Après avoir frôlé l'extinction, les loutres font leur grand retour

Les loutres de mer prospèrent par endroits le long des côtes américaines, de la Californie à l'Alaska – mais leur retour ne fait pas la joie de tous.

De Cynthia Gorney, National Geographic
Photographies de Ralph Pace, Kiliii Yüyan
Publication 3 mars 2023, 11:08 CET
Calme et agile sous la houle, une jeune loutre de mer nage dans la baie de ...

Calme et agile sous la houle, une jeune loutre de mer nage dans la baie de Monterey, en Californie, en quête de moules. Les capacités de plongée de ces animaux servent leur énorme appétit – il ne leur faut qu’une minute ou deux pour trouver de la nourriture sous l’eau.

 

PHOTOGRAPHIE DE Ralph Pace

Le visage pressé contre la grille de sa boîte de transport, la loutre 820 couine, comme le font les loutres de mer quand elles sont paniquées, indignées ou qu’elles appellent leurs proches. (Imaginez le cri d’une mouette, en plus aigu.) Elle a des yeux sombres, une fourrure marron foncé, et un émetteur radio dans le ventre. À 16 mois, c’est une adolescente. Et toute sa vie n’a cessé jusqu’ici d’être perturbée. Abandonnée peu après sa naissance, hissée dans un camion par des sauveteurs, nourrie au biberon par des humains masqués de noir et élevée par une mère loutre adoptive dans le bassin d’un aquarium, 820 n’est qu’un maillon d’une longue expérience écologique – une expiation, en quelque sorte, pour le massacre de son espèce il y a plus d’un siècle.

Elle est donc dans une boîte. Celle-ci est posée dans un bateau pneumatique à moteur. « On va voir comment ça se passe », explique Karl Mayer qui, comme sa collègue Sandrine Hazan, est spécialiste des soins aux animaux à l’aquarium de la baie de Monterey, en Californie. La structure grise du bâtiment s’estompe dans le brouillard tandis que Mayer dirige le bateau vers des eaux plus profondes. À l’intérieur, la foule se presse déjà autour des parois de verre du bassin des loutres de mer. Tours de piste en ondulant, frottements du nez avec les pattes…, tout semble procurer un amusement extrême aux bipèdes armés de téléphones de l’autre côté de la vitre.

Les experts avancent quelques explications semi-rationnelles concernant l’engouement du public pour la loutre de mer : 1. Elle utilise des outils ; elle ramasse une pierre de forme appropriée, se retourne, s’allonge et la pose sur son ventre pour briser des coquilles. 2. Elle nage sur le dos, spectacle divertissant, et fait partie des mammifères marins les plus petits de la planète. 3. Cet animal à fourrure est si gracieux…

Arrivés là, les experts cèdent à l’évidence : « Quand les gens me questionnent, je dois être professionnelle, confie Sandrine Hazan. Mais quand personne n’est là, nous utilisons le mot qui commence par M. » Mignon, veut-elle dire.

Une femelle somnole parmi des algues dans la baie de Monterey. Selon Gena Bentall, biologiste et responsable de Sea Otter Savvy, « leur joli minois est la source de leurs problèmes avec le public ». Son organisation incite les kayakistes et autres spectateurs à adopter un comportement raisonnable. Certains s’approchent trop des loutres sauvages, les pourchassant même pour tenter de prendre le cliché le plus mignon.

 

PHOTOGRAPHIE DE Ralph Pace

Cela dit, les loutres de mer peuvent se montrer féroces. Ce sont des prédateurs, coriaces et carnivores. Leurs mâchoires et leurs dents peuvent écraser des coquillages et arracher les entrailles d’animaux hérissés de piquants. L’histoire de leur quasi-extinction est un drame écologique brutal qui a débuté dans les années 1700, quand des marins russes explorant les îles Aléoutiennes ont appris ce que les peuples autochtones de la côte Pacifique savaient déjà : ces mammifères marins sont recouverts de la fourrure la plus épaisse et la plus somptueuse du monde. Les peuples côtiers prisaient aussi ces peaux, mais ils chassaient l’espèce à un rythme qui permettait de la préserver ; les nouveaux chasseurs ne montrèrent pas tant de sagesse. En 1911, un traité mit un frein au commerce international des fourrures de phoques et de loutres de mer. Des 150 000 à 300 000 individus qui vivaient jadis entre la Basse-Californie (Mexique) et les îles du nord de l’Alaska, de la Russie et du Japon, il ne restait plus que quelques groupes épars.

Aujourd’hui, dans les eaux au large du sous-continent nord-américain, c’est une intervention humaine d’un autre genre qui les aide à survivre et à se répandre à nouveau.

Prospèrent-elles ? Question délicate. Est-ce un heureux dénouement ? Question encore plus délicate. Que penser des dernières idées visant à accélérer leur implantation, comme les réintroduire dans davantage d’endroits où elles habitaient jadis – la baie de San Francisco, par exemple ? Mieux vaut vous préparer si vous évoquez le sujet avec certains interlocuteurs, en particulier ceux qui gagnent leur vie en pêchant des fruits de mer – qui se sont multipliés alors que les loutres n’étaient plus là pour les manger. Difficile de savoir comment réintégrer des prédateurs robustes dans un monde qui a changé en leur absence. Face aux positions qui s’affrontent autour de ce mammifère, il y a quelque chose de réconfortant dans la précision de la tâche à accomplir aujourd’hui : aider la loutre 820 à retourner à la mer en toute sécurité.

Karl Mayer coupe le moteur et regarde l’eau gris-vert. À l’aquarium de Monterey, les loutres de mer qui ont été sauvées sont numérotées plutôt que nommées, afin de limiter les sentiments à leur égard – l’objectif étant, si possible, de les rendre à la vie sauvage. C’est la seconde fois que l’on essaie de relâcher 820. Quelques mois plus tôt, une première tentative avait échoué. Les experts l’avaient suivie à la trace ; elle errait, perdait du poids. Quand ils décidèrent enfin de la ramener, elle avait tellement dépéri qu’elle s’était effondrée sans protester dans leur filet. 

« Nous lui avons permis de retrouver un poids normal et une bonne santé, déclare Karl Mayer. Maintenant, nous allons tenter un nouvel essai. » Il fait un signe de tête à Sandrine Hazan, qui pousse la boîte de 820 au bord du bateau, avant de la faire basculer et d’en ouvrir la porte.

Un bébé loutre de mer pèse environ 2 kg, ressemble à un oreiller de fourrure avec des yeux, et a besoin de sa mère pour tout pendant les premiers mois – pas seulement pour se nourrir mais pour survivre en général. Les mâles adultes ne restent pas dans les parages pour aider, et les petits ne comprennent pas instinctivement comment attraper leurs proies dans les fonds marins, ouvrir le dos d’un crabe, ou cacher des pierres-outils sous leurs aisselles pendant qu’ils nagent. 

Il faut leur montrer comment constamment se toiletter, en ébouriffant leur pelage et en soufflant de l’air dans le poil de bourre. Ces mammifères marins n’ont pas de couche de graisse. Mais leur fameuse fourrure constitue un isolant épais qui les garde au chaud dans l’eau, où ils passent l’essentiel de leur temps. Dans le Pacifique, une loutre de mer dont la fourrure est emmêlée ou dont la peau présente des blessures peut rapidement mourir de froid.

L’aquarium de la baie de Monterey, centré sur la vie marine locale, mène des programmes expérimentaux de sauvetage des loutres de mer depuis son ouverture, en 1984. Certains des derniers individus qui survivaient au large de la Californie avaient été repérés non loin de Monterey (les scientifiques nomment cette sous-espèce méridionale de loutre de mer « de Californie » ; celle du Nord, « d’Alaska »).

Très vite, plusieurs rapports ont évoqué des animaux échoués ou blessés, et l’aquarium a alors décidé de lancer une série d’opérations de sauvetage et de réhabilitation. Un service néonatal y a même été créé.

Puis, comme même les nouveau-nés en bonne santé doivent apprendre à grandir, les membres du personnel ont commencé à jouer le rôle de mères de substitution. Karl Mayer ne travaille plus à l’aquarium, mais, à ses débuts comme zoologiste, il a passé quelques nuits blanches à calmer et nourrir les loutrons anxieux. À l’époque, il emportait un bébé ou l’autre dans la baie et plongeait avec une ceinture de lest pour lui montrer comment faire pour trouver de la nourriture. Il utilisait également ses dents pour casser les carapaces de crabes vivants tout en flottant sur le dos, ou disposait des coquillages sur sa poitrine pour les écraser avec des pierres.

« On leur montrait surtout ce que signifiait être une loutre de mer, se souvient-il. Ils vous suivaient partout. Impossible de les semer. »

Une fois rendus à la nature, les animaux ne doivent pas associer la silhouette et l’odeur des gens au confort ou à la nourriture, donc les biberonneurs ont improvisé ce qu’ils appellent des « déguisements à la Dark Vador » : masque noir, gants et poncho sombre pour changer leur apparence. Finalement, afin de réduire davantage le contact entre les juvéniles et les humains, les biologistes de l’aquarium ont décidé de s’appuyer sur les femelles adultes résidentes pour parfaire l’éducation des petits. Il s’agissait de femelles qui avaient été sauvées mais déclaréesinaptes à être relâchées. Elles étaient toutefois  encore capables de comprendre intuitivement la mission qui leur était confiée : élever un jeune, lui apprendre à se nourrir et à conserver sa chaleur, le préparer à socialiser en mer.

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    Vêtue d’un costume à la Dark Vador, Sandrine Hazan, de l’aquarium de la baie de Monterey, biberonne un bébé loutre. Ce déguisement permet aux juvéniles relâchés dans la nature de ne pas associer l’homme à la nourriture ou au confort.

     

     

    PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James

    Aucun aquarium n’avait jamais tenté une telle expérience. Les premières femelles mères de substitution ont inspecté leurs nouveaux protégés, compris la tâche à accomplir, et se sont mises au travail. C’était il y a plus de vingt ans.

    Les loutres de Californie sont actuellement estimées à près de 3 000 individus, ce qui constitue une avancée encourageante, bien qu’encore modeste, vers une véritable reconstitution des colonies. Elles sont dispersées le long du tiers central de la côte californienne, 100 à 150 d’entre elles vivant dans le marécage protégé de la baie de Monterey – lieu de réintroduction privilégié de l’aquarium. Les loutres de mer sauvages partagent désormais cette zone de la baie avec des individus élevés par des mères de substitution et leurs descendants – qui survivent fort bien, s’occupent de leurs petits et satisfont leur prodigieux appétit.

    Et nous voici confrontés au casse-tête majeur posé par ces mammifères marins au XXIe siècle : leur appétit.

    Les loutres de mer sont voraces. La consommation quotidienne d’un adulte peut représenter un quart de son poids ; les mères qui allaitent ont des besoins encore plus grands. Un individu de 30 kg ingurgite environ 7,5 kg de chair de fruits de mer. Dans son environnement du Pacifique, Enhydra lutris est une espèce-clé – terme utilisé par les biologistes pour désigner les animaux ou les plantes qui sont particulièrement importants pour les écosystèmes dans lesquels ils vivent.

    La voracité des loutres de mer et les proies qu’elles choisissent peuvent contribuer à maintenir – ou à rétablir – un équilibre sain dans les zones marines qu’elles occupent.

    Parmi ces proies, il y a les oursins. Ces derniers mangent du kelp et peuvent en détruire des forêts entières en l’absence de prédateurs pour les éliminer. Or, les scientifiques se rendent compte que les algues brunes jouent un rôle crucial dans la résilience marine ; leurs enchevêtrements constituent des nurseries protectrices pour les bébés poissons, ce qui participe à l’accroissement et à la diversification des populations adultes de poissons. De même pour les plantes marines qui prospèrent en présence des loutres ; elles filtrent les contaminants de l’eau et fixent le carbone dans les sédiments.

    « Les loutres de mer ont un impact considérable, déclare l’écologue Tim Tinker, professeur adjoint à l’université de Californie, à Santa Cruz, et l’un des spécialistes mondiaux de ces mammifères marins. C’est pourquoi il est si important de les comprendre. Quand elles sont retirées d’un écosystème ou y sont réintroduites, tout change. Certaines personnes vont apprécier, d’autres non. »

    Cas d’école : les pêcheurs professionnels de fruits de mer. Un après-midi, dans un café du littoral, l’un d’eux, Jeremy Leighton, me décrit les fonds marins après le passage de loutres affamées : « C’est comme lâcher une bombe nucléaire. Tout est nettoyé autour d’elles à mesure qu’elles avancent ! »

    Jeremy Leighton vit à Ketchikan, en Alaska – l’État où il est né, comme son père et sa grand-mère. Il pêche notamment le panope, une grosse palourde fouisseuse, et le concombre de mer, et opère en Alaska du Sud-Est – une région actuellement considérée comme l’épicentre mondial des personnes hostiles à ces mammifères marins.

    C’est ici que j’ai entendu un chef de tribu haïda les décrire comme « une infestation ». Et un homme qui pêche dans la région depuis près de quarante ans m’a confié : « En fait, c’est l’une des choses les plus destructrices de la planète. »

    Pour être honnête, cette dernière remarque était précédée de « mignon, duveteux, câlin et tout et tout, mais... ». Ed Hansen, notre interlocuteur, travaille pour l’association Southeast Alaska Fishermen’s Alliance (« Alliance des pêcheurs de l’Alaska du Sud-Est »). À ses yeux, le destin moderne de la loutre de mer relève d’une histoire de bonnes intentions qui a mal tourné. En effet, contrairement à leurs cousines de Californie, les loutres de mer d’Alaska ont proliféré au cours des dernières décennies dans des eaux dont elles avaient autrefois disparu.

    Après une journée au large de l’île du Princede-Galles, en Alaska, Christy Ruby rentre chez elle. Comme les autres Tlingits, la loi l’autorise à chasser la loutre pour sa subsistance ou son activité d’artisanat traditionnel – ici, la fourrure. « Quand je prends une vie, dit-elle, je ne le fais pas à la légère. C’est dans mon sang. »

     

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    En 2021, une étude financée par le Service de la pêche et de la vie sauvage des États-Unis (USFWS) a recensé plus de 27 000 individus dans l’Alaska du Sud-Est. Des scientifiques canadiens estiment qu’environ 8 000 autres vivent le long de la côte de la Colombie-Britannique.

    Pourquoi cette énorme différence entre le retour des loutres d’Alaska et celui des loutres de Californie ? Tout a commencé, il y a plus d’un demi-siècle, avec l’intervention de l’homme, lorsque le gouvernement américain faisait des tests nucléaires souterrains sur l’île d’Amchitka, située à 1 600 km à l’ouest de l’Alaska continental. Amchitka fait partie des îles Aléoutiennes. Bien que l’archipel ait été le berceau de la chasse à la loutre, qui faillit conduire à l’extinction de l’espèce, la région abritait encore, au milieu des années 1960, certaines des dernières colonies sauvages de loutres de mer du monde.

    Après les ondes de choc de la première explosion expérimentale, en 1965, qui tuèrent des centaines d’entre elles, les responsables du Département de la chasse et de la pêche de l’Alaska (ADF&G) ont entamé une série extraordinaire de transferts par avion : au cours des sept années qui ont suivi, plus de 700 individus ont été prélevés sur les Aléoutiennes et dans le détroit du Prince-William, déplacés par avion, et remis à l’eau dans le territoire ancestral de l’espèce, la région du Pacifique du Nord-Ouest.

    Les loutres relâchées au large de l’Oregon n’ont pas subsisté ; en 1981, elles s’étaient dispersées ou étaient mortes. À l’inverse, celles qui ont été remises en liberté au large de l’État de Washington se sont maintenues le long d’une partie des eaux côtières, leur nombre augmentant lentement mais sûrement. Dans l’Alaska du Sud-Est et en Colombie-Britannique, elles ont été réintroduites dans les multiples baies et bras de mer du littoral, qui se sont avérés être un cadre idéal pour la croissance rapide – certains Alaskiens diraient explosive – de leur population. Les femelles ont eu des petits (elles en ont sept à dix au cours de leur vie). Ces petits ont grandi et ont eux-mêmes eu des petits. Les colonies en expansion ont gagné davantage de baies et de bras de mer, en quête de nourriture.

    En vertu de la loi américaine sur la protection des mammifères marins (MMPA), promulguée en 1972, il est interdit de tuer ces animaux aux États-Unis. Ou même de les harceler. C’est une infraction pénale. Il y a très peu d’exceptions. L’une d’elles s’applique aux autochtones de l’Alaska, qui peuvent chasser les loutres de mer à des fins de « subsistance » ou pour la fabrication d’« articles d’artisanat et de vêtements autochtones authentiques », c’est-à-dire les dépecer et utiliser leurs peaux uniquement de la manière prévue par la loi.

    En clair, cela signifie que, si vous voyez une loutre manger le gagne-pain de votre famille, le MMPA affirme que vous ne pouvez rien y faire, que vous soyez natif de l’Alaska ou non. « Le MMPA n’a pas été rédigé pour faire face à une situation de surabondance », tient à préciser Mike Miller, membre du Conseil des peuples autochtones de l’Alaska pour les mammifères marins (IPCoMM). Mais, si l’on considère l’impact global des loutres de mer sur la santé de l’océan, ces animaux jouent également un rôle positif. D’une manière ou d’une autre, une forme d’équilibre doit s’instaurer. »

    Dans la baie de Kasaan, Jared Ellis remonte des concombres de mer récoltés par Craig Thomas, le propriétaire de ce bateau de pêche commerciale. Jusque-là, les loutres de mer n’y venaient pas, alors qu’elles fréquentaient déjà différentes parties de l’Alaska du Sud-Est. Mais désormais on en aperçoit parfois qui rôdent en quête de proies. « C’est un signe des temps », note Ellis, qui travaille l’été dans la construction, mais espère devenir pêcheur sous-marin professionnel. Cela a de quoi effrayer, c’est sûr. »

     

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    Les loutres de mer ont passablement occupé Mike Miller depuis le début du siècle. Il participe à une initiative culturelle qui vise à enseigner et à encourager la chasse et la confection à partir des peaux de loutre de mer telles qu’elles sont pratiquées par les autochtones de l’Alaska et autorisées par la loi – bien qu’il ait été difficile de créer une industrie de la fourrure de loutre de mer viable, vu les nombreuses restrictions sur l’obtention et l’utilisation des peaux.

    Mike Miller est aussi intrigué par la situation au large de sa ville natale, Sitka : au début des années 2000, la population des loutres de mer grossissait toujours, en dévorant crabes, grands chitons, ormeaux et oursins que les gens du coin récoltaient depuis des générations. Récemment, cependant, le nombre d’individus a chuté et ce sont les populations des différents fruits de mer qui se rétablissent dans la baie de Sitka. Est-ce à cause des chasseurs autochtones qui, encouragés par cette initiative culturelle, ont mis un point d’honneur à les abattre dans ces eaux ? Pas assez pour les éliminer de la baie, mais suffisamment pour leur envoyer un avertissement et les inciter à rester à l’écart ?

    « Les loutres de mer sont intelligentes, dit Mike Miller. Nous n’avons pas eu à les éliminer totalement. » Les connaissances ancestrales et les recherches scientifiques soutiennent l’idée qu’elles apprennent à reconnaître et à éviter les zones dangereuses, et que les peuples indigènes ont pu autrefois les chasser sur certains sites afin de protéger leur propre activité de pêche. Ces peuples vivaient au milieu d’une abondance de fruits de mer et de loutres – longtemps avant l’apparition du transport réfrigéré et l’appétit mondial pour les animaux dont ces mammifères se nourrissent. Aujourd’hui, Mike Miller est un habitué des réunions des « parties prenantes » de l’Alaska du Sud-Est, comme ils s’appellent eux-mêmes – fonctionnaires chargés de la pêche et de la chasse, scientifiques et pêcheurs professionnels, membres des tribus. Ensemble, ils essaient de concevoir un plan moderne de partage des ressources avec cet animal-clé que les humains ont été si près de faire disparaître.

    Tandis que leurs mères se nourrissent – sans jamais perdre de vue leur progéniture –, deux bébés loutres jouent ensemble. Ils gambadent, se font la course et s’amusent à se grimper dessus à tour de rôle.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Ralph Pace

    Aucune proposition spécifique n’a encore émergé de ces discussions, mais certaines personnes – notamment autour de la baie de San Francisco ou de la côte de l’Oregon – observent attentivement l’évolution de la situation. On envisage sérieusement de faire de ces deux régions, qui ont jadis accueilli des milliers de loutres de mer, de futurs sites de réintroduction.

    Des colonies en bonne santé pourraient y améliorer la qualité de l’eau et la vie végétale, tout en faisant le bonheur des touristes.

    Ici, la réponse de l’industrie locale de la pêche sous-marine et de la pêche au crabe reste prudente : nous faisons aussi partie de l’écosystème. « Nous ne sommes pas forcément opposés à la réintroduction de la loutre de mer », déclare Tim Novotny, le directeur exécutif de la Commission du crabe dormeur de l’Oregon ; il a rejoint les discussions en cours avec l’Alliance Elakha, un groupe de défenseurs de l’environnement, de chefs de tribus, de scientifiques et d’experts côtiers qui envisagent une nouvelle tentative de réintroduction de ces mammifères dans l’État. « Le problème est le suivant », confie-t-il. « Il n’est pas question de lâcher dans l’eau une bombe à retardement de mangeuses de crabes à fourrure. Les chèvres sont mignonnes, mais personne n’en voudrait 5 000 dans son jardin. »

    En chinook, elakha désigne la loutre de mer. Robert Bailey, le président de l’alliance, soutient que ses collègues et lui-même s’efforcent de tirer les leçons de l’expérience de l’Alaska – considérer ces animaux comme « les trésors de tout le monde », comme il dit, tout en essayant d’élaborer des propositions de réintroduction qui permettraient aux pêcheurs de fruits de mer de ne pas perdre une trop grande partie de leurs prises. Dans tous les cas, les loutres devraient être relâchées dans des lieux stratégiques, dit Bailey, et leur population surveillée de près. « Nous voulons minimiser leur impact », ajoute-t-il.

    Les regroupements de loutres de mer comme celui-ci, dans la crique de Halibut, en Alaska, s’appellent des « radeaux ». Certains réunissent des mâles, d’autres des femelles, leurs petits et, souvent, un mâle territorial. Entre deux épisodes de chasse, les mammifères se toilettent et se reposent. « Humains et loutres de mer doivent fondamentalement redéfinir leur mode de coexistence », déclare le scientifique Tim Tinker.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    D’où pourraient-elles provenir ? Entre autres, de populations comprenant des individus élevés par des mères de substitution, comme 820. Deux autres aquariums de la côte Ouest lancent des programmes inspirés de celui de Monterey. Ils auront aussi besoin de sites de réintroduction.

    On aimerait pouvoir annoncer dans ces pages que 820 a été vue pour la dernière fois nageant sereinement dans la baie de Monterey, écrasant des crabes sur son ventre, etc. Hélas, conformément à la tradition de son espèce, son histoire a viré à une véritable épreuve de survie : quelques semaines après sa seconde libération, elle s’est échouée sur un quai voisin, blessée et émaciée. Elle avait été mordue par un requin et elle avait des parasites. Les sauveteurs l’ont à nouveau récupérée et le personnel vétérinaire l’a encore une fois soignée. Mais elle a ensuite été formellement déclarée inapte à la vie sauvage. Elle vit aujourd’hui dans un bassin extérieur aménagé avec des rochers dans le parc d’attractions SeaWorld de San Diego.

    Par ailleurs, elle ne s’appelle plus 820 mais Nova – après un sondage public. La dernière fois que je l’ai aperçue, elle barbotait en jonglant avec un tube en plastique plein de morceaux de poulpes et d’ormeaux congelés. Ils sont jetés dans le bassin pour que les loutres puissent les frapper et en détacher la chair avant de la récupérer. Nova avait décidé de jouer avec le sien, le faisant tenir en équilibre sur son ventre, le poussant avec son nez, le frappant contre les parois de verre. Les gens autour du bassin la désignaient en souriant et un homme a soulevé la petite fille à côté de lui pour qu’elle puisse mieux voir. « C’est si mignon », a-t-il dit.

    Images de Ralph Pace et Kiliii Yüyan prises en vertu des permis 37946D ET 37085D délivrés par le Service de la Pêche et de la Vie Sauvage des États-Unis (USFWS). La National Geographic Society, dédiée à la révélation et à la protection des merveilles du monde, finance le travail sur les communautés humaines et la nature de l’Explorateur Kiliii Yüyan depuis 2021.                                              

    Article publié dans le numéro 281 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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