Les baleines des profondeurs pourraient inspirer de nouveaux traitements contre les AVC et le cancer

Les baleines de Cuvier détiennent le record de la plongée la plus profonde chez les mammifères. Des chercheurs souhaitent percer leurs secrets afin de mettre au point de nouveaux médicaments.

De Niranjana Rajalakshmi
Publication 23 août 2025, 09:11 CEST
Les baleines de Cuvier (Ziphius cavirostris) détiennent le record de la plongée la plus profonde chez ...

Les baleines de Cuvier (Ziphius cavirostris) détiennent le record de la plongée la plus profonde chez les mammifères. Des chercheurs tentent d’examiner la façon dont ces animaux gèrent leur oxygène à des milliers de mètres sous l’eau et espèrent que cela permettra un jour de mettre au point des médicaments pour aider les humains.

PHOTOGRAPHIE DE Vincent Legrand, AGAMI Photo Agency, Alamy

On n’a jamais la garantie de pouvoir observer une baleine, et il est particulièrement difficile d’apercevoir les baleines de Cuvier (Ziphius cavirostris), car elles passent 90 % de leur temps en immersion. Alors, quand Jillian Wisse et son équipe placent leur bateau au bon endroit et que les baleines font surface, c’est un véritable exploit. Durant leurs expéditions au large de la Caroline du Nord, ils ont parfois l’occasion de s’en approcher suffisamment pour pouvoir prélever des échantillons tissulaires et observer les lésions striées dues à leurs comportements reproductifs, au jeu social et à des démonstrations dominatrices.

« On dirait les bulldogs anglais du monde des baleines. J’adore les voir », plaisante Jillian Wisse, physiologiste du comportement à l’Université Duke.

Ces animaux, que l’on appelle également ziphius de Cuvier ou baleines à bec d’oie, plongent plus profondément que tout autre mammifère connu et sont présents dans la plupart des océans du globe. Insaisissables, ils plongent régulièrement à des profondeurs de 1 000 mètres environ et y chassent pendant 20 à 40 minutes sans s’arrêter. Leur record de plongée est de 3 000 mètres et leur plongée la plus longue a duré 222 minutes. À titre de comparaison, les baleines bleues (Balænoptera musculus) n’atteignent que 500 mètres de profondeur et leurs immersions durent dix à vingt minutes. Quant aux humains, ces records sont de 253 mètres et de vingt-cinq minutes.

Pour accomplir de telles prouesses, le corps des baleines de Cuvier s’est adapté de sorte à survivre à des taux d’hypoxie (de privation d’oxygène) qui seraient fatals pour des humains. Les expéditions de Jillian Wisse ont lieu dans le cadre d’un projet de l’Université Duke dont le but est de comprendre ces adaptations aux profondeurs chez les cétacés, groupe dont font partie les baleines et les dauphins à gros nez. L’hypoxie joue un rôle dans l’apparition de problèmes de santé allant de l’AVC au cancer et le but ultime des chercheurs est d’appliquer ce qu’ils découvrent au contact de ces mammifères marins au développement de traitements susceptibles d’aider un jour les humains.

 

LES ASTUCES DES BALEINES POUR CONSERVER L’OXYGÈNE

Le projet de l’Université Duke n’est que l’une des nombreuses campagnes de recherche dans le monde à utiliser les baleines comme modèles pour comprendre les maladies humaines. La plupart de nos connaissances sur la façon dont les animaux qui s’aventurent dans les profondeurs gèrent l’hypoxie proviennent de baleines et de phoques échoués, qui passent plus de temps à la surface, sont plus petits et sont plus faciles à étudier. Mais l’équipe de Duke se concentre sur l’obtention d’échantillons biopsiques de baleines et de dauphins vivants, notamment de plongeurs extrêmes tels que les baleines de Cuvier, pour découvrir ce qui se trame dans leurs cellules et ce qui leur permet de survivre dans des environnements pauvres en oxygène.

Tout d’abord, les chercheurs ont besoin de mettre la main sur des tissus de baleine. « Il est difficile d’obtenir des données sur les baleines, il est très difficile de s’en approcher », explique Nicola Quick, biologiste marine et figure de proue du projet. La peau est le tissu le plus accessible sur les baleines vivantes, bien qu’elle ne soit pas représentative de ce qui se passe à l’intérieur de leur corps, ainsi que le précise Jillian Wisse, autre figure de proue du projet.

Sur les baleines vivantes, les scientifiques utilisent une fléchette de prélèvement pour extraire un morceau de peau de leur épaisse couche de lard ou de graisse. « Imaginez que vous prenez un crayon à papier, que vous retirez la gomme, que vous vous piquez avec, puis que vous le retirez. C’est en substance ce qui se passe », explique Jillian Wisse. Les cellules de l’épiderme sont ensuite multipliées en laboratoire, exposées à des taux d’oxygène très faibles et comparables à ceux dont les baleines font l’expérience dans les profondeurs, puis étudiées. Avec les animaux échoués, cet échantillonnage devient un peu plus facile ; les tissus de la peau, du cœur, des poumons, des muscles, voire du cerveau, sont simplement découpés et rapportés au laboratoire.

Le projet suit encore son cours, mais l’on dispose déjà de premiers résultats obtenus à partir d’échantillons épidermiques de baleines vivantes et échouées du nord-ouest de l’Atlantique. Même en conditions hypoxiques, les cellules de la peau des baleines semblent consommer de l’oxygène à des niveaux élevés, tandis que les cellules épidermiques des dauphins, des vaches et des humains réduisent leur consommation d’oxygène quand ce dernier vient à manquer.

Par rapport aux humains, les baleines de Cuvier présentent également des différences au niveau des gènes qui régulent la manière dont les mitochondries, les centrales des cellules, produisent de l’énergie. En somme, cela signifie que les baleines disposent d’adaptations inscrites dans leur patrimoine génétique qui leur permettent de continuer à produire de l’énergie même quand l’oxygène vient grandement à manquer, tandis que les humains, et probablement d’autres mammifères terrestres, sont dépourvus d’une telle adaptation.

Ces images IRM montrent des lésions (à gauche sur chaque image) dans le cerveau d’une femme ...

Ces images IRM montrent des lésions (à gauche sur chaque image) dans le cerveau d’une femme de 54 ans après un AVC. Les AVC sont l’un des problèmes de santé humains dans lesquels la privation d’oxygène joue un rôle.

PHOTOGRAPHIE DE ZEPHYR, SCIENCE PHOTO LIBRARY

Ainsi que le rappelle Jillian Wisse, les résultats concernant les adaptations cellulaires chez les baleines viennent compléter ce que les chercheurs savaient déjà sur leurs adaptations physiologiques, qui favorisent la consommation d’oxygène lors de leurs plongées.

 

PLUS DE SANG ET MÉTABOLISME RALENTI

Des études portant sur des phoques et des baleines mortes ont déjà mis en évidence des modifications dans la façon dont les corps de ces animaux fonctionnent.

Selon Lars Folkow, physiologiste animalier à l’Université arctique de Norvège, les phoques possèdent deux fois environ le volume sanguin des humains et ont bien plus d’hémoglobine qu’eux. « Ils se feraient attraper par n’importe quel test antidopage aux Jeux olympiques, par exemple », plaisante le chercheur, qui étudie les mécanismes de protection en hypoxie des espèces qui fréquentent les profondeurs marines.

Un volume sanguin plus important signifie également que ces animaux ont davantage d’hémoglobine, la protéine qui se lie à l’oxygène dans le sang et l’achemine vers d’autres organes. Cela veut dire que les phoques, et d’autres mammifères habitués à la plongée, ont une aptitude très importante à emmagasiner l’oxygène. Selon Lars Folkow, ils peuvent remonter à la surface avec une teneur en oxygène sanguin si basse que nous perdrions conscience si nous étions soumis aux mêmes conditions.

Les estimations obtenues à partir de grands cachalots (Physeter macrocephalus) suggèrent que le sang représente 20 % de leur masse corporelle, contre 7 ou 8 % seulement chez les humains. Les baleines présentent également un taux élevé de myoglobines, la protéine porteuse d’oxygène présente dans les muscles qui les aide à se maintenir à des profondeurs importantes pendant longtemps.

De précédentes études ont également montré que les baleines peuvent drastiquement ralentir leur métabolisme quand elles plongent sur de longues périodes de temps. Leur rythme cardiaque normal de trente à quarante battements par minute à la surface tombe à moins de dix par minute lorsqu’elles s’enfoncent dans les profondeurs. Cette baisse du rythme cardiaque réduit l’irrigation sanguine et l’apport en oxygène vers des zones non essentielles, comme le système digestif, les reins et les muscles. « Il n’est pas nécessaire de faire fonctionner les reins à plein régime, ni de digérer son dernier repas pendant que l’on est en train de parcourir les profondeurs », explique Lars Folkow.

À la place, elles dirigent de manière sélective davantage de sang et d’oxygène vers les organes vitaux, comme le cerveau.

 

ZOOMER SUR LE CERVEAU

Le cerveau est particulièrement vulnérable au manque d’oxygène chez les mammifères. Et le groupe de Jillian Wisse tente d’obtenir des échantillons biopsiques de cerveau de baleines de Cuvier échouées afin de comprendre comment leurs neurones fonctionnent quand l’oxygène vient à manquer.

L’équipe de Lars Folkow a étudié cette question chez les phoques et chez les baleines de Minke en s’intéressant à la neuroglobine, une protéine du cerveau qui, à l’instar de l’hémoglobine et de la myoglobine, transporte l’oxygène.

En utilisant des tissus cérébraux prélevés sur des animaux morts, le groupe de Lars Folkow a mesuré l’activité des gènes qui fabriquent la neuroglobine et ont découvert que chez les baleines, celle-ci était quatre à quinze fois plus importante que chez le bœuf domestique (Bos taurus), un mammifère apparenté qui ne plonge pas, lui. L’activité de ce gène chez les phoques n’était toutefois pas aussi élevée, ce qui a surpris l’équipe de recherche. Selon Folkow, cela pourrait résulter d’une évolution divergente chez les baleines et chez les phoques, un phénomène par lequel deux espèces apparentées développent indépendamment différentes stratégies pour surmonter le même défi environnemental.

Outre sa capacité à s’attacher à l’oxygène, la neuroglobine empêche le stress oxydatif, qui peut endommager les cellules. Ces deux fonctions pourraient contribuer à la protection des baleines, précise Lars Folkow, mais il est difficile de déterminer de laquelle il s’agit sans faire d’expériences sur des tissus cérébraux vivants, un type d’échantillon quasi inaccessible.

 

CE QU’IMPLIQUE POUR LA MÉDECINE HUMAINE

Malgré les défis expérimentaux, les chercheurs sur les mammifères marins ont bon espoir que leur travail sur l’hypoxie aide un jour les humains à surmonter des problèmes de santé dans lesquels l’oxygène intervient, comme les AVC, l’anesthésie, le Covid-19 ou le cancer.

« Une chose que nous aimerions savoir est la façon dont les mammifères marins font face à l’inflammation quand ils plongent à des profondeurs aussi extrêmes », explique Jason Somarelli, oncologue à l’Université Duke qui est également l’un des leaders du projet.

Chez les humains, les états de faible oxygénation sont généralement liés à une inflammation, qui finit par conduire à des lésions tissulaires ou à la mort. Mais les mammifères plongeurs ont développé des moyens sophistiqués de contrôler et de gérer finement leurs réactions inflammatoires, notamment en portant dans leur sang des substances anti-inflammatoires. 

Les scientifiques cherchent encore à comprendre le fonctionnement exact de ces mécanismes, mais Jason Somarelli soupçonne les mammifères marins d’avoir dissocié leur réaction sensible à l’oxygène de leur réaction inflammatoire. Selon lui, si cela s’avère, découvrir la manière dont ils y parviennent pourrait permettre d’identifier des molécules sur lesquelles un médicament pourrait se fixer et de découper ces signaux chez l’humain aussi.

Pour l’instant, les médicaments inspirés par la biologie des baleines ne sont qu’hypothétiques. Mais les chercheurs qui étudient l’hypoxie ne sont pas les seuls intéressés. D’autres laboratoires étudient la résilience des baleines boréales (Balaena mysticetus) face à des maladies liées à l’âge, comme le cancer, ainsi que leur longévité exceptionnelle. Leur système de réparation de l’ADN très efficace pourrait potentiellement servir à concevoir des traitements pour des maladies humaines. Les scientifiques étudient également des changements cérébraux évoquant la démence chez les odontocètes afin de mieux comprendre la maladie d’Alzheimer.

Pendant ce temps, Jillian Wisse continue de réaliser des biopsies de la peau dans l’espoir d’étudier plus en détail les voies cellulaires qui aident les baleines à gérer l’hypoxie. Pour elle, chercher une baleine de Cuvier revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Quand l’une d’elles remonte à la surface pendant une minute et demie, elle accélère avec son bateau pour se placer parallèlement à l’animal et tire une fléchette pour prélever un morceau de lard de la taille d’une gomme qui rebondit et flotte. La baleine s’éloigne ensuite.

« Mais mon moment préféré, c’est quand elles font mine de se retourner et me regardent droit dans les yeux, raconte-t-elle. Elles savent ce qui se passe. »

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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