Notre peur de vieillir a des effets néfastes sur la santé mentale de nos enfants

Vous devez avoir entendu parler des « Sephora Kids »... Les experts s'alarment de voir ces hordes d’adolescentes et préadolescentes obsédées par le rétinol et les produits anti-âge.

De Erin Blakemore
Publication 5 avr. 2024, 11:58 CEST
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Dans certaines cultures, le fait de vieillir a toujours été un sujet sensible. Mais l’essor des traitements antirides et des filtres sur les médias sociaux a amené à un tout autre niveau notre crainte de vieillir : même certains adolescents en font aujourd’hui une obsession. 

PHOTOGRAPHIE DE Westend61, Getty Images

Récemment, mon miroir m’a montré de drôles de choses. Mes cheveux virent au blanc, de petites lignes se sont creusées autour de mes yeux, et mes joues se creusent ; des rides de la marionnette que mon visage de 43 ans ne peut plus dissimuler. Devrais-je changer ma routine de soins de nuit ?

Une rapide recherche en ligne m’apprend que j’ai une bien étrange compagnie : des préadolescentes obsédées par les effets de l'âge. Ces « Sephora Kids », comme on les appelle, ont pris d’assaut les boutiques de cosmétiques, échangeant leur argent de poche contre des potions anti-âge dans l’espoir de rester jeunes à jamais. Une tendance qui inquiète.

Ces jeunes clientes en quête d’une fontaine de jouvence prématurée sont-ils le signe d’un futur désastre ou sont-ils simplement le reflet d’une société superficielle alimentée par les réseaux sociaux, les filtres et les placements de produits ? 

« Nous vendons l’idée que nous sommes tous contre le fait de vieillir et que nous devrions en avoir peur », m’explique Laura Hurd, sociologue et professeure à l’Université de Colombie-Britannique. 

 

L'ESSOR DU MARKETING COSMÉTIQUE

Je ne suis personne pour me moquer de cette tendance. J’ai été moi-même une enfant influençable, et je me rappelle très bien, lorsque j’étais adolescente au début des années 1990, prendre l’argent que je gagnais en tant que baby-sitter, aller au supermarché d’à côté pour acheter un cornet de glace puis m’asseoir à côté du présentoir pour lire tous les magazines pour adolescents de la première à la dernière page.

Ces magazines m’ont appris qu’il était de mon devoir d’avoir « bonne mine » et un visage charmant, de dissimuler avec art le moindre bouton ou reflet luisant sur mon nez, que mon statut social et mon bonheur futur risquaient d’être mis à mal par des cernes ou des taches de rousseur, que j’avais par millions et qui, j’en étais convaincue, me condamnaient à être une éternelle paria. Pourtant, il ne m’est jamais venu à l’idée de piquer les crèmes anti-âge de ma mère.

Cela ne surprend pas l’historienne Kathy Peiss, autrice de Hope in a Jar : The Making of America’s Beauty Culture. Ses recherches montrent comment les enfants et les adolescents (en particulier les filles), sont devenus les cibles d’un marketing florissant au 20e siècle. 

Avant la Seconde Guerre mondiale, le maquillage était principalement destiné aux femmes dans la vingtaine ou plus, et de nombreuses personnes fabriquaient elles-mêmes leurs concoctions pour parfaire leur teint. Puis dans les années 1940, les fabricants de cosmétiques ont commencé à segmenter le marché et à concevoir des produits et des publicités destinés aux adolescentes et aux enfants. Les deux tranches d’âge avaient leurs « propres » produits vedettes : des produits anti-acné et des articles à la mode pour les adolescentes, des kits de maquillage pour les plus jeunes.

À l’époque, les produits anti-âge étaient uniquement l’apanage des femmes plus âgées, désireuses de (voire prêtes à tout pour) préserver leur apparence ; ce qui explique probablement pourquoi les autres adolescentes et moi-même ne pensions pas à utiliser de tels produits.

Aujourd’hui encore, les traitements contre l’acné s’adressent aux adolescents. Cependant, avec les réseaux sociaux, ces produits apparaissent également dans les contenus des influenceurs beauté, ces personnalités publiques qui ne cachent pas avoir recours à des produits anti-âge, au botox et à d’autres interventions cosmétiques. À cause de l’omniprésence de ces produits (vendus par les publicitaires comme le « Saint Graal » aux consommateurs), les adolescents sont aujourd’hui plus susceptibles d’en acheter. Le phénomène est tellement répandu que des géants de la cosmétiques cherchent d’ailleurs à s’en éloigner : la multinationale britannique Unilever a par exemple lancé une campagne pour « protéger l’estime de soi des jeunes filles face à la pression des soins anti-âge ».

 

UN MIROIR DÉFORMÉ PAR LES FILTRES

Le mythe de ma jeunesse selon lequel un visage sans défaut était à la fois préférable et à la portée de tous était alimenté par des images retouchées qui entretenaient l’illusion que d’autres possédaient réellement ces traits de rêves.

J’ai par la suite appris que cette technique était aussi vieille que la photographie elle-même. Au milieu du 19e siècle, les clients imploraient les photographes de camoufler leurs imperfections à l’aide d’un coup de pinceau ou d’aérographe, à une époque où la photographie avait tellement évolué que l’on pouvait distinguer les moindres rides et pores du visage, explique Peiss. « Ce qui est différent aujourd’hui, dit-elle, c’est que c’est à la portée de tout le monde »

Des applications comme Facetune et les outils de retouche photo faciles d’utilisation intégrés dans n’importe quel smartphone ont plus que jamais facilité la création d’une image (et donc d’un visage) sans défauts. L’omniprésence des filtres a même engendré son propre mouvement de contestation : #nofilter, à travers lequel les utilisateurs de réseaux sociaux avancent poster des photos authentiques, sans filtre. Reste que cette tendance est bien moins répandue que ce que l’on pourrait croire : selon une étude, jusqu’à 90 % des gens éditeraient leurs selfies avant de les mettre en ligne. 

Cela a des conséquences bien réelles : dans une étude publiée en 2023, les participants qui éditaient leurs photos avaient plus tendance à se percevoir comme moins attirants. Ils pratiquaient également ce que les théoriciens appellent « l’auto-objectification », le fait d’internaliser ce qu’un spectateur extérieur pourrait penser de leur apparence, au lieu de prioriser leur propre perception d’eux-mêmes. L’auto-objectification est associée à du body-shaming, des troubles de l’alimentation et des troubles de l’humeur comme la dépression.

Des études ont démontré que les adolescents utilisaient parfois les selfies pour obtenir l’approbation de leurs pairs ainsi que pour faire face à leur dysmorphophobie, une maladie mentale qui centre de façon obsessionnelle l’attention du malade sur ses soi-disant « défauts » physiques. Et les réseaux sociaux n’améliorent pas les choses : dans le cadre d’une enquête nationale représentative de 2022, les parents d’enfants âgés de 8 à 18 ans complexés par leur apparence, étaient deux fois plus susceptibles de déclarer que l’image de soi de leur enfant était davantage touchée par les réseaux sociaux que par la vie réelle.

Les réseaux sociaux ont toujours su adapter leur contenu aux individus. Mais aujourd’hui, les tendances qui auraient autrefois mis des mois ou des années à devenir massivement populaires le deviennent en quelques jours. Au lieu de continuer à envoyer des messages de masse, les publicitaires concentrent leurs efforts sur des micromarchés extrêmement ciblés fondés sur la démographie et le comportement des internautes. C’est une évolution inquiétante, qui donne soudain tout son sens à cette tendance des produits anti-âge chez les enfants. 

 

QUELS EFFETS SUR LES JEUNES (ET TRÈS JEUNES) ?

On se demande bien sûr si la peau sensible (et dépourvue de rides !) d’un enfant peut supporter les puissants ingrédients censés éliminer les rides pour toujours. D’autant plus que les cas de réactions allergiques et d’éruptions cutanées sont légion. On ignore également quelles peuvent être les conséquences des injections préventives de Botox, conçues pour empêcher l’apparition des rides, sur les jeunes peaux.

Plus j’assiste à ces phénomènes, plus je m’inquiète des répercussions que pourrait avoir le manque de figures âgées en ligne sur le sens des réalités des enfants et sur la perception qu’ils auront d’eux-mêmes lorsqu’ils commenceront à vieillir à leur tour.

Hurd craint autre chose : le fait que l’intérêt accru pour les produits « anti-âge » ne perpétue les préjugés. « Nous ne cachons pas être contre le fait vieillir, explique-t-elle, et nous vendons l’idée que nous devrions en avoir peur, ou mieux, le combattre. »

Cette peur de vieillir a de réelles répercussions sur les personnes plus âgées, explique Hurd, qu’il s’agisse d’âgisme occasionnel, ou de pratiques institutionnelles et sociales qui excluent, déshumanisent et mettent en danger les personnes plus âgées. Les recherches de Hurd ont révélé que la stigmatisation sociale nuisait à l’estime de soi des personnes plus âgées, et en particulier des femmes.

L’estime de soi ne constitue que la partie émergée de l’iceberg : des discriminations au travail, des difficultés à avoir une vie sentimentale, et une perte de « monnaie sociale » vont toutes de pair avec l'apparition des signes de l’âge. L’âgisme peut même favoriser la maltraitance des personnes âgées : bien que la recherche sur ce sujet n’en soit qu’à ses débuts, les chercheurs établissent des liens entre le fait de commettre et le fait de tolérer des mauvais traitements à l’égard des personnes âgées.

« Le langage anti-vieillissement est problématique », explique Hurd. « Pourtant, nous l’acceptons. »

Or nous n’avons pas à le faire, et peut-être que la supposée épidémie des Sephora Kids nous offre, à nous adultes, l’opportunité de sonder nos propres attitudes face au vieillissement.

Et si au lieu de scruter nos traits à la recherche du moindre signe de relâchement cutané nous considérions le fait d’avoir plus de rides, de creux et de cicatrices comme un privilège ? Et si nous apprenions à nos enfants à reconnaître un filtre, à repérer un « deepfake », ou à identifier les signes révélateurs d’une importante retouche photo ?

Cela peut sembler utopique, mais, comme le fait remarquer Hurd, nous avons des moyens concrets de combattre l’âgisme : nous pouvons plaider en faveur de politiques qui soutiennent les personnes âgées, apprendre à connaître nos aînés et chercher des moyens de mélanger les générations dans leur vie sociale.

Une fois mon appel avec Hurd terminé, j’ai décidé de rayer « sérum de nuit anti-âge » de ma liste et de me rappeler de chercher mes 43 ans d’expérience la prochaine fois que je passerai devant miroir. Il est temps de lutter contre l’âgisme que j’ai moi-même intériorisé.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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