La hausse des températures fait changer de sexe les tortues marines

La colonie de tortues vertes la plus importante de l'océan Pacifique est en train de connaître une crise, vraisemblablement due à la hausse des températures. Ce problème pourrait-il se propager à l'échelle planétaire ?

De Craig Welch
La hausse des températures fait changer de sexe les tortues marines

Sexe et chaleur peuplaient l'imaginaire des spécialistes des tortues lorsqu'ils sont arrivés sur l'île Ingram, en Australie.

Les tortues vertes du Pacifique passent des années à naviguer dans les eaux de cette aire d'alimentation du nord de l'Australie. Elles s'y nourrissent d'algues marines avant de rejoindre des zones de nidification, où elles se reproduisent et pondent leurs œufs. Une question taraudait les scientifiques : ils souhaitaient distinguer les reptiles mâles des reptiles femelles.

Observer une tortue marine ne suffit pas toujours à déterminer son sexe ; les chercheurs se sont donc lancés dans un « rodéo de tortues ». Debout sur des esquifs, ils se sont précipités sur des tortues qui flottaient dans les eaux, s'élançant comme des taureaux sur la carapace des animaux. Après avoir amené en douceur chaque tortue sur la berge, ils ont prélevé des échantillons ADN et sanguins et réalisé de minuscules incisions afin d'examiner les gonades des tortues.

Le sexe d'une tortue de mer étant déterminé par la chaleur du sable qui couve les œufs, les scientifiques s'attendaient à constater un nombre de femelles légèrement plus important. En effet, le réchauffement climatique a engendré une hausse des températures de l'air et de la mer qui se traduit chez ces créatures par un plus grand nombre de progénitures femelles. Ils ont alors découvert que les tortues marines femelles issues de la colonie des tortues vertes la plus importante de l'océan Pacifique étaient plus nombreuses que les mâles, avec au moins 116 femelles pour un mâle.

« Ces résultats sont extrêmes, dans tous les sens du terme », rapporte Camryn Allen, spécialiste des tortues auprès de la National Oceanic and Atmospheric Administration d'Hawaï. « Il est question d'une poignée de mâles, face à des centaines et des centaines de femelles. Ces résultats nous ont laissés sans voix. »

L'étude publiée dans Current Biology en janvier 2018 par Camryn Allen et ses collègues ne fait que s'ajouter à la liste des études suggérant le lien entre hausse des températures et accroissement des femelles chez les populations de tortues marines. Elle constitue toutefois la recherche la plus détaillée à ce jour, qui montre l'ampleur du problème et soulève de nouvelles questions sur les menaces pesant sur les tortues marines à l'échelle mondiale (mais aussi sur les espèces tributaires des températures, des alligators aux iguanes en passant par les capucettes béryl, un poisson essentiel pour de nombreux cours d'eau et estuaires.

« Lorsque vous étudiez l'une des plus grandes populations de tortues au monde, tout le monde tend à penser que c'est bon signe, que tout va bien », explique Michael Jensen, biologiste marin, auteur principal de cette nouvelle étude et chercheur auprès du Southwest Fisheries Science Center de la NOAA à La Jolla, en Californie. « Mais que se passera-t-il dans 20 ans, lorsqu'il n'y aura plus aucun mâle adulte ? Y en a-t-il suffisamment pour maintenir la population en vie ? »

 

« Les résultats étaient bien pires que ce que nous imaginions »

Les tortues vertes de l'est australien, dont le poids peut atteindre 227 kilos et les carapaces en forme de cœur plus d'1,20 mètre de diamètre, font leur nid essentiellement dans deux lieux : un chapelet d'îles situé près de Brisbane, le long de la Grande Barrière de corail, ainsi que sur l'île de Raine, une goutte de sable et d'herbes enclavée située à 1 200 kilomètres au nord.

Davantage d'études doivent être menées afin d'évaluer l'ampleur du changement de sexe chez les tortues vertes d'autres régions du monde, à l'image de ce reptile évoluant dans les îles Galápagos.
PHOTOGRAPHIE DE Chris Newbert, Minden Pictures, National Geographic Creative

Quelques années après l'éclosion des œufs dans l'un de ces deux lieux, les tortues se mêlent les unes aux autres et nagent dans les eaux peu profondes de la mer de Corail. Elles peuvent y prospérer pendant 25 ans voire plus, avant de retourner s'accoupler dans l'une des deux régions. Elles reviennent ensuite dans les mêmes aires d'alimentation pendant des décennies.

Le biologiste et auteur de l'étude souhaitait savoir si le réchauffement climatique avait d'ores et déjà altéré le ratio des naissances des mâles par rapport à celles des femelles. Au moyen de tests génétiques, il avait été en mesure de relier des tortues de tous âges d'une zone d'alimentation donnée à des aires de nidification précises. Mais ces données démographiques ne tenaient pas compte d'un détail essentiel : le sexe. Ce n'est qu'une fois qu'une tortue a atteint l'âge adulte que son apparence permet de définir son sexe, les mâles adultes ayant des queues légèrement plus longues. Pour arriver à ce stade, les tortues peuvent être âgées de plusieurs décennies. Les scientifiques ont donc souvent recours à la laparoscopie, une méthode qui consiste à insérer un tube fin dans chaque animal afin de visualiser ses organes. Cette technique est toutefois intrusive, peu pratique si l'on souhaite ausculter des centaines de créatures et laissait Michael Jensen perplexe.

Lors d'une conférence dédiée aux tortues au Mexique, il fait la rencontre de Camryn Allen, ancienne chercheuse spécialiste des koalas. Elle utilisait les niveaux de testostérone pour suivre les grossesses de ces marsupiaux amoureux des arbres et a développé des méthodes lui permettant de déterminer le sexe des espèces marines à partir de leur niveau d'hormones. Il ne lui fallait que quelques gouttes de sang.

Le duo s'est joint à d'autres chercheurs, dont le spécialiste des tortues australien Ian Bell, et a prélevé du sang sur des tortues de la Grande Barrière de corail. Les chercheurs ont également réalisé quelques laparoscopies afin de confirmer et d'appuyer les méthodes d'Allen. Ils ont comparé leurs résultats aux températures des zones de nidification et examiné des tortues de tous âges. Les résultats les ont pris de court.

« Nous nous sommes immédiatement écrié : "Bon sang !" », se souvient Allen. « Les résultats étaient bien pires que ce que nous imaginions. »

Il apparaît que l'île de Raine ne voit naître presque exclusivement que des tortues femelles depuis au moins 20 ans. L'île de 32 hectares et ses bancs de corail voisins abritent l'une des plus grandes colonies de tortues vertes au monde, avec plus de 200 000 tortues qui viennent y faire leur nid. À la haute saison, jusqu'à 18 000 tortues peuvent y séjourner en même temps, et nous ne parlons là que des femelles.

Les scientifiques sont également parvenus à déterminer l'âge approximatif des tortues examinées, ce qui les a amenés à une autre découverte. Le long de la partie nord de la Grande Barrière de corail, où la hausse des températures s'est accompagnée d'un blanchissement des coraux critique ces dernières années, la proportion de femelles face aux mâles s'est accentuée au fil du temps. Si les tortues ayant éclos dans cette région dans les années 1970 et 1980 étaient à majorité des femelles, le ratio n'était que d'une femelle pour six mâles.

« Nous sommes face à une étude révolutionnaire », affirme Brendan Godley, spécialiste des tortues marines et professeur en sciences de la conservation à l'université d'Exeter, qui n'a pas participé à l'étude. Selon lui, le périmètre étudié — qui englobe toute la longueur de la Grande Barrière de corail — ainsi que l'approche multidisciplinaire rendent cette recherche extrêmement pertinente.

Les découvertes réalisées plus au sud par Jensen et Allen sont tout aussi importantes. Les tortues qui éclosent dans le récif sud, à proximité de Brisbane — où les températures ont augmenté dans une moindre mesure et où les coraux sont encore en bonne santé — s'en sortent bien mieux. Les tortues femelles y sont certes plus nombreuses, mais le ratio est seulement de deux femelles pour un mâle.

« Cette découverte associée à des modélisations précises démontre que les plages plus fraîches du sud voient encore naître des mâles, alors que dans le nord où le climat est tropical, seules des femelles, ou presque, voient le jour », explique Brendan Godley. « Ces résultats indiquent de façon patente que le réchauffement climatique est en train de modifier de nombreux aspects de la biologie des espèces sauvages. »

Une tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata) nage dans la Baie de Kimbe, en Papouasie Nouvelle-Guinée.
PHOTOGRAPHIE DE David Doubilet, National Geographic Creative

Mais quelle est l'ampleur de ce phénomène et à quel point est-il répandu ?

 

« Les températures évoluent à une vitesse incroyable »

Pour l'heure, nous l'ignorons.

Les tortues marines mâles s'accouplant généralement avec plus d'une femelle et se reproduisant plus fréquemment, une légère différence en faveur des femelles peut avoir ses avantages. Le passage en revue récent de 75 colonies de tortues marines à travers le monde a montré un ratio d'environ trois femelles pour un mâle. En effet, certaines populations de tortues donnaient naissance à davantage de femelles que de mâles il y a un siècle déjà. La véritable question consiste à savoir à quel point cela a-t-il évolué et à quel stade est-ce inquiétant.

Les tortues marines existent depuis 100 millions d'années, au cours desquelles les températures ont augmenté et diminué. Après des décennies de déclin des populations dû à la chasse, au braconnage, à la pollution, aux maladies, au développement urbain, à la perte d'habitat et aux prises accessoires favorisées par la pêche commerciale, de nombreuses populations à travers le monde ont récemment présenté des signes d'amélioration.

« Cependant, les températures évoluent aujourd'hui à une vitesse incroyable », alerte Jensen. « De nombreuses générations sont nécessaires à l'adaptation des animaux. Or, nous parlons ici d'espèces qui vivent 50 ans voire plus, et les conditions changent de manière drastique rien qu'au cours de leur vie. »

Une tortue de mer éclot dans le sable.
PHOTOGRAPHIE DE Jason Edwards, National Geographic Creative

Rien que sur l'île de Raine, par exemple, la hausse du niveau de la mer a submergé les zones de nidification et noyé les œufs. L'érosion des plages façonne de petites falaises, à cause desquelles les tortues vertes adultes tombent sur leur carapace et meurent, incapables de se redresser. Les autorités australiennes investissent des millions de dollars dans la restauration de l'île et dans le but d'améliorer les conditions de vie des tortues.

Pourtant, les scientifiques prédisent depuis au moins 35 ans que l'équilibre entre mâles et femelles des sept espèces de tortues marines (tortue verte, caouanne, luth, caret, à dos plat, olivâtre et de Kemp) serait extrêmement vulnérable au réchauffement climatique. Les reptiles sont si sensibles à la température qu'une faible hausse de quelques degrés Celsius pourrait se traduire par la naissance de tortues exclusivement femelles dans de nombreuses régions, entraînant la disparition de populations entières. Une hausse excessive des températures pourrait donner lieu à un scénario pire encore : les œufs cuiraient littéralement dans leur nid.

Avant cette nouvelle recherche, la plupart des études laissaient entendre qu'une féminisation excessive des tortues ne poserait problème qu'à la fin du 21e siècle. Rares étaient les recherches se penchant sur la situation actuelle. Il y a deux ans, un travail d'observation sur une petite population de tortues vertes à San Diego révèle à Allen que 65 % des tortues sont des femelles. Chez les jeunes tortues, ce chiffre s'élève même à 78 %. En parallèle, des populations de tortues luths au Costa Rica ainsi que de tortues caouannes en Floride et dans d'autres régions, notamment en Afrique de l'Ouest, ont révélé une augmentation de femelles. Cependant, aucune de ces recherches n'avait jusqu'ici analysé des populations sur une échelle semblable à celle de l'étude de Jensen et d'Allen.

Il reste toutefois difficile de déterminer le stade à partir duquel le nombre de mâles est trop faible. Non seulement la réponse varie selon l'espèce et la région, mais l'élément déterminant le sexe d'une tortue, à savoir la température, peut être lui-même influencé par des facteurs locaux. Dans l'archipel des Chagos, situé dans l'ouest de l'océan Indien, les longues périodes de pluies torrentielles, l'ombre des arbres côtiers et les plages étroites contraignant les carets à faire leur nid près de l'eau contribuent au maintien d'un taux raisonnable de naissances de mâles. Dans les Caraïbes, la situation des tortues marines inquiète les scientifiques : l'exploitation forestière réduit l'ombre qui contribue à la fraîcheur des plages, fraîcheur nécessaire à la naissance de mâles.

Un bébé tortue caouanne nage à la surface.
PHOTOGRAPHIE DE Jim Abernethy, National Geographic Creative

« Ce qui m'inquiète vraiment »

Selon le spécialiste des tortues marines Nicolas Pilcher, qui n'a pas participé à l'étude, tous ces éléments donnent d'autant plus de sens à la recherche sur la Grande Barrière de corail. La majorité des plages de la région n'étant pas ombragées, la corrélation entre conditions climatiques et proportion des sexes est évidente et le nombre de tortues touchées par le phénomène doit avoisiner les centaines de milliers. Aucune étude n'avait pu démontrer le taux aussi disproportionné de cette région cruciale pour l'espèce (probablement car personne jusqu'ici ne savait comment l'évaluer).

« Cette étude est unique car la population de l'île de Raine est si importante que l'impact causé par un déclin (potentiel) sera considérable. Par ailleurs, les auteurs ont retracé les données en montrant que la répartition des sexes était autrefois plus équilibrée », indique le spécialiste.

Camryn Allen s'inquiète des conclusions de son étude pour les milliers de populations de tortues marines aux quatre coins du globe, qui restent à être étudiées avec cette nouvelle méthode. La chercheuse et son collègue Michael Jensen ont l'intention d'appliquer leurs techniques dans de nouvelles zones de nidification. Ils ont d'ores et déjà prélevé des échantillons sur les îles de Guam, d'Hawaï et de Saipan.

« Le nord de la Grande Barrière de corail abrite l'une des plus grandes populations différentes sur le plan génétique au monde », explique la chercheuse. « Ce qui m'inquiète vraiment, c'est d'appliquer ce problème à des populations dont les chiffres sont d'ores et déjà extrêmement faibles. »

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