La transmission de cancers chez les créatures marines préoccupe les scientifiques

Certaines tumeurs malignes peuvent passer d'une espèce marine à l'autre, c'est la plus récente d'une série de découvertes qui change notre perception du cancer.

De Douglas Main
Ces moules (Mytilus trossulus) photographiées sur une plage de l'île de Vancouver dans la province canadienne ...
Ces moules (Mytilus trossulus) photographiées sur une plage de l'île de Vancouver dans la province canadienne de Colombie-Britannique peuvent être infectées par deux types de cancers transmissibles.
PHOTOGRAPHIE DE Cheryl-Samantha Owen

Il y a fort longtemps, bien que nous ne sachions pas exactement quand, quelque part dans l'hémisphère nord, sans savoir précisément où, une moule de l'espèce Mytilus trossulus a développé un cancer de type leucémie. Il est apparu sous la forme d'une mutation de cellule folle unique qui s'est ensuite répliqué encore et encore jusqu'à atteindre l'hémolymphe de la moule, le fluide analogue au sang qui parcourt son organisme.

Mais par la suite, le cancer s'est comporté de façon étrange : d'une façon ou d'une autre, il s'est transmis aux autres moules en passant par l'eau. À force de se répliquer dans ces nouveaux hôtes, la tumeur maligne a poursuivi sa prolifération et a infecté d'autres individus.

Encore plus étrange, la maladie ne s'est pas cantonnée aux moules de cette espèce, on la trouve désormais dans deux autres espèces de mollusques de part et d'autre de la planète : la moule commune (Mytilus edulis) en France et la moule du Chili (Mytilus chilensis) que l'on trouve au Chili et en Argentine.

Présentés dans un article publié mardi dans la revue eLife, ces résultats ont été apportés par la plus récente d'une série d'études qui démontre que les cancers transmissibles sont plus courants qu'initialement prévu, et ce, plus particulièrement dans l'océan. Ce nouveau domaine de recherche pourrait nous aider à mieux comprendre comment se développent les cancers chez les animaux et chez l'Homme, mais aussi à faire la lumière sur les vies ténébreuses des créatures marines.

« Le fait qu'il se soit transmis à deux nouvelles espèces est plutôt fascinant, » commente Elizabeth Murchison qui étudie les cancers transmissibles à l'université de Cambridge, « mais c'est également préoccupant. »  En plus du rôle important qu'elles jouent dans l'environnement, les moules sont un aliment très apprécié dans de nombreuses cultures, même s'il n'a pas été démontré que la consommation de moules atteintes d'un cancer avait un quelconque effet sur la santé humaine.

 

TERRE ET MER

Les cancers transmissibles, qui n'existent pas naturellement chez l'Homme, ont été identifiés pour la première fois chez deux animaux terrestres il y a une bonne dizaine d'années. En 2006, des chercheurs ont découvert qu'une espèce australienne en danger d'extinction, le diable de Tasmanie, avait été infectée par un cancer appelé tumeur faciale du Diable de Tasmanie qui pouvait être transmis à d'autres représentants de l'espèce par morsure, un comportement fréquent chez ces animaux. Depuis, plus de 80 % des animaux ont été infectés et tués par cette maladie contagieuse et un autre cancer transmissible très similaire, ce qui menace cette espèce d'extinction.

Toujours en 2006, des scientifiques découvraient que les chiens domestiques pouvaient transmettre des tumeurs vénériennes qui provoquent l'apparition de masses cancéreuses sur leurs organes génitaux. Comme tous les cancers transmissibles, les cellules sont identiques et dans le cas des chiens, elles dérivent d'un chien qui aurait vécu il y a 11 000 ans environ.

Ces résultats ont profondément bouleversé notre compréhension du cancer que l'on pensait auparavant restreint à des mutations cellulaires au sein même d'un individu. Bien que certains types de virus puissent provoquer des dégâts et ouvrir la voie au cancer, comme le papillomavirus humain (HPV) ou le virus leucémogène félin chez les chats domestiques, le fait de découvrir que des cellules cancéreuses individuelles pouvaient se propager dans une population était un véritable choc.

Ces dix dernières années, les chercheurs ont identifié une demi-douzaine de cancers s'attaquant aux mollusques. Auteur principal du nouveau rapport et chercheur au Pacific Northwest Research Institute de Seattle, Michael Metzger est l'auteur d'une partie de ces découvertes, notamment celle associée à une population de moules (Mytilus trossulus) de la Colombie-Britannique.

Un cancer qui s'est développé chez les moules de l'espèce Mytilus trossulus a fini par se propager pour infecter deux autres espèces, les moules communes et les moules du Chili.
PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

Il y a quelques années, il a commencé à collaborer avec des laboratoires en France et en Argentine qui avaient découvert un nouveau type de cancer chez les populations de moules locales ; ces cellules cancéreuses étaient facilement reconnaissables au microscope en raison de leur apparence curieusement arrondie. Ce que Metzger pensait être deux cancers différents s'est finalement avéré être le même : les pathologies des moules communes françaises (Mytilus edulis) et des moules du Chili (Mytilus chilensis) étaient identiques et dérivaient clairement de celle qu'il avait identifiée chez les moules Mytilus trossulus, car les cellules cancéreuses avaient conservé la signature génétique de cette espèce.

Cependant, les moules de l'espèce M. trossulus vivent dans l'hémisphère nord, le long des côtes nord-américaines et européennes. Le cancer différait par ailleurs d'un autre type que l'équipe de Metzger avait précédemment identifié chez M. trossulus.

Aucune de ces moules ne vit dans les eaux équatoriales, la maladie devait donc avoir sauté jusqu'aux tropiques en s'attachant aux navires ou en se frayant un chemin jusqu'aux eaux de ballast, selon les explications de Metzger.

« C'est plutôt intrigant de voir que ce clone de cancer a pu se propager à travers un océan, » déclare Murchison, non impliqué dans l'étude publiée par eLife. « Nous devrions probablement faire plus attention au risque pour ces cancers d'être diffusés par l'activité humaine. »

 

TRANSMISSION

Des cancers transmissibles similaires, dont les points communs sont une infection de l'hémolymphe et une similitude avec la leucémie, ont également été découverts chez la mye commune, notamment l'espèce Mya arenaria, et chez les coques, un type de mollusque que l'on trouve en Europe, un exemple étant l'espèce Cerastoderma edule. Metzger et ses collègues ont par ailleurs déterminé qu'un cancer infectant la palourde jaune (Polititapes aureus) était en fait apparu chez les palourdes poulettes (Venerupis pullastra), un mollusque analogue d'Europe de l'Ouest.

C'était la première preuve que ces cancers peuvent passer d'une espèce à l'autre, mais la dernière découverte en date est encore plus extraordinaire, car la transmission a atteint deux autres espèces.

Bien que ces moules soient étroitement liées, ce qui implique qu'elles présentent les mêmes vulnérabilités, « nous ne savons pas quelle barrière biologique est concernée, » indique Metzger. Il est possible que les cellules cancéreuses se propagent en étant libérées puis captées lorsque les mollusques filtrent les débris à travers leur organisme, un processus normal de leur biologie. À part cela, le vecteur de transmission de la maladie reste un mystère.

Pour le moment, il ne semble pas que le cancer ait des effets dévastateurs sur les populations de ces animaux, bien qu'il soit souvent fatal pour les individus infectés. Metzger indique que le cancer récemment identifié chez les moules communes et du Chili contaminerait environ 10 % des populations locales.

« Nous ne pouvons pas encore déterminer l'ampleur de la menace, précise-t-il. Il ne semble pas que la maladie décime les populations. »

 

PRÉOCCUPATIONS ÉCOLOGIQUES

Le problème est que ces espèces sont très répandues, ce sont des variétés importantes sur le plan commercial et elles sont consommées par une partie de la population mondiale et d'autres espèces sauvages. Bien qu'elles soient inoffensives pour l'Homme, les scientifiques s'inquiètent des effets de tels cancers sur les autres espèces et puisque ces maladies viennent à peine d'être identifiées, il y a fort à parier qu'elles soient plus fréquentes.

« Je suis très préoccupé par l'aspect écologique, » témoigne Jose Tubio qui étudie ce type de cancers transmissibles au Center for Research in Molecular Medicine and Chronic Diseases en Espagne. L'équipe de Tubio s'est vue octroyer une bourse conséquente par le Conseil européen de la recherche afin d'identifier de nouveaux types de cancers et ils en ont déjà trouvé cinq chez les coques ; leurs recherches attendent encore d'être publiées.

« Il est probable que de nombreuses espèces de bivalves aient développé leurs propres cancers transmissibles, » rapporte Tubio, « mais nos connaissances de leurs impacts sont limitées. »

Beata Ujvari est chercheure à la Deakin University de Victoria en Australie, selon elle ces cancers pourraient alourdir la menace qui pèse sur la vie marine et leurs effets pourraient être accentués par la diminution des niveaux d'oxygène dans les océans et l'augmentation des températures liées au changement climatique, des conditions appréciées par les cellules cancéreuses.

Les mouvements intentionnels ou accidentels de mollusques entre les différentes régions menacent d'introduire de nouveaux cancers qui pourraient avoir de graves conséquences, ajoute Tubio.

Bien entendu, le cancer provient généralement d'une mutation interne à une cellule qui, si elle n'est pas reconnue et détruite par le système immunitaire, peut se transformer en tumeur. La plupart du temps toutefois, une seule tumeur ne peut pas être mortelle : les cancers tuent en se propageant à l'ensemble de l'organisme dans un processus appelé métastase.

Dans le cas de ces cancers transmissibles, « c'est presque comme si la métastase se poursuivait au-delà de son premier hôte, » illustre Murchison.

« Comprendre comment les cellules cancéreuses survivent au transport pourrait potentiellement lever le voile sur les secrets des cellules cancéreuses métastatiques, » explique Ujvari.

« Étudier les mécanismes sous-jacents de ce processus contribuerait à notre compréhension globale du phénomène d'évasion immunitaire du cancer, » ce qui pourrait avoir des applications pour toutes les espèces concernées par la maladie… y compris l'Homme, conclut-elle. 

 

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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