Dans ce bunker allemand, des experts étudient l’exposition des Allemands aux produits chimiques

Quelque 400 000 prélèvements effectués sur des citoyens allemands depuis plus de 40 ans sont stockés dans un ancien bunker militaire et témoignent de l’exposition aux polluants chimiques en Allemagne.

De Florian Sturm
Publication 5 oct. 2022, 11:29 CEST
dominik-lermen

À la banque allemande d'échantillons de l'environnement, Dominik Lerman pose devant les cuves cryogéniques de stockage contenant des milliers de fioles de sang et d’urine. Scientifique à l’Institut Fraunhofer d’ingénierie biomédicale, le scientifique dirige une équipe chargée d’effectuer des prélèvements annuels sur des étudiants et de les stocker ici pour l’Agence allemande de l’environnement.

PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

Quelque 400 000 prélèvements effectués sur des citoyens allemands depuis plus de 40 ans sont stockés dans un ancien bunker militaire et témoignent de l’exposition aux polluants chimiques en Allemagne.

Une quinzaine de minutes après avoir quitté la ville étudiante de Münster en direction du sud-est, les rues résidentielles cèdent la place aux champs, et la route se rétrécit et serpente. Derrière une haute clôture, à côté d’un grand bois, se trouvent cinq anciens bunkers militaires, la toiture arrondie recouverte de végétation.

Dominik Lerman se dirige vers l’un d’eux en sortant de sa poche un trousseau de clés, dans un cliquetis rendu inaudible par le gazouillis des oiseaux et le vent secouant les arbres. Il finit par trouver la clé qui ouvre la porte verte, et je le suis à l’intérieur. Me voici dans la meilleure banque d’échantillons au monde étudiant la contamination aux polluants chimiques des humains.

« Environ 400 000 échantillons, de sang, d’urine et de plasma principalement, prélevés sur plus de 17 000 personnes, sont stockés ici », explique Dominik Lerman.

Nous nous tenons dans une immense pièce sans fenêtre, faiblement éclairée, dont les murs nus en béton mesurent près de deux mètres d’épaisseur. Des piliers blancs soutiennent la toiture arrondie. Il fait frais (10°C), mais ce n’est rien comparé à la température qui règne dans les 42 cuves cryogéniques en acier inoxydable et disposées en rangs qui occupent la pièce. Chacune d’entre elles mesure environ deux mètres de haut sur 60 centimètres de large, et est raccordée à des conduits métalliques qui courent le long du bâtiment.

Ce sont les archives de la banque allemande d’échantillons de l’environnement (ESB), initiative lancée par le ministère fédéral de l’environnement « pour le suivi et l’analyse systématique de l’exposition des humains à des composants chimiques tels que le plomb, le mercure ou encore les plastifiants », indique Dominik Lerman. Datant, pour certaines, d’il y a plus de 40 ans, ce sont les plus complètes et les plus anciennes de leur genre.

La banque d’échantillons se trouve dans un bunker situé en périphérie de la ville de Münster, dans l’Ouest de l’Allemagne. Celui-ci servait autrefois de dépôt de matériel médical pour l’armée allemande.

PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

Chaque année, Dominik Lerman et ses collègues de l’Institut Fraunhofer d’ingénierie biomédicale prélèvent et analysent les échantillons de sang et d’urine de volontaires originaires des quatre coins de l’Allemagne. Après quoi les prélèvements sont stockés au bunker, en vue de recherches ultérieures. Le but de ce projet est double : révéler quelles substances se sont déjà accumulées en quantités importantes et potentiellement dangereuses dans les organismes des Allemands et vérifier si les interdictions et réglementations portant sur certains de ces produits chimiques ont porté leurs fruits.

Et de toute évidence, les réglementations peuvent fonctionner : ces dernières décennies, les concentrations de plomb et de mercure dans le sang ont chuté en Allemagne, tout comme dans d’autres pays industrialisés. Dans le même temps, la prolifération de composés organiques de synthèse tels que les PFAS, aussi connus sous le nom de « substances chimiques éternelles », pose de nouvelles menaces inquiétantes qui rendent le travail mené dans cet étrange bâtiment d’autant plus nécessaire.

Âgé de 44 ans, Dominik Lerman, crâne rasé et barbe fournie, enfile une visière de protection, grimpe sur une échelle et soulève le couvercle d’une des cuves cryogéniques de stockage.

« Chacune de ces cuves contient environ 160 litres d’azote liquide, précise-t-il d’une voix agréablement sonore. La longévité de notre banque d’échantillons tient uniquement à ces températures extrêmes ».

Les cuves contiennent de l’azote liquide, qui conserve les échantillons à une température supérieure à -160°C. Les fioles sont rangées dans des supports, eux-mêmes placés au-dessus du liquide, dans le nuage d’azote gazeux.

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    Chaque seconde compte lorsque vous essayez de conserver un échantillon pour l’éternité.

    PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

    Les mains et avant-bras protégés par des gants spéciaux, Dominik se penche dans la cuve pour sortir du nuage d’azote s’élevant au-dessus de l’azote liquide un support rempli de fioles.

    Dans le nuage, la température ne dépasse pas -160°C. Quelques secondes s’écoulent avant qu’il ne remette le support en place et referme le couvercle de la cuve.

    « Lorsque nous sortons des échantillons de la cuve, les fioles subissent un changement de température de l’ordre de 170°C, dit-il. Nous voulons évidemment limiter cela autant que possible ».

    Chaque seconde compte lorsque vous essayez de conserver un échantillon pour l’éternité.

     

    UN SYSTÈME D’ALERTE PRÉCOCE

    Si les scientifiques de l’université de Münster ont commencé à réfléchir au nouveau projet pour l’ESB dans les années 1970, celle-ci a été officiellement inaugurée en 1985. Les premiers échantillons à y être stockés avaient été prélevés sur des habitants des environs de la ville, en Allemagne de l’Ouest. Après la réunification de celle-ci avec l’Allemagne de l’Est en 1990, le programme de prélèvement annuel a été étendu jusqu’à Greifswald (au nord), Halle (à l’est) et Ulm (au sud). L’idée était d’obtenir un aperçu national représentatif de la contamination chimique.

    L’ESB effectue également des prélèvements environnementaux (œufs d’oiseaux, plantes, poissons, moules, cerfs, vers de terre et sol) dans 14 zones différentes, y compris des villes, des réserves naturelles et des fermes. Toutefois, seuls les échantillons humains sont stockés au bunker de Münster, qui servait auparavant de dépôt de matériel médical à l’armée. La banque d’échantillons a quitté l’université pour ce lieu en 2012. Les murs épais, suffisamment solides pour résister à une bombe ou à un crash d’avion, protègent aussi les échantillons des radiations cosmiques susceptibles de les dégrader sur le très long terme.

    Ces prélèvements n’ont pas été réalisés sur des Allemands de tous les âges. Ils proviennent d’étudiants âgés de 20 à 29 ans, pour la simple et bonne raison que cela permet notamment d’exclure les personnes susceptibles d’être fortement exposées aux produits chimiques dans le cadre de leur profession.

    Till Weber, scientifique à l’Agence allemande de l’environnement, est à la tête de la banque d’échantillons, inaugurée en 1985. Celle-ci est la plus importante et la plus ancienne à suivre l’évolution des concentrations de substances chimiques chez l’Homme.

    PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

    « Nous effectuons délibérément les prélèvements sur des étudiants », explique Marike Kolossa-Gehring, responsable scientifique et gestionnaire de projet pour l’ESB à l’Agence allemande de l’environnement, basée à Berlin. Pourquoi ? Car ils constituent des indicateurs des menaces auxquelles la population globale est confrontée.

    « Les étudiants ne sont pas exposés à certaines substances dans le cadre de leur travail. Si l’on suppose que l’exposition aux produits chimiques persistants ainsi que leur accumulation tendent à augmenter avec l’âge, cela signifie que nous devons les surveiller de très près si nous les trouvons en concentrations élevées chez de jeunes étudiants. D’une certaine façon, ces derniers constituent un système d’alerte précoce », poursuit-elle.

     

    DU SANG FRAIS POUR LE BUNKER

    L’une des dernières recrues du système est Anjuli Weber, 21 ans, étudiante en médecine à l’université d’Ulm. La jeune femme confie qu’elle « était curieuse d’en savoir plus sur [Ndlr : la biobanque], ainsi que sur l’état de [son] organisme » après avoir reçu un e-mail de l’université au sujet de l’initiative. Les participants reçoivent en effet certains des résultats à leurs tests.

    L’étudiante s’est ainsi présentée un matin de mai à l’immense laboratoire mobile de l’Institut Fraunhofer, installé sur un parking en périphérie d’Ulm pour trois jours de test. Avant d’entrer, un membre du personnel a vérifié son dossier médical et son mode de vie, s’intéressant notamment à ses habitudes alimentaires ainsi son utilisation des médicaments et des produits cosmétiques. Un dentiste a contrôlé sa dentition pour s’assurer qu’elle n’avait pas d’amalgames contenant du mercure et autres métaux.

    À l’intérieur du camion, Anjuli Weber a découvert une installation médicale de pointe, composée d’un laboratoire de sécurité biologique de niveau 2 pouvant accueillir six personnes, d’une cuve cryogénique mobile de stockage des échantillons et d’un bureau. Elle a tendu à un technicien une grande bouteille en plastique contenant son urine des dernières 24 heures, qu’il a commencé à analyser sur-le-champ.

     

    Un autre technicien lui a ensuite prélevé environ 180 ml de sang. C’est six fois plus que lors d’une prise de sang ordinaire, mais bien moins que les 480 ml requis lors d’un don du sang. En 45 minutes, les paramètres de routine du sang ont été analysés et celui-ci a été séparé en 16 aliquotes de sang complet et en 24 aliquotes de plasma. Une fois rentrées dans la base de données et munies d’un code-barres, les aliquotes ont été placées dans la cuve contenant de l’azote liquide, en vue d’être acheminées vers l’une des plus grandes cuves cryogéniques du bunker situé près de Münster.

    Le bunker abrite quelque 400 000 échantillons, auxquels se rajoutent chaque année de nouveaux prélèvements réalisés sur les quatre lieux d’échantillonnage situés à travers l’Allemagne.

    PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

    Les aliquotes sont ensuite envoyées à des laboratoires externes pour l’analyse des produits chimiques toxiques. Le respect de la chaîne du froid est primordial au cours de cette étape, pour garantir le maintien de la congélation et limiter tout risque d’altération des prélèvements.

    Il existe une vingtaine de banques d’échantillons de l’environnement dans le monde. La plus ancienne, située à Stockholm, date des années 1960. Mais l’ESB allemande est unique par la qualité et la cohérence de ses données. Alors que certaines banques travaillent de manière opportuniste (et peuvent intégrer les prélèvements réalisés sur une loutre ou une baleine morte échouée sur une plage), la banque allemande d’échantillons suit un protocole strict et des procédures types. Et le même laboratoire mobile se rend chaque année dans les quatre lieux d’échantillonnage.

    « Nous utilisons les mêmes méthodes d’échantillonnage et de stockage standardisées depuis plus de 30 ans. Cela nous permet d’avoir des données réellement comparables et de faire des analyses et des prévisions plus sûres », explique Marike Kolossa-Gehring.

     

    DE BONNES ET DE MAUVAISES NOUVELLES

    De retour au bunker, un autre scientifique de l’agence de l’environnement, Till Weber (nullement apparenté à Anjuli Weber), me confie que des chercheurs de nombreux pays ont étudié les données allemandes. Les résultats se sont révélés à la fois encourageants et inquiétants.

    Une étude a ainsi démontré que les concentrations de mercure dans le sang et l’urine ont respectivement chuté de 57 % et 86 % entre 1995 et 2018. « L’une des raisons derrière cette baisse continue est l’utilisation moins importante d’amalgame dentaire et la sensibilisation de la population à l’exposition au mercure due à la consommation de poisson et de fruits de mer », indique Till Weber.

    Ce poste de sécurité cryogénique installé dans le bunker permet le contrôle et l’analyse des échantillons sans interruption de la chaîne du froid, un facteur essentiel de leur préservation sur le long terme.

    PHOTOGRAPHIE DE Esther Horvath, National Geographic

    Il en va de même pour le plomb. D’après des données obtenues auprès de 3 851 jeunes adultes à Münster, la concentration moyenne de plomb dans le sang a diminué d’environ 87 % entre 1981 et 2019. Cela s’explique principalement par l’interdiction de l’essence au plomb en Allemagne depuis 1988. Les gaz d’échappement ne dégagent donc plus de plomb dans l’air.

    « Aucun industriel ne commercialise délibérément des substances nocives, estime Till Weber. Mais il arrive que nous découvrions la véritable toxicité de certains produits chimiques avec le temps. C’est ce qui rend le travail de biosurveillance comme le nôtre si important pour toute la société ».

    Bien qu’un certain nombre de tests soient obligatoires avant l’utilisation de nouvelles substances dans les produits du commerce, rares sont les données relatives aux effets à long terme sur la santé  de la plupart d’entre eux. Alors que le nombre de substances chimiques de synthèse croît à un rythme effréné, l’évaluation de leurs effets individuels est quasiment impossible. Et cela est encore plus vrai lorsque plusieurs produits sont utilisés ensemble.

    Heureusement, l’Union européenne possède sans doute la réglementation la plus stricte en la matière. En avril dernier, la Commission européenne a publié une « feuille de route sur les restrictions » liées aux produits chimiques, dans laquelle elle a annoncé l’éventualité d’interdire jusqu’à 12 000 substances associées à des dérèglements hormonaux, à des cancers, à l’obésité ou au diabète. Selon le Bureau européen de l’environnement (BEE), un réseau de groupes de citoyens, il s’agirait de la « plus importante interdiction de produits chimiques » jamais mise en œuvre, un coup dur pour l’industrie pétrochimique.

    Dans le collimateur des institutions : les PFAS, ou « substances chimiques éternelles », qui mettent des centaines d’années à se dégrader naturellement. Des emballages alimentaires aux retardateurs de flamme, en passant par les vêtements imperméables et les équipements de plein air, les parapluies et les poêles antiadhésives, tous utilisent des substances PFAS toxiques.

    Selon Dominik Lerman et Till Weber, l’ESB a détecté des traces de ces produits chimiques et d’autres, tels que les phtalates (utilisés comme solvants et plastifiants) dans chaque échantillon analysé depuis qu’elle a commencé à s’y intéresser. Ces composants sont omniprésents, mais il est impossible d’établir de manière fiable leur traçabilité. Réglementer leur utilisation est donc d’une importance capitale.

    L’Union européenne a banni ou réglementé l’utilisation de phtalates spécifiques, considérés comme des perturbateurs endocriniens susceptibles d’interférer avec la reproduction, depuis 1999. Une situation que les fabricants ont contournée en changeant très légèrement la formule des substances interdites pour en créer de nouvelles présentant les mêmes caractéristiques, mais dont l’utilisation est autorisée. Des études issues de l’ESB allemande ont ainsi démontré que l’exposition globale aux phtalates a augmenté.

    « Cela indique clairement que le nombre de produits chimiques de remplacement continue d’augmenter, et nous ignorons encore leurs effets », avertit Marike Kolossa-Gehring.

    La journée touche à son terme. En refermant la porte verte du bunker, Till Weber confie qu’il est essentiel que les consommateurs aient le plus d’informations possible sur les produits chimiques auxquels ils sont exposés.

    « Nous ne voulons faire peur à personne ni leur dire de ne plus utiliser d’objet en plastique. Mais nous devons tous avoir conscience de ce qui nous entoure et, in fine, et qui se retrouve dans nos organismes ».

    Installée en Allemagne, Esther Horvath est photographe spécialiste des régions polaires. Découvrez son travail sur Instagram. Florian Sturm est journaliste indépendant. Il vit également en Allemagne.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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