Chili : randonnée au bout du monde, en Terre de Feu

Sentiers de montagne de la Terre de Feu, communautés indigènes du peuple Yahgan, nouvelle station de recherche scientifique... Voici ce que vous trouverez à Puerto Williams, au Chili, la ville la plus au sud (et l'une des plus reculées) du monde.

De Shafik Meghji
Publication 17 avr. 2024, 11:45 CEST
Cormorants

La ville d’Ushuaïa propose des excursions en bateau pour observer la faune et la flore le long du canal de Beagle.

PHOTOGRAPHIE DE Diego Grandi, Alamy

En suivant la rive de la rivière glacée Ukika, j’emprunte un sentier à travers un bois de Nothofagus, genre regroupant des espèces d’arbres à feuilles persistantes, parsemé d’amas de champignons orange de la forme et de la taille d’une balle de golf. Les branches constituent des écosystèmes miniatures, couverts de minuscules bryophytes, groupe de plantes comprenant les mousses, les marchantiophytes et les anthocérotes, et enchevêtrés d’un lichen nommé usnée barbue, aussi connu sous le nom de barbe de Jupiter, qui ondule à mon passage. Des racines sinueuses et des troncs tombés sur le sol quadrillent le chemin, tandis qu’un craquement sinistre se fait entendre lorsque la canopée s’agite sous l’effet d’un vent violent. Les alentours sont déserts, à l’exception d’un pic de Magellan (Campephilus magellanicus), dont la tête pourpre est dissimulée et les rapides coups de bec résonnent régulièrement au-dessus du vacarme environnant.

J’émerge finalement du Parque Municipal Ukika et j’observe la rivière traversant une plage de pierres et se jetant dans le canal de Beagle, du gris de la poudre à canon, qui serpente à travers la Terre de Feu, reliant les océans Atlantique et Pacifique. À ma droite se situe le hameau de Villa Ukika, où vit la petite communauté indigène Yahgan, et à ma gauche se trouve la périphérie de Puerto Williams, la ville la plus méridionale de la planète. 

Au-dessous de la Patagonie, la pointe de l’Amérique du Sud se fragmente en un archipel d’îles, d’îlots, de caps et de péninsules traversés par des cours d’eau sinueux et drapés de forêts vert bouteille et de glaciers scintillants. Il s’agit de la Terre de Feu. Selon les légendes du peuple indigène Selk’nam, la topographie de la région aurait été façonnée par un jeune homme nommé Táyin : il « attrapa des pierres et les jeta violemment dans toutes les directions avec sa fronde ; là où celles-ci atterrirent, apparurent de grandes crevasses dans le sol qui se remplirent d’eau. »

Le nom poétique « Terre de Feu » a été inspiré des feux de joie allumés par le peuple Selk’nam.

PHOTOGRAPHIE DE Christian Heeb, AWL Images

Le nom poétique « Terre de Feu » a été inspiré des feux de joie allumés par le peuple Selk’nam, découvert par l’explorateur portugais Fernand de Magellan en 1520 alors qu’il tentait d’accomplir la première navigation autour du monde. Un demi-millénaire plus tard, cette région peu peuplée, partagée entre l’Argentine et le Chili, reste une terre sauvage. Ceci dit, de plus en plus de touristes se rendent dans le port argentin d’Ushuaïa, ancienne colonie pénitentiaire surnommée la « Sibérie du Sud » et aujourd’hui plus grande ville de la Terre de Feu, point de départ principal des croisières en Antarctique. 

Toutefois, peu de voyageurs poursuivent leur route vers le sud en traversant le canal de Beagle, nommé d’après le navire qui transportait le jeune Charles Robert Darwin lors de son voyage historique autour de l’Amérique du Sud, jusqu’à l’île chilienne de Navarino, où se trouve Puerto Williams. Cette localité de 2 800 habitants, dont le statut a été élevé au rang de ville par le gouvernement chilien en 2019, se trouve à un peu plus de 2 400 kilomètres de la capitale, Santiago, mais à seulement à un peu moins de 1 080 kilomètres de l’Antarctique. 

Puerto Williams n’est accessible que par avion ou par bateau et le fait qu’elle soit si reculée contribue largement à son attrait. Lors de ma première visite, avant la pandémie, je me suis lancé sur la route la plus longue. Je suis monté dans un bus au départ du port chilien de Punta Arenas, en Patagonie, puis j’ai traversé le détroit de Magellan en ferry jusqu’à la Grande île de la Terre de Feu, avant de continuer vers le sud, dans la partie argentine de la région, et d’arriver douze heures plus tard à Ushuaïa. Le lendemain, j’ai traversé le canal de Beagle en bateau, en longeant de tapageuses colonies de lions de mer affalés sur une chaîne d’îlots rocheux, pour atteindre le poste-frontière chilien de Puerto Navarino, où j’ai grimpé dans un minibus pour la dernière étape le long de la côte jusqu’à Puerto Williams. 

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    La rive sud du canal de Beagle, avec la chaîne de montagnes des Dientes de Navarino en arrière-plan.

    PHOTOGRAPHIE DE Kav Dadfar, AWL Images

    Cette fois, j’opte pour l’option la plus rapide : un vol de trente minutes depuis Punta Arenas qui offre des vues spectaculaires sur le parc national Alberto de Agostini, recouvert de neige. Cette région a laissé sa marque dans l’esprit de Darwin qui, dans Voyage d’un naturaliste autour du monde, parle de jets d’eau jaillissant de bancs de baleines, d’un climat orageux et d’un paysage de « magnifiques glaciers qui s’étendent du flanc de la montagne jusqu’au bord de l’eau » : « Il n’est guère possible d’imaginer quelque chose de plus beau que le bleu béryl de ces glaciers. » 

    Sur la rive sud du canal de Beagle, adossée aux pentes couvertes de forêts denses et aux pics enneigés en dents de scie de la chaîne des Dientes de Navarino, Puerto Williams constitue la capitale officielle de la province de l’Antarctique chilien mais elle conserve l’aspect et l’atmosphère d’une petite ville. Construite en tant que base navale dans les années 1950, dans une région longtemps habitée par des communautés du peuple Yahgan, elle compte un quartier d’impeccables maisons blanchies à la chaux destinées au personnel militaire et à leur famille, qui représente environ la moitié de la population, ainsi qu’une extension composée de maisons pour les civils, dépareillées, disposant de grandes antennes paraboliques, de piles de bois de chauffage et, souvent, d’un chien au poil hirsute.

    Dans un rayon de soleil de fin d’après-midi, je flâne dans les rues calmes et balayées par le vent, passant devant des églises aux murs de bois, des groupes de bâtiments municipaux, une petite école, quelques magasins et restaurants simples, la plupart fermés, et une poignée de maisons d’hôte. Les vaches et les chevaux se promènent librement, broutant sur les pelouses mouchetées de marguerites. Les portes d’entrée ne sont pas fermées à clé, la criminalité n’étant qu’un lointain souvenir dans ces régions. En effectuant une pause sur une promenade en bois surplombant le canal de Beagle, je contemple un pétrel tempête (Hydrobates pelagicus) tournoyant au-dessus de deux bateaux de pêche revenant avec une prise de crabes royaux de très grande taille.

    Après avoir dégusté les délicieux crustacés au dîner dans un restaurant décoré de bibelots nautiques, je discute avec Anna Baldinger, qui travaille à l’Hotel Fio Fio, la maison d’hôte où je séjourne. Elle a quitté son Autriche natale pour venir enseigner à Puerto Williams, avant de tomber amoureuse d’un habitant et de la Terre de Feu en elle-même. « Puerto Williams, c’est comme être dans une bulle : les gens le considèrent comme le village du bout du monde », explique-t-elle.

    La ville n’a peut-être que soixante-dix ans mais cette région est habitée par des communautés du peuple Yahgan depuis des millénaires, comme en témoignent les sites archéologiques disséminés dans la campagne environnante. L’anthropologue Maurice Van de Maele, propriétaire de l’Hotel Fio Fio, m’indique que Navarino est l’un des endroits les plus denses au monde sur le plan archéologique, estimant qu’il pourrait y avoir jusqu’à 2 000 sites sur l’île. Il s’agit notamment de tas d’ordures liés à une activité humaine préhistorique et de dépressions circulaires, vestiges d’anciens abris, que j’aperçois en nombre sur le trajet depuis Puerto Navarino. 

    Maurice Van de Maele est un ancien directeur du musée local, anciennement connu sous le nom de musée anthropologique Martin Gusinde. Il a été rebaptisé Museo Territorial Yagan Usi - Martín González Calderón afin de reconnaître l’héritage indigène de la région, longtemps négligé. Située à l’extrémité ouest de Puerto Williams, cette institution qui ne passe pas inaperçue dispose sur son terrain d’un imposant squelette de baleine blanchi par le soleil. À l’intérieur, le musée offre un aperçu fascinant de la culture du peuple Yahgan grâce à des objets tels que des harpons en os finement sculptés, des bijoux de toute beauté et des canoës en bois construits de main de maître. 

    Il met également en lumière les ravages subis par les peuples indigènes lors de la colonisation de la Terre de Feu à la fin du 19e et au début du 20e siècle, une période qui a attiré des vagues de missionnaires, de chercheurs d’or et d’éleveurs de moutons venus du Chili, d’Argentine et d’ailleurs. 

    Cette partie de la Terre de Feu peut sembler intemporelle mais le changement est à venir. Lors de ma visite à Puerto Williams, je ne croise qu’une douzaine de touristes, dont la plupart viennent faire de la randonnée, observer les oiseaux, pêcher la truite sauvage ou simplement faire l’expérience de la vie au « bout du monde ». D’autres sont toutefois en chemin : les navires de croisière en Antarctique font désormais escale plus régulièrement, amenant des centaines de passagers vêtus de vestes assorties. Un appontement polyvalent moderne, capable d’accueillir de plus grands navires, est actuellement en train d’être bâti. C’est également le cas d’un grand hôtel. Le petit aéroport de Puerto Williams, quant à lui, est en cours de modernisation, avec notamment la construction d’un nouveau terminal pour les passagers. 

    Le parc national de la Terre de Feu constitue un paradis pour la randonnée et l’ornithologie.

    PHOTOGRAPHIE DE Maximilian Müller, Getty Images

    Cette dernière constitue l’un des nombreux projets d’infrastructures actuellement menés en Terre de Feu. L’asphalte de la route la plus au sud du pays, la Y-905, s’arrête juste à l’est de Puerto Williams, près de Villa Ukika. Il est substitué par du gravier sur les vingt derniers kilomètres qui mènent à Caleta Eugenia, un ranch isolé appartenant à la marine chilienne. Il est cependant question de prolonger la route jusqu’à Puerto Toro, le village habité qui est le plus au sud du monde et qui n’est actuellement accessible que par bateau. Un centre de recherche scientifique de pointe, le Centro Subantártico Cabo de Hornos, a également ouvert ses portes récemment dans la ville. Perchée au sommet d’une colline, à l’est du centre, cette structure de verre et de béton, dotée de sa propre éolienne, ressemble vaguement à un vaisseau spatial. 

    Néanmoins, lorsque je marche vers l’ouest depuis Puerto Williams, toute inquiétude concernant le surdéveloppement s’évanouit rapidement. Je ne croise personne sur le chemin qui mène au sommet du Cerro Bandera, soit la « colline du drapeau », culminant à près de 610 mètres d’altitude, un sentier abrupt en lacets qui monte à travers une forêt de hêtres et représente la première étape du circuit des Dientes de Navarino, un trek épique d’un peu plus de 53 kilomètres. Peu à peu, les arbres se raréfient, avec des troncs de plus en plus rabougris et courbés, comme s’ils tiraient leur révérence, avant de disparaître complètement au sommet, laissant place à une toundra austère. 

    J’y trouve un drapeau chilien accroché à un mât. Le terrain rocailleux est parsemé de plantes en coussinet à croissance lente et de tertres verts, tels des tables de billard, et sillonné par de rubans de neige. Au nord, le canal de Beagle est moucheté de blanc et, au sud, les Dientes de Navarino percent le ciel. Il n’y a aucune autre âme qui vive. Dans cet endroit retiré magnifique, le vent souffle presque sans interruption et la température est en chute libre. 

    Me rappelant qu’il ne s’agit pas réellement d’un sommet, j’enfile une autre couche de base et je continue. Je suis pendant encore quarante minutes un chemin longeant une succession de cairns jusqu’à ce que j’atteigne une crête offrant des vues panoramiques, surpassant d’une certaine manière ce que j’ai pu voir jusqu’à présent et donnant sur un lac glaciaire entouré de pics enneigés. Mes mains sont engourdies par le froid et le grésil, abrasif, m’irrite la peau du visage, mais je ne peux m’empêcher de sourire en me remémorant ma conversation de la veille avec Anna. « Quand on arrive au sommet du Cerro Bandera, il n’y a aucune âme qui vaille », m’avait-elle révélé. « Le reste du monde semble bien loin. »

    Comment s’y rendre :  
    Aerovías DAP assure la liaison entre Punta Arenas et Puerto Williams en un peu plus d’une heure. 

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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