Les abeilles domestiques sont-elles une menace pour les abeilles sauvages ?

Une nouvelle étude révèle que les populations d’abeilles sauvages d’une petite île italienne protégée ont failli disparaître à la suite de l’introduction de pratiques d’apiculture.

De Saugat Bolakhe
Publication 6 juin 2025, 12:22 CEST
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Les abeilles domestiques (Apis mellifera) contribuent à la pollinisation des cultures dans le monde entier, mais leur introduction crée également une concurrence avec les populations d'abeilles sauvages pour les ressources en nectar.

PHOTOGRAPHIE DE Ingo Arndt, Nat Geo Image Collection

Chaque printemps depuis 2018, des abeilles à miel domestiques se délectent des fleurs sauvages qui recouvrent l’île italienne isolée de Giannutri. Un projet scientifique humain vient toutefois bouleverser le plan de ces petits insectes rayés. Depuis quatre ans, Lorenzo Pasquali, écologiste à l’Université de Bialystok, en Pologne, se charge en effet d’accomplir une tâche pour le moins inhabituelle : celle de sceller les ruches des abeilles domestiques afin d’empêcher leur sortie et d’observer comment les populations sauvages se comportent en l’absence de leurs rivales. Résultat : les abeilles régionales n’ont pas tardé à se réapproprier les fleurs de l’île et à profiter de chaque goutte du nectar désormais à leur disposition.

Les abeilles domestiques, souvent utilisées dans l’agriculture, collectent les mêmes nectars et pollens floraux que les abeilles indigènes. Pour cette raison, les experts en écologie les soupçonnent depuis longtemps de marginaliser ces dernières, mais la mise en place d’expériences pour vérifier cette hypothèse s’est avérée particulièrement délicate en milieu naturel. Avec ses collègues, Pasquali a donc décidé de transformer la petite île en un véritable laboratoire grandeur nature.

Les observations, récemment publiées dans la revue Current Biology, suggèrent que le nombre d’abeilles sauvages a chuté de manière alarmante après l’introduction des ruches par les apiculteurs. Et ce n’est pas tout : les données indiquent également que les niveaux de nectar et de pollen ont grimpé suite au retrait temporaire des abeilles à miel domestiques, permettant ainsi aux abeilles sauvages de butiner davantage et de se nourrir plus longtemps de nectar, et modifiant leurs habitudes quotidiennes.

« C’est une expérience surprenante et intéressante », commente Alfredo Valido, entomologiste à l’Instituto de Productos Naturales y Agrobiología en Espagne, qui n’était pas impliqué dans l’étude.

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Une nouvelle abeille (Apis mellifera) émerge d'une cellule de couvain pour commencer sa vie qui s'étendra sur six petites semaines. Elle passera ce temps à chercher de la nourriture, à fabriquer du miel et à élever la génération suivante.

Image composite de Anand Varma, Nat Geo Image Collection
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Le bourdon terrestre (Bombus terrestris) est l'une des deux espèces sauvages dont la population a chuté sur l'île de Giannutri après l'introduction des abeilles domestiques.

PHOTOGRAPHIE DE Chris Gomersall, 2020VISION, Nature Picture Library

 

UNE EXPÉRIENCE NATURELLE

Au début, les apiculteurs ont amené des reines à Giannutri dans l’objectif de les élever dans l’isolement. L’île fait partie du parc national de l’archipel toscan, et en 2021, les autorités ont demandé à Leonardo Dapporto, entomologiste à l’Université de Florence et conseiller de Pasquali, d’étudier si ces abeilles domestiques récemment introduites ne risquaient pas d’avoir des retombées écologiques inattendues. En parcourant le bout de terre avec un autre collègue, Alessandro Cini de l’Université de Pise, les experts ont remarqué que, si les abeilles domestiques étaient présentes en abondance, les abeilles sauvages, quant à elles, se faisaient plus rares.

« Et si demain, il n’y avait plus du tout d’abeilles domestiques sur l’île ? » s’est alors demandé Dapporto. « Comment évoluerait le comportement des abeilles sauvages ? »

L’équipe a alors décidé d’utiliser l’île comme un terrain d’expérience naturelle. Un matin sur deux, Pasquali fermait les portes des dix-huit ruches, s’assurant ainsi que les abeilles domestiques ne pouvaient pas en sortir, et ce jusqu’à la fin de l’après-midi, le temps nécessaire pour permettre aux chercheurs d’observer le comportement des abeilles sauvages en leur absence.

« C’était une expérience unique. On ne s’est pas ennuyé une seule fois », raconte Pasquali. « Je me souviens encore de toutes les plantes et de tous les rochers de l’île. »

Pour Pasquali et ses coéquipiers, il était facile d’identifier les abeilles sauvages régionales, qui sont plus grandes et plus sombres, avec des couleurs vives, et qui émettent un bourdonnement bien distinct de celui des abeilles domestiques. Les chercheurs ont suivi la fréquence à laquelle les abeilles sauvages entraient et sortaient des terrains, se rendaient sur les fleurs, et le temps qu’elles passaient à collecter du nectar. À l’aide de tubes délicats, ils ont également mesuré le volume de nectar disponible pour les abeilles sauvages en présence et en l’absence d’abeilles domestiques.

L’équipe a ainsi constaté que, lorsque les individus domestiques étaient enfermés dans leurs ruches, le volume de nectar augmentait de plus de 50 % dans certaines plantes, et que le niveau de pollen, de son côté, grimpait de près de 30 %. Les abeilles sauvages passaient également plus de temps à rechercher et récolter du nectar.

En outre, les quatre années d'études menées par les chercheurs ont révélé que les populations d’Anthophora dispar, une espèce d’abeille indigène solitaire, et de Bombus terrestris, un type de bourdon, avaient chuté de près de 80 % par rapport aux données enregistrées au début de l’étude, en 2021.

Au début de l’expérience, les chercheurs s’attendaient à observer un impact notable sur les populations d’abeilles sauvages, mais « nous n’imaginions pas qu’il serait aussi fort », admet Dapporto. L’observation n’est encore qu’une corrélation, ajoute-t-il, mais le fait que la population d’abeilles sauvages ait diminué de manière aussi drastique après l’introduction des abeilles domestiques semble indiquer que ces dernières ont joué un rôle important dans cette évolution.

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    L'apiculture commerciale, comme cette exploitation installée dans un ranch en Californie, est extrêmement importante pour l'agriculture. L'introduction d'abeilles mellifères (ou domestiques) dans des zones protégées peut cependant représenter une menace importante pour les espèces d'abeilles sauvages locales.

    PHOTOGRAPHIE DE Anand Varma, Nat Geo Image Collection

     

    DE LA SCIENCE À L’ACTION

    « Nous ne sommes pas opposés à la pratique de l’apiculture », ajoute Dapporto, mais lorsque des abeilles domestiques sont introduites dans des zones protégées, en particulier celles qui abritent des espèces d’abeilles sauvages rares, menacées ou indigènes, les autorités de protection des parcs doivent faire preuve d’une grande prudence et procéder à une évaluation écologique attentive.

    Les abeilles sauvages des plus grandes îles, mais aussi celles des zones protégées sensibles des régions continentales, pourraient également faire face à une situation similaire si des abeilles domestiques y ont été introduites sans évaluation adéquate, indique l’équipe. Les abeilles sauvages sont déjà confrontées à toute une série de menaces, de la perte d’habitat au changement climatique, en passant par l’exposition aux pesticides ; contrairement à bon nombre de ces pressions, nous pouvons agir activement pour les protéger en limitant la concurrence des abeilles domestiques.

    Dès que l’équipe de Dapporto a informé le parc national de ces résultats, celui-ci a immédiatement pris des mesures, en mettant notamment fin dès cette année à la pratique de l’apiculture. « Il n’est pas logique d’introduire [des espèces domestiques] dans une zone où l’on souhaite préserver la flore et la faune », indique Valido.

    Au-delà de l’apiculture, « certaines zones de conservation sont parfois utilisées à d’autres fins, comme pour le pâturage relatif aux bovins et aux moutons », explique Victoria Wojcik, directrice scientifique de Pollinator Partnership Canada, une organisation à but non lucratif qui se consacre à la conservation des pollinisateurs. Même dans ces cas, il est essentiel que les défenseurs de l’environnement tiennent compte des ressources de l’écosystème afin d’éviter tout risque de surcharge. Mais dans le cas d’une zone protégée désignée comme habitat essentiel d’une espèce d’invertébrés, « il serait encore plus incompréhensible que quelqu’un envisage d’autoriser un élevage d’abeilles dans ce paysage », ajoute-t-elle.

    De leur côté, Dapporto et son équipe s’attèlent encore à identifier les conséquences du retrait des abeilles domestiques sur le comportement et la prolifération des abeilles sauvages indigènes de l’île. L’équipe a déjà recueilli des données cette année et prévoit de poursuivre ses observations dans les années à venir.

    « Cela nous permettra de déterminer si une absence prolongée d’abeilles domestiques a ou non un effet [majeur] sur le comportement des abeilles sauvages », conclut-il.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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