Évolution : sur les traces des autres humains
D’incroyables découvertes et des avancées en matière d’analyse génétique réécrivent l'histoire de notre espèce et livrent des révélations inédites sur les mystérieux "autres humains" que nos ancêtres ont rencontrés à travers l'Europe et l'Asie.

Quand Homo sapiens est apparu, il y a quelque 300 000 ans, au moins six autres espèces humaines coexistaient déjà. Des reconstitutions de celles-ci (de gauche à droite : Homo naledi, H. heidelbergensis, H. floresiensis, H. erectus, H. longi et H. neanderthalensis) trônent dans l’atelier du paléoatiste John Gurche.
Retrouvez cet article dans le numéro 305 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Dans les profondeurs de la grotte du cobra, au cœur des montagnes reculées du nord-est du Laos, le faisceau lumineux de la frontale d’Éric Suzzoni rebondissait sur des roches nues jusqu’au moment où il a éclairé quelque chose d’inhabituel : des dizaines d’ossements et de dents qui dépassaient d’une strate de sédiments et de roches.
Le spéléologue a appelé son coéquipier, Sébastien Frangeul. C’était la première incursion de ces explorateurs français dans la grotte du Cobra. Ils venaient de gravirune paroi calcaire de 20 m de haut, s’élevant en pleine forêt jusqu’à l’entrée de la grotte, accompagnés de deux improbables camarades : des adolescents du coin chaussés de tongs. Ces jeunes Hmongs connaissaient le terrain alentour et les cobras parfois tapis dans la grotte. Ce jour-là, il n’y eut pas de serpents, mais les explorateurs sont tombés sur ce qui s’est avéré être une mine de fossiles préhistoriques.
Éric Suzzoni et Sébastien Frangeul étaient en repérage pour une équipe internationale de paléoanthropologues qui conduisait des fouilles dans cette région montagneuse. Ces scientifiques y organisaient des missions depuis plus de quinze ans, à la recherche d’indices sur certains des plus grands mystères de l’évolution humaine : quand Homo sapiens était-il arrivé ici ? Et quels autres humains y avait-il rencontré ?
Sur le moment, Éric Suzzoni n’a pas osé toucher les fossiles. Mais, de retour le lendemain pour recenser ce que renfermait la grotte avec un des géologues de l’équipe, il a extrait un échantillon de sédiment de la paroi rocheuse. En tapant sur un burin, il a fait dégringoler une grande dent marron – une molaire qui avait tout l’air d’appartenir à un humain. Il a regardé le spécimen avec émerveillement puis l’a glissé dans la poche de sa chemise. C’était, selon ses mots, « un beau cadeau ».

Les grottes de la montagne de Pà Hang (au premier plan) contiennent d’importants indices du passé préhistorique de l’humanité. Les fouilles d’une équipe internationale de chercheurs ont permis d’établir qu’Homo sapiens n’était pas seul.
Une fois revenu au camp de base, il a retrouvé le chef de l’équipe, le paléoanthropologue français Fabrice Demeter, de l’université de Copenhague, et son compatriote Clément Zanolli, lui aussi paléoanthropologue, spécialiste de l’étude des structures dentaires à l’université de Bordeaux. Éric Suzzoni a décrit ce qu’il avait vu dans la grotte du Cobra. Puis il a tendu la main vers sa poche. « La dent était bien préservée, se souvient Clément Zanolli. J’ai tout de suite vu que c’était celle d’un humain. » Mais lequel ? La taille et la forme de la couronne diffèrent de celles d’un Homo sapiens, a-t-il pensé. Et, malgré une ressemblance superficielle avec une dent de Néandertalien, aucun reste de cette espèce n’avait été identifié avec certitude en Asie orientale. Les scientifiques ont échangé des regards perplexes : à qui avait appartenu cette mystérieuse dent ?
Une molaire au Laos, une mandibule sur le plateau tibétain, un fragment d’auriculaire en Sibérie. De minuscules découvertes sont en train de réécrire l’histoire de notre évolution grâce à des avancées scientifiques–des percées en matière d’archéogénétique, d’étude des protéines et de datation radiométrique. La multiplication de ces nouvelles perspectives ne conduit pas uniquement à transformer de façon radicale l’interprétation de nos origines, elle remet également en question la notion même d’être humain.
Nous tous, les 8 milliards d’habitants sur Terre, appartenons à une seule et même espèce. Nous, les Homo sapiens, sommes la dernière espèce des lignées humaines. Il n’y a pas si longtemps, un consensus donnait à l’évolution des hommes modernes une trajectoire relativement directe à partir de leur berceau en Afrique – une trajectoire distincte de celle des autres espèces (et implicitement jugée supérieure). Encore aujourd’hui, l’une des images les plus inoubliables de l’évolution reste celle qu’on appelle la « marche du progrès », qui
montre le redressement progressif de nos ancêtres jusqu’à devenir Homo sapiens, avançant d’un pas résolu vers l’avenir.

Cette molaire, trouvée par Éric Suzzoni, est celle d’un Dénisovien, hominine méconnu.
Les bouleversements actuels de notre approche de l’évolution ont fait voler en éclats cette vision simple et linéaire des origines humaines. Les chercheurs savent désormais que, il y a 70 000 à 40 000 ans, le monde abritait une grande variété d’espèces humaines. Et, à mesure que les Homo sapiens ont rayonné en Europe et en Asie, ils les ont rencontrées – et se sont parfois reproduits avec elles. Ces croisements ont été attestés en 2010, quand le paléogénéticien suédois Svante Pääbo a séquencé pour la première fois le génome néandertalien. Ses travaux ont démontré que Neandertal et Homo sapiens avaient procréé – et que cet échange génétique avait eu des conséquences considérables et durables. Aujourd’hui, plus de 40 000 ans après la disparition des Néandertaliens, la plupart des êtres humains en vie portent en eux des vestiges de leur ADN. Qui d’autre partageait la planète avec nous ? Et comment nos liens avec ces autres espèces ont-ils influencé la trajectoire de notre propre évolution et de leur extinction ?
L’un des indices les plus révélateurs est venu de la grotte de Denisova, en Sibérie, où des chercheurs ont mis au jour un fragment d’auriculaire pas plus gros qu’un petit pois. Des fossiles néandertaliens découverts sur place renfermaient encore de l’ADN, préservé grâce aux températures glaciales des lieux. Mais cet os-là, vieux de plus de 60 000 ans, était différent. Lorsque Svante Pääbo et son équipe en ont analysé l’ADN, ils sont arrivés à une conclusion renversante : l’os appartenait à une espèce humaine inconnue et disparue.

LAOS. Le paléoanthropologue Fabrice Demeter (à genoux) et son équipe de spécialistes travaillent dans la grotte de Tam Pà Ling depuis 2009. Ils y ont trouvé des fossiles de sept Homo sapiens, dont le plus ancien est 30 000 ans antérieur à la principale migration de l’espèce hors d’Afrique.
Les Dénisoviens, nommés ainsi par l’équipe de Svante Pääbo, sont devenus le premier groupe humain uniquement identifié via l’ADN –une espèce « fantôme », comme sont appelées celles dont on ne dispose pas d’autres traces physiques identifiables. La grotte sibérienne a produit d’autres fossiles avec de l’ADN, dont l’os d’une fillette de père dénisovien et de mère néandertalienne – seul hominine [ndlr : terme désignant les lignées humaines de la Préhistoire depuis les Australopithèques et autres genres très anciens] hybride de première génération connu.
À partir du bout de phalange, des généticiens ont décelé de l’ADN dénisovien dans diverses populations actuelles du monde entier, de l’Islande au Pérou, avec un pourcentage particulièrement élevé en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il est quasi sûr que des Homo sapiens se sont reproduits avec des Dénisoviens et des Néandertaliens, transportant ainsi leur ADN dans toutes les régions du globe. Des paléoanthropologues sont aujourd’hui convaincus que ces cas de « flux de gènes » n’étaient pas une anomalie mais bien un pilier de l’évolution, permettant à Homo sapiens de s’adapter à de nouveaux environnements, et créant chez la majorité d’entre nous un lien biologique direct avec des populations d’autres espèces humaines éteintes depuis.
