvent également évoluer avec les changements de gouvernement.
Davantage de collaboration intersectorielle et de recherches sont nécessaires. Candice Ji, urbaniste et conceptrice chez Gehl, rapporte que seules peu de données systématiques étaient disponibles lorsqu’ils ont commencé à s’intéresser à cette question. « Nous continuons à constituer une base de données probantes pour agir grâce aux différentes études que nous menons », ajoute-t-elle.
Eric Klinenberg, professeur de sociologie à l’université de New York et auteur de Palaces for the People, déclare que la valeur des infrastructures sociales a été davantage reconnue au cours de la dernière décennie mais que cela n’a pas toujours conduit à une augmentation des ressources. « Les investissements dans les espaces publics et les infrastructures sociales restent maigres et inégaux », déplore-t-il. « Les coupes dans les dépenses sociales publiques, notamment en ce qui concerne les parcs, les écoles, les bibliothèques et les espaces publics, risquent d’accroître la solitude et l’isolement au moment même où les gens ont besoin de liens plus forts. »
Certaines villes mettent néanmoins ces idées en pratique. Par exemple, les Active Design Guidelines, ou « lignes directrices de conception active », de la ville de New York, bien qu’elles soient axées sur la santé physique, encouragent également les aménagements favorisant les interactions sociales. Le plan décennal de Barcelone pour réduire la solitude prévoit entre autres de restructurer la ville en espaces communautaires et de promouvoir de nouvelles formes d’habitat partagé. À Séoul, en Corée du Sud, le plan baptisé « Séoul sans solitude » adopte une approche à plusieurs volets, notamment en utilisant les commerces de proximité comme tiers-lieux où il est possible se retrouver autour d’un bol de ramen, ainsi qu’en s’assurant que les espaces ouverts soient en nombre suffisant.
« Quand nous pouvons commencer à créer des lieux qui favorisent la confiance et le sentiment d’appartenance, et qui luttent contre la solitude, les différentes répercussions positives sur nos vies sont tellement nombreuses », déclare Erin Peavey.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
