Quelle est la bonne manière d'arrêter les antidépresseurs ?

L’arrêt d’un anti-dépresseur peut engendrer des affections physiques et mentales débilitantes pendant la période de sevrage du cerveau. « On a insisté sur le fait de prescrire, et moins sur la stratégie de sortie », déplore un spécialiste.

De Meryl Davids Landau
Publication 11 avr. 2024, 14:40 CEST
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Au Royaume-Uni, les médecins ont modifié leurs recommandations en ce qui concerne le sevrage des antidépresseurs, car l’arrêt brutal de la prise de ces médicaments psychoactifs peut avoir des conséquences lourdes sur la santé.

PHOTOGRAPHIE DE Guido Mieth, Getty Images

Quand les personnes sous antidépresseurs arrêtent d’en prendre, les médecins s’inquiètent souvent que leurs troubles mentaux puissent ressurgir. Beaucoup de praticiens oublient un problème important : les symptômes débilitants du manque, parmi lesquels on trouve à la fois des affections physiques et psychologiques et qui sont plus répandus et ont un effet plus radical sur la qualité de vie qu’on ne le pense.

Dans une enquête publiée récemment dans la revue Journal of Affective Disorders Reports, des chercheurs ont interrogé 1 100 personnes souffrant de symptômes de sevrage et ont découvert que ceux-ci entravaient la capacité à travailler de la plupart d’entre elles : 20 % avaient perdu leur travail à cause de cela ; et 25 % des sondés affirmaient que leurs relations personnelles s’en étaient trouvées affectées. Parmi leurs symptômes figuraient notamment agitation, brouillard cérébral, palpitations cardiaques, acouphènes, sensations de brûlure ou électriques, et des dizaines d’autres.

« On dit aux patients : "Vous êtes à 20 milligrammes, descendez à 10, puis à 5, puis à 0." Mais l’effet sur le cerveau n’est pas linéaire, et cette dernière baisse, c’est comme sauter du haut d’une falaise », explique Mark Horowitz, chargé de recherche clinique au National Health Service britannique, co-auteur de l’étude parue dans la revue JAD Reports et partisan d’un régime de sevrage beaucoup plus progressif.

Les spécialistes s’accordent à dire qu’il faut davantage de données pour déterminer précisément le nombre de personnes en manque et la durée de leurs symptômes. Toutefois, selon un article paru dans une revue scientifique, plus de la moitié des personnes sous antidépresseurs subissent des effets perturbants lorsqu’elles cessent le traitement, et parmi celles-ci, près de la moitié disent souffrir de symptômes graves. Dans l’étude des JAD Reports, qui se limite à l’étude de personnes touchées par le manque, 40 % des participants ont dit avoir souffert de leurs symptômes pendant deux ans au moins.

Les antidépresseurs peuvent présenter des bénéfices pour la santé, en particulier dans les cas de troubles dépressifs graves. Mais 13 % des adultes américains sont actuellement sous antidépresseurs pour une multitude de raisons physiques et mentales, et les problèmes liés au sevrage pourraient finir par toucher des millions de personnes.

Selon Bryan Shapiro, psychiatre du Centre médical d’Irvine de l’Université de Californie ayant suivi des personnes souffrant d’un sevrage lié aux antidépresseurs, on a trop insisté sur (et trop investi dans) le fait de faire commencer des traitements antidépresseurs aux patients et pas assez sur le fait d’arrêter sans danger.

« On a insisté sur le fait de prescrire, prescrire, prescrire, et moins sur la stratégie de sortie », déplore Bryan Shapiro.

D’après Mark Horowitz, les médecins attribuent fréquemment les symptômes du manque à un retour du trouble mental qui a conduit le patient vers le médicament, mais pour beaucoup de personnes ce n’est pas le cas. Son enquête publiée dans les JAD Reports a mis en évidence des problèmes de sevrage similaires, notamment de l’anxiété et des sautes d’humeur, chez les personnes qui s’étaient vu prescrire des traitements pour des problèmes physiques tels que des migraines, de la fatigue chronique ou des douleurs.

 

LE CERVEAU S’ACCOUTUME AU TRAITEMENT

Les antidépresseurs fonctionnent en partie en faisant augmenter le taux de neurotransmetteurs comme la sérotonine, bien qu’il soit apparu au fil des années que des mécanismes plus complexes sont également à l’œuvre.

Une certaine classe d’antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), bloque l’absorption de la sérotonine (un neurotransmetteur) et en laisse ainsi davantage au cerveau pour envoyer des messages d’un neurone à un autre. Une fois que le cerveau s’adapte au médicament, le nombre et l’activité de ses propres récepteurs de sérotonine diminue.

Quand le traitement cesse, le nombre plus faible de récepteurs de la sérotonine engendre un déséquilibre. « Quand vous arrêtez le traitement et que les récepteurs n’ont pas eu le temps de se reconstituer, il y a une carence majeure qui conduit au manque », explique Bryan Shapiro.

S’il ne faut que quelques jours au médicament pour être évacué du corps, le cerveau peut, lui, prendre plus longtemps pour s’adapter. Cela ressemble aux défis auxquelles sont confrontées les personnes alcooliques depuis longtemps pour réorienter leur cerveau vers l’absence d’alcool.

Bien entendu, certaines personnes n’ont aucun symptôme ou presque lors de l’arrêt d’un antidépresseur et les spécialistes tentent encore de comprendre l’ensemble des mécanismes impliqués dans la sensation de manque.

C’est l’arrêt de la toute fin du traitement qui a le plus d’impact, même lorsque celui-ci est faiblement dosé. Une revue d’études sur les récepteurs de la sérotonine réalisée par Shapiro a mis en évidence le fait que 80 % environ de l’activité d’un antidépresseur se produit aux doses de traitement les plus faibles. « Ce qui semble aux psychiatres une dose thérapeutique minimale a un effet profond sur le récepteur », affirme Bryan Shapiro.

Dans certains cas, les symptômes psychologiques subis lors de l’arrêt peuvent provenir d’une rechute, signe qu’il faut immédiatement consulter son médecin.

Mais selon Mark Horowitz, quand les symptômes sont physiques ou que les symptômes psychologiques sont nouveaux ou plus graves qu’avant le traitement, alors le manque est probablement avéré.

 

DES ANNÉES POUR GUÉRIR

Pour Peter Eliasberg, avocat de soixante-trois ans de Los Angeles qui a commencé à prendre un inhibiteur de la recapture de la sérotonine-noradrénaline lors d’une grave dépression au début de la trentaine, le sevrage s’est transformé en problème majeur. Après vingt-trois années de traitement et deux tentatives infructueuses de se sevrer, Peter Eliasberg a décidé il y a sept ans qu’il se sentait suffisamment bien pour arrêter. Son psychiatre lui a demandé de réduire par deux sa dose, et ce plusieurs fois de suite sur une période de six semaines avant d’arrêter pour de bon.

Peter Eliasberg a eu beau décider de prendre le double de temps, cela s’est tout de même avéré trop rapide pour son cerveau. Il a vite fait de graves insomnies, il avait l’impression que ses nerfs étaient en feu, et est tombé dans une dépression plus grave encore que ce qu’il avait connu ; des symptômes qui, en plus de problèmes de mémoire et du brouillard cérébral subséquents, l’ont accablé pendant des années.

Son psychiatre était pourtant formel : l’arrêt des ISRS n’était pas à blâmer, car son système avait depuis longtemps évacué le médicament. Il lui a donc prescrit d’autres médicaments.

Comment se développe notre cerveau au fil du temps ?

Finalement, Peter Eliasberg a progressivement arrêté tous les médicaments en suivant une chronologie bien plus incrémentielle. Ce n’est qu’au cours de l’année passée que l’ensemble de ses symptômes ont disparu. « En tout, il aura fallu six ans pour que je sois totalement guéri », commente-t-il.

Selon Mark Horowitz, sur les réseaux sociaux, de plus en plus de groupes dédiés au sevrage des antidépresseurs regorgent de témoignages similaires de patients. Il ajoute qu’il existe des dizaines de groupes comptant en tout 180 000 membres et dont la croissance est de 25 % par an. Certains groupes se concentrent sur des antidépresseurs spécifiques, comme celui dédié à la mirtazapine (près de 6 000 membres) ou celui dédié à l’escitalopram (là encore 6 000).

 

LE ROYAUME-UNI A MODIFIÉ SES DIRECTIVES

Au Royaume-Uni, les directives psychiatriques ont évolué ces dernières années pour aller dans le sens d’une approche de sevrage plus graduelle.

En France, la directive est de « limiter l'apparition d'un syndrome de sevrage lors de l'arrêt d'un médicament antidépresseur [ce qui] passe par une diminution des doses par paliers, sur plus de 4 semaines. »

Selon Jonathan Alpert, psychiatre de la Faculté de médecine Albert-Einstein de New York et président du Conseil sur la recherche de l’Assocation américaine de psychiatrie, réduire sur une période de « quelques jours à quelques semaines est généralement suffisant ». Il fait toutefois remarquer que les recommandations de l’Association américaine de psychiatrie (APA) sont en train d’être réévaluées.

Jonathan Alpert admet cependant que ce conseil trouve son origine dans des études dans le cadre desquelles les patients ont consommé un tel médicament pendant des courtes périodes uniquement. Dans certaines études, les participants suivaient un traitement de quatre semaines seulement, voire moins. Pourtant les patients restent généralement sous antidépresseurs bien plus longtemps, souvent pendant des décennies.

Les recommandations de l’APA mettent toutefois bien en garde contre un arrêt abrupt sans réduction progressive, ce dans le but d’éviter un « syndrome d’interruption ». Cependant, on peut y lire que celui-ci se résout presque toujours « au bout d’une ou deux semaines ».

Comme l’enquête parue dans les JAD Reports l’a mis en évidence, pour certaines personnes, l'importance du problème est grandement minimisée. En plus des plaintes courantes, les patients interrogés pour l’enquête avaient des trous de mémoire, des chocs électriques cérébraux, des spasmes musculaires, un besoin pressant de bouger leur corps, une sensibilité accrue au bruit et à la lumière, des problèmes de libido, etc.

Josef Witt-Doerring, psychiatre dont le cabinet en ligne se spécialise dans le sevrage des antidépresseurs, dit recevoir chaque semaine des appels de dizaines de nouveaux patients qui continuent de lutter des mois, voire des années, après avoir arrêté. Selon lui, la croyance des psychiatres selon laquelle les symptômes sont généralement de courte durée et légers vient de comités de consensus, comme celui qui s’est tenu en 2004, plutôt que du vécu des patients.

Le comité de 2004 était financé par une entreprise pharmaceutique et plusieurs de ses spécialistes ont reçu de l’argent de divers fabricants d’antidépresseurs, comme on peut le lire dans l’article de journal décrivant l’événement.

D’après une étude, les effets du manque semblent plus fréquents et graves chez les personnes qui prennent des antidépresseurs depuis un an ou plus. Certains, comme les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine-noradrénaline et la paroxétine, sont associés à des risques plus élevés de rencontrer des problèmes.

Dans le cabinet de Josef Witt-Doerring, les personnes âgées mettent plus de temps à guérir que les jeunes. Mais il est pour l’instant impossible de prédire qui pourrait être à risque.

Phil, cadre d’entreprise du New Jersey âgé de 32 ans qui a souhaité que son nom de famille ne soit pas divulgué, a été sous antidépresseurs tétracycliques pendant trois mois seulement en 2022 avant de décider d’arrêter le traitement en suivant les instructions de son médecin : réduire progressivement sur quatre semaines.

Plus d’un an plus tard (bien qu’il ait en fin de compte repris le traitement, qu’il prenne de nouveaux médicaments et qu’il ait entamé un nouveau régime de sevrage plus lent), il continue de lutter contre l’épuisement, les problèmes de mémoire et une incapacité à éprouver du plaisir. « Les symptômes du manque m’ont complètement dépossédé de toute qualité de vie. Mon ancienne personnalité ­­­– j’étais sociable et extraverti – est complètement partie », déplore-t-il.

 

UN RÉGIME DE SEVRAGE PROGRESSIF DIFFÉRENT

Le Royal College of Psychiatrists, en Angleterre, recommande un sevrage progressif et de travailler avec un médecin pour commencer à réduire la dose de 10 % seulement, voire de 5 %.

Des recommandations similaires apparaissent dans un nouveau livre écrit par Mark Horowitz et le psychopharmacologue David Taylor, The Maudsley Deprescribing Guidelines : Antidepressants, Benzodiazepines, Gabapentinoids et Z-Drugs. Ils fondent leurs recommandations sur une étude du Lancet portant sur des résultats d’imagerie cérébrale dont ils sont les auteurs et qui se penchait sur les effets des antidépresseurs à divers dosages.

Plutôt que de réduire par quantités équivalentes, ils conseillent de procéder en fonction de la façon dont chaque dosage affecte le cerveau. Chaque dose devient infinitésimalement plus petite à la fin du traitement, ce qui fait qu’il faut parfois plusieurs années pour en voir le bout. Des suspensions liquides, ou des pilules provenant de pharmacies spécialisées, sont généralement nécessaires pour effectuer ce type de réductions incrémentielles.

Bryan Shapiro conseille aux patients de rester sur chaque nouvelle dose diminuée pendant au moins un mois, « soit la durée nécessaire aux récepteurs pour s’adapter », explique-t-il.

Ce régime est souvent recommandé dans les groupes en ligne, endroit où Mark Horowitz l’a découvert il y a plusieurs années après avoir tenté d’arrêter ses propres ISRS sans succès pendant onze ans. Sa dépression, qu’il évalue à 4 sur 10 avant traitement, a rapidement atteint 10 sur 10 et était accompagnée d’une anxiété intense et d’un besoin de bouger constamment.

« Je me suis dit, c’est complètement ridicule. Comment se fait-il que j’aie six diplômes, dont un doctorat en antidépresseurs, et que ce soient un ingénieur informatique à la retraite et un camionneur qui me donnent des conseils sur la façon de me sevrer de mon traitement sur un site d’entraide entre particuliers », se souvient-il.

La plupart des patients ne sont pas informés par leur médecin des potentiels problèmes de sevrage quand ils commencent à prendre un antidépresseur, c’est ce qu’a découvert Bryan Shapiro en analysant des milliers de publications sur le groupe de soutien « Surviving Antidepressants » (« Survivre aux antidépresseurs). Selon lui, cela doit changer.

Il souhaite également que les patients soient conscients à la fois des avantages et des inconvénients potentiels des antidépresseurs. « La décision de prendre un traitement psychiatrique est une décision importante et ne devrait pas être prise avec désinvolture », prévient Bryan Shapiro.

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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