Télépathie entre jumeaux : mythe ou réalité ?
Entre étrange coïncidence et biologie commune, découvrez ce que pensent les experts des réelles forces à l'œuvre derrière ce phénomène.

Des jumeaux assis sur les berges du lac Léman à Lausanne, en Suisse. D'après la science, la synchronisation souvent observée chez les jumeaux ne serait pas le fruit de la télépathie, mais plutôt d'un patrimoine génétique commun et d'expériences de vie similaires.
Ils s'enlèvent les mots de la bouche, enfilent la même tenue sans le vouloir et vont même jusqu'à partager leurs émotions. Avec près d'un demi-million de paires nées chaque année, il y a bien longtemps que les jumeaux intriguent notre imaginaire collectif.
L'ADN, l'apparence ou l'attitude qu'ils partagent ne sont pas les seuls éléments qui attisent notre curiosité, car ils nous semblent également liés par une connexion plus profonde, presque mystique. « Il existe un grand nombre de mythes et de croyances sur les jumeaux », reconnaît Joanne Broder, mère de jumeaux, psychologue et membre de l'Association américaine de psychologie (APA).
L'une des idées les plus répandues n'est autre que la télépathie gémellaire, ou l'existence d'une connexion extrasensorielle entre les jumeaux qui transcenderait le temps et l'espace. Si les témoignages sont nombreux, les preuves scientifiques se font quant à elles beaucoup plus discrètes. « Même si ce n'est pas de la "télépathie", c'est assez fascinant de voir à quel point les jumeaux sont en phase avec leurs émotions et besoins mutuels, » déclare Tania Johnson, psychologue et cofondatrice de l'Institute of Child Psychology de l'Alberta, au Canada.
Qu'est-ce qui se cache derrière ce mythe ? Comment les scientifiques ont-ils tenté de s'y attaquer ? Et pourquoi leurs réponses prêtent-elles encore à débat ? Voici les réponses à toutes vos questions.
QU'ENTEND-ON PAR « TÉLÉPATHIE GÉMELLAIRE » ?
Le concept voudrait que les jumeaux, et plus particulièrement les jumeaux monozygotes, soient capables de ressentir mutuellement leurs émotions, pensées et même sensations physiques à distance, sans avoir à utiliser les cinq sens. Les partisans de la théorie la décrivent comme une sorte de « connaissance silencieuse », indique Johnson, une intuition qui pourrait alerter d'un danger, transmettre des émotions ou déclencher simultanément les mêmes pensées.
Les témoignages oscillent entre l'étrange et le dramatique. Une femme ressent une douleur brutale à l'instant où sa sœur jumelle se casse le bras à plusieurs kilomètres de là. Un homme est envahi d'une angoisse soudaine au moment exact où son frère jumeau fait un accident de voiture. L'idée est tellement ancrée dans l'imaginaire collectif que « certains jumeaux sont parfois accusés de tricher à des examens passés séparément », raconte Nancy Segal, directrice du Twin Studies Center au sein de l'université d'État de Californie à Fullerton.
Les scientifiques abordent généralement le phénomène à travers le prisme des perceptions extrasensorielles, un échange de pensées et d'émotions en l'absence de stimuli sensoriels. Certains suggèrent que l'intensité exceptionnelle des liens émotionnels et biologiques qui unissent les jumeaux pourrait offrir un canal à ces transmissions mentales.
Le concept a gagné en popularité à la fin du 19e siècle, au croisement de la curiosité naissante envers le spiritualisme et des premiers pas de la psychologie. Fondée à Londres en 1882, la Society for Psychical Research fut l'une des premières organisations à recenser les allégations de télépathie, notamment chez les jumeaux. Le terme « télépathie » a d'ailleurs été inventé par l'un des fondateurs de la SPR, l'auteur et parapsychologue britannique Frederic W.H. Myers, qui publie en 1903 un ouvrage intitulé La personnalité humaine, sa survivance, ses manifestations paranormales, dans lequel il présente plusieurs cas impliquant des jumeaux, notamment des transferts de douleur ou de pensées à distance.
Les récits du genre ont continué d'abonder à travers les États-Unis au cours des décennies qui ont suivi. En 1930, le professeur à l'université de Chicago, Horatio H. Newman, a coécrit l'une des premières études scientifiques majeures sur les jumeaux avant de publier Twins and Super-Twins, dans lequel il livre diverses anecdotes de prétendue télépathie. À la même époque, les parapsychologues J.B. et Louisa Rhine de l'université Duke relatent des témoignages similaires sur les jumeaux dans le cadre de leurs recherches sur les perceptions extrasensorielles. Néanmoins, leurs expériences portaient davantage sur la vision à distance ou les cartes à deviner que sur les phénomènes spécifiques aux jumeaux.
Malgré cet intérêt de longue date, la discipline n'a jamais établi de véritable fondement scientifique. « Nous avons dû nous concentrer sur ce que dit réellement la science », indique Segal.
LES OBSTACLES À LA SCIENCE
Prouver ou réfuter la télépathie gémellaire n'a jamais été simple. « Il n'existe pas réellement d'étude sur le phénomène à l'heure actuelle », constate Broder. « Rien ne permet de réfuter ou de clore le sujet, mais la dynamique des jumeaux est complexe. »
Quelques études ont tout de même contribué à entretenir l'intérêt en la matière. En 2013, une étude pilote publiée dans la revue Journal of Scientific Exploration a analysé les réponses physiologiques d'un jumeau pendant que l'autre était soumis à des stimuli abrupts, comme des bruits forts ou une chaleur soudaine. Dans l'une des quatre paires de jumeaux étudiées, le jumeau non stimulé a présenté une réponse considérée comme « supérieure au hasard ». Une étude danoise menée l'année précédente a obtenu des résultats tout aussi suggestifs, sans être réellement concluants.
Plus récemment, une étude suédoise publiée en 2024 a réalisé 91 essais de stimuli à travers trois expériences sur quatorze paires de jumeaux identiques. Dans chaque essai, un jumeau était exposé à un stimulus pendant que les chercheurs surveillaient l'activité électrodermique du second. Un évaluateur en aveugle a pu identifier correctement le moment de la stimulation dans 18 des 91 essais, soit près du double des 11 réponses correctes attendues en cas de réponse au hasard. Bien que les chercheurs ne prétendent pas avoir démontré la télépathie, ils considèrent que leurs résultats sont « statistiquement significatifs » et « justifient de plus amples recherches ».
Parmi les autres initiatives, on peut également citer les enquêtes menées par la SPR ainsi que des études de l'activité cérébrale à l'électroencéphalogramme qui ont établi certaines corrélations entre les jumeaux, sans toutefois fournir de preuves convaincantes d'une éventuelle communication télépathique.
Quand bien même certains travaux font état de résultats intrigants, les études de suivi peinent à les reproduire. « Et de nombreuses études ne montrent tout simplement aucune connexion télépathique », rappelle Johnson. Par exemple, dans une expérience célèbre menée en 1993, la psychologue Susan Blackmore a demandé à des jumeaux de se transmettre mentalement une sélection d'images dans des conditions contrôlées. Elle a conclu que les résultats n'étaient pas supérieurs au hasard.
Les incohérences entre les études « proviennent souvent des difficultés inhérentes à ce type de mesure », indique Johnson. « Et lorsque l'enthousiasme des uns se heurte à la science des autres, cela alimente le débat. »
Au bout du compte, « la majorité des études n'ont trouvé aucune preuve de perceptions extrasensorielles et les rares résultats significatifs n'ont pas pu être reproduits », résume Segal. Bref, « Il n'existe aucune preuve scientifique crédible de l'existence de la télépathie gémellaire. »
UNE VIE À PARTAGER
Mais alors, pourquoi autant de jumeaux pensent-ils avoir vécu des expériences télépathiques ? « Il y a des explications plus rationnelles et convaincantes que la perception extrasensorielle », affirme Segal.
Tout d'abord, les jumeaux grandissent généralement dans le même environnement, avec la même éducation, les mêmes expériences, des habitudes et un cercle d'amis similaires ou encore des influences culturelles communes. Ils partagent également des caractéristiques génétiques, des styles d'attachement et des tendances comportementales. En raison de tous ces facteurs, lorsque des jumeaux pensent vivre une expérience de télépathie, il est plus probable qu'ils démontrent en fait « un lien de communication, sans aller jusqu'à lire leurs pensées mutuelles », explique Broder.
Johnson la rejoint sur ce point. À ses yeux, ce que beaucoup qualifient aujourd'hui de télépathie trouve en fait racine dans « la connexion émotionnelle profonde et les expériences communes avec lesquelles grandissent les jumeaux ». Des études nous montrent que les jumeaux identiques élevés ensemble développent souvent des styles cognitifs indiscernables. En d'autres termes, « si deux personnes vivent avec des déclencheurs émotionnels, des habitudes sociales et des expériences identiques, elles finiront par réagir de façon similaire », indique Segal. « Ce n'est pas de la télépathie, mais plutôt de la psychologie. »
Pourtant, même les jumeaux élevés séparément présentent d'étonnantes similitudes. « Lorsque de vrais jumeaux grandissent dans des environnements différents, il leur arrive encore d'avoir des choix et des expériences similaires », souligne Segal. Cela s'explique peut-être par une « prédisposition génétique » à faire les mêmes choix face à des options semblables, suggère-t-elle. « Là encore, cela peut donner une fausse impression de perception extrasensorielle. »
Un autre facteur doit également être pris en compte : le biais rétrospectif. En enquêtant sur les cas de télépathie gémellaire, on réalise souvent que les témoignages livrent une version déformée de l'événement. Un jumeau peut par exemple déclarer « se souvenir » de l'événement partagé uniquement après qu'il lui a été rappelé, un phénomène que les psychologues appellent « distorsion rétrospective ».
Malgré ces explications rationnelles et l'état actuel de la recherche scientifique, selon lesquelles la télépathie gémellaire relèverait plus du mythe que de la réalité, « les chercheurs se doivent de garder l'esprit ouvert face à des événements qui pourraient un jour attester de l'existence du phénomène », conclut Segal. « Mais ce jour semble être encore loin, si tant est qu'il arrive. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
