Traiter la dépression par la kétamine, une pratique trop risquée ?

La thérapie par la kétamine pour traiter la dépression sévère et l’anxiété a parfois changé des vies. Les experts rappellent qu'elle doit être prise sous surveillance et dans des lieux équipés pour les urgences médicales et psychologiques.

De Meryl Davids Landau
Publication 20 nov. 2023, 13:09 CET
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Vue microscopique polarisée de kétamine cristallisée.

PHOTOGRAPHIE DE Micrograph by M. I. Walker, SCIENCE PHOTO LIBRARY

Selon des témoignages de patients et des centaines de petites études, la kétamine, anesthétique délivré sur ordonnance, serait un traitement efficace pour les troubles mentaux comme les dépressions sévères et les idées suicidaires. Cependant, les experts de santé s’alarment de son utilisation croissante et généralisée, de manière parfois non-sécurisée.

Le mois dernier, la FDA, l'Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux, a publié un rappel à l'intention des patients et des prestataires de soins, soulignant les dangers physiques et psychologiques potentiellement graves liés à la substance, fréquemment administrée dans les cliniques par perfusion ou injection intraveineuse et induisant un état quasi-psychédélique avec pensées et images fantastiques. En France, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a également publié un article adressé aux praticiens et aux utilisateurs de kétamine sur les dangers que cette drogue peut représenter et sur son utilisation. 

La FDA affirme qu'elle n'a approuvé l'utilisation de ce médicament que pour les interventions chirurgicales, et que par conséquent, il n'existe pas d'essais cliniques solides pour son utilisation contre un large ensemble de douleurs et de troubles mentaux.

« Le rapport bénéfice-risque global de la kétamine pour le traitement des troubles psychiatriques n'est pas connu », affirme l'agence américaine. Cette déclaration ne couvre pas le Spravato, spray nasal contenant une forme spécifique de kétamine, l'eskétamine, que la FDA a approuvé en 2019 lorsqu'elle est prise avec des antidépresseurs par des adultes souffrant de dépression résistante au traitement. Certaines recherches montrent néanmoins que le spray n'est pas aussi efficace que la version intraveineuse.

Il ne s’agit pas d’empêcher complètement l’utilisation de ce médicament. Sophie Holmes, chercheuse en psychiatrie et en neurologie à l’école de médecine de l’université de Yale a constaté des changements positifs dans l’imagerie cérébrale sous l’influence de kétamine. « Elle est efficace chez beaucoup de personnes. J’ai vu des vies changer après utilisation », dit-elle avant de rappeler qu’il est absolument nécessaire que les patients soient prudents. 

« La rapidité de la réaction créée par la kétamine la rend unique », explique Emily Whinkin, naturopathe à Seattle ayant récemment étudié les améliorations significatives de l’anxiété et de la dépression après une à six séances de psychothérapie assistées par la kétamine chez dix-huit patients de sa clinique souffrant de troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives. 

Les troubles comme la dépression, l’anxiété ou le stress post-traumatique « ont des conséquences considérables sur le fonctionnement et la qualité de vie de ces personnes et elles sont difficiles à traiter, même en suivant une psychothérapie adéquate et avec une gestion experte des médicaments », explique E. Whinkin. 

 

DES EFFETS SECONDAIRES IMPORTANTS

Pour Sophie Holmes, la kétamine ne devrait être administrée que dans des environnements équipés pour gérer des urgences médicales. Ce n’est généralement pas le cas de bien des cliniques de santé et prestataires de télémédecine aux États-Unis qui utilisent ce médicament pour traiter un large éventail de problèmes liés à la santé mentale et alimentent un secteur coûtant 3 milliards de dollars (2,7 milliards d'euros) et qui devrait croître de 10 % par an jusqu’à la fin de la décennie. 

Selon Sophie Holmes, il est nécessaire de pousser les recherches si l’on veut mieux comprendre qui peut bénéficier d’une thérapie par la kétamine, comment celle-ci fonctionne et mettre au point un protocole approprié. Selon le consensus actuel, le médicament augmente les connexions entre les synapses du cerveau, ce qui permet de développer de nouvelles voies de pensée. 

Certaines personnes ne ressentent que de légères nausées passagères, des maux de tête et d’estomac lorsqu’ils prennent le médicament tandis que d’autres voient leur respiration ralentir et leur pression artérielle augmenter. 

« Prendre de la kétamine peut être dangereux pour quelqu’un ayant un problème cardiaque préexistant », explique Sophie Holmes, qui précise que tous les patients potentiels pour une thérapie par la kétamine à Yale sont d’abord soumis à un électrocardiogramme et que leurs organes vitaux sont surveillés à chaque séance. 

Certaines cliniques n’offrent pas le soutien psychologique suffisant, pourtant crucial. Les patients peuvent avoir peur s'ils ont des hallucinations, explique E. Whinkin. Elles durent généralement moins d’une heure, bien moins longtemps que pour les vrais psychédéliques comme la psilocybine ou le diéthylamide de l’acide lysergique, aussi appelé LSD. De nombreuses cliniques présentent la kétamine comme une thérapie assistée par des psychédéliques, bien qu’elle n’en soit pas une, afin de tirer profit de l’intérêt croissant pour la médecine psychédélique. 

Les séances d’« intégration » post-traitement constituent une partie essentielle du processus. Pour E. Whinkin, « elles sont l’occasion de revenir sur le matériel psychologique apparu au cours de l’expérience et de se rendre compte des potentielles confusions ou confrontations avec des croyances préexistantes sur le soi ou sur le monde qui nécessiteraient un soutien qualifié ». 

Comme son nom l’indique, la thérapie d’intégration, lorsqu’elle est faite correctement, met en pratique l’expérience altérée vécue. « Il s’agit de la voie à suivre pour se servir de l’expérience afin d’apporter un changement notable à la vie quotidienne », explique-t-elle. 

La plus grande préoccupation est peut-être l’utilisation croissante de kétamine à domicile, par voie orale, sous forme de capsules ou de pilules à mettre sous la langue, deux systèmes d’administration méconnus. En raison règlementations mises en place en 2020 aux États-Unis après le début de la pandémie, un simple rendez-vous en téléconsultation suffit à obtenir de la kétamine à domicile. 

« Prescrire de la kétamine pour une utilisation à domicile est irresponsable car elle doit être administrée sous la surveillance de professionnels » estime Sophie Holmes. L'utilisation de ces produits sans surveillance par un professionnel de santé « peut exposer les patients à des risques d'effets indésirables graves », indique la FDA. En France aussi, l’ANSM rappelle que « ces médicaments sont réservés à un usage hospitalier. »

L’utilisation à domicile augmente également le risque d’abus de substance, la kétamine étant vendue illégalement à des fins récréatives sous le nom de « Special K ». Pour Michael Schatman, expert en médecine de la douleur et en éthique médicale à l’école de médecine de l’université de New York, il est d’autant plus inquiétant que certaines cliniques l’utilisent pour traiter la toxicomanie. Certains de ses patients s’approvisionnaient pour consommer. « Ils achetaient de la kétamine à absorber par voie nasale et rentraient chez eux » explique-t-il.

 

UN VRAI SOULAGEMENT CHEZ CERTAINS PATIENTS

D’autres s’inquiètent de voir un médicament qu’ils considèrent comme une bouée de sauvetage être utilisé de façon abusive. Shira Renee Thomas, quarante-cinq ans et directrice artistique d’une entreprise d’arts du spectacle du sud de la Californie, estime que sans la kétamine, elle ne serait peut-être plus là. 

Pendant vingt-cinq ans, S. R. Thomas a connu des épisodes de dépression si extrêmes qu’elle a régulièrement pensé au suicide. La maladie a gravement affecté sa qualité de vie en l’empêchant parfois de quitter son lit pendant des mois et en mettant fin à sa carrière de chanteuse d’opéra. 

Au fil des années, elle a été hospitalisée à plusieurs reprises, s’est vue prescrire une vingtaine de médicaments différents, pris individuellement ou associés les uns aux autres, et a même suivi une thérapie par électrochocs qu’elle a dû arrêter après avoir tellement perdu la mémoire qu’elle ne se souvenait pas comment conduire une voiture ou signer un chèque. 

Il y a quatre ans, elle a trouvé une clinique qui proposait de la kétamine.

« Ma première injection a été magique », se rappelle-t-elle. Sous l’emprise, elle a vu une déesse de la terre chasser sans efforts les mots dévalorisants qu’elle se criait à elle-même lors de sa dépression, comme le fait qu’elle était stupide ou inutile, comportement qui a cessé par la suite.  

Les autres symptômes ont mis des années à disparaître mais après près de 100 séances de kétamine et des séances de soutien en cours, cela fait presque un an qu’elle n’a pas eu d’épisode dépressif. 

Compte tenu du potentiel de la kétamine et de ses risques, Michael Schatman souhaite que les avantages et les inconvénients de la kétamine soient clairs pour ceux qui souhaiteraient l’utiliser comme traitement. 

« J’ai des patients à qui on a dit que ça allait les aider qui arrivent en clinique de perfusion sans être au courant qu’ils risquent d’halluciner », dit-il. Il ajoute qu’il est nécessaire de mettre ces patients au courant du fait qu’il n’existe par de protocole scientifiquement prouvé et que chaque prestataire peut inventer ses propres règles sur la quantité et la fréquence d’administration.

« Les gens doivent comprendre ce qu’ils sont en train de vivre », affirme Michael Schatman. Certains souffrent tellement qu’ils sont prêts à tenter le coup. S’ils font le choix de ce traitement, ils devraient mettre toutes les chances de leur côté en se rendant chez un praticien ayant une connaissance approfondie du médicament et mettant la sécurité au premier plan « et non faire le choix d’une clinique locale ou d’une simple téléconsultation », dit-il.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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