La Chine tente d'effacer leur culture. En exil, les Ouïghours font tout pour la préserver.

Des populations ouïghoures ont trouvé refuge à Istanbul où elles peuvent redonner vie à leur culture qui, face à la persécution chinoise, est de plus en plus difficile à préserver.

De John Beck
Photographies de Patrick Wack
Publication 1 déc. 2022, 18:33 CET
Les jeunes filles prient dans l'arrière-salle d'un centre culturel qui sert de mosquée dans le quartier ...

Les jeunes filles prient dans l'arrière-salle d'un centre culturel qui sert de mosquée dans le quartier de Sefaköy à Istanbul, en Turquie, pour être séparées des membres masculins de la communauté locale, également réunis pour la prière. Les Ouïghours constituent l'un des groupes minoritaires les plus importants de Chine et, depuis des décennies, sont confrontés à diverses formes de persécution. Ceux qui étaient déjà installés en dehors de la Chine ou qui ont réussi à s'échapper à temps ont trouvé refuge dans d'autres pays comme la Turquie, où ils ont renoué avec leur religion et leurs traditions.

PHOTOGRAPHIE DE Patrick Wack

INSTANBUL, TURQUIE – Un matin du mois d’août, dans une cour d’école, des enfants se rassemblent au pied d’un mât pour drapeau où deux garçons plus âgés sont occupés à emmêler tissu et corde. Le vent chaud souffle entre les salles de classe et les dortoirs jusqu’à la mosquée au dôme de plomb, aux blocs résidentiels et à la lueur lointaine de la mer de Marmara. Les garçons hissent le drapeau qui se déploie, révélant une étoile et un croissant blancs sur un fond bleu ciel. Ce symbole représente le territoire que les enfants connaissent comme le Turkestan oriental, désormais la région chinoise du Xinjiang, mais aussi les Ouïghours qui y vivent, leur peuple. Il est strictement interdit de brandir ce drapeau au sein du Xinjiang.

Hebibullah Küseni, le doyen de l’école, commence à parler aux enfants via un haut-parleur ; il leur rappelle qu’ils ont appris leur langue maternelle, la science, la religion et la littérature ouïghoure. Il leur parle également du drapeau, dont l’étoile et le croissant symbolisent l’islam, et le bleu l’identité ethnique.

Des invitées utilisent leur téléphone pour prendre des photos lors d'un mariage ouïgour à Istanbul, en Turquie, où les exilés ont trouvé refuge et un moyen de renouer avec leur culture. Ce mariage comportait de la musique traditionnelle et des pratiques plus conservatrices, comme la célébration séparée des hommes et des femmes.

PHOTOGRAPHIE DE Patrick Wack

« Un jour, nous hisserons ce drapeau dans notre patrie », affirme Küseni. « Êtes-vous prêts ? »

« Oui ! », répondent les enfants à l’unisson, en plaçant leur main droite sur leur poitrine tandis que retentit Marche du salut, l’hymne du Turkestan oriental ; au Xinjiang, ça aussi, ce serait illégal. Les élèves se pressent ensuite dans une salle de réunion où une scène arborant des rideaux couleur lilas et une arche de fleurs blanches a été installée devant des rangées de chaises en plastique.

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    Des étudiant·es participent à une remise de diplôme après une session d'été dans une école d'Istanbul, où ils ont appris leur langue maternelle, ainsi que la science, la religion et la littérature ouïghoure, et ce afin de préserver l'identité ouïghoure, même en exil.

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    C’est la remise des diplômes d’une école d’été, mais en plus de recevoir des certificats, les enfants récitent des poèmes sur la région du monde qu’ils ne peuvent pas visiter, chantent des chansons qui y sont interdites et pratiquent des danses traditionnelles. Vêtus de tuniques marron, certains font la roue sur scène tandis que leurs camarades de classe applaudissent en rythme. Quelques parents brandissent des téléphones, capturant des scènes qui semblent normales et heureuses – pour les exilés ouïghours, exprimer sa culture représente presque toujours une forme de rébellion.

     

    PRÉSERVER L'IDENTITÉ OUÏGHOURE

    Après la remise des diplômes, Takamasa Shayda s’attarde pour photographier ses deux fils de 13 et 10 ans, et sa fille de 6 ans, sous l’arche de fleurs. Shayda, qui est originaire d’Ürümqi, la capitale du Xinjiang, s’est installée avec son mari à Saitama, au Japon, en 2008. Depuis que les autorités chinoises ont intensifié leur campagne de répression envers les Ouïghours et d’autres minorités en 2017, elle n’a pas pu rentrer chez elle. À Saitama, ses enfants avaient commencé à perdre leur langue natale ; lorsqu’elle leur parlait ouïghour, ils ne répondaient qu’en japonais. Avec son mari, elle a donc décidé de les envoyer dans cette école d’Istanbul pour les vacances d’été.

    Une jeune fille ouïghoure se tient dans un magasin d'Istanbul qui vend et fabrique un large éventail de vêtements traditionnels et d'articles culturels. Dans cette boutique, les enfants ouïghours peuvent également recevoir des cours après l'école pour être reliés à leur patrimoine et améliorer leurs compétences linguistiques.

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    Articles en vente dans un magasin appartenant à la East Turkestan Nuzugum Culture and Family Foundation à Istanbul, en Turquie. Le Turkestan oriental, la région du Xinjiang en Chine, est le territoire d'origine du peuple ouïghour.

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    Dans l’école, la plupart des élèves vivent dans la région ; certains sont orphelins, leurs parents ayant été détenus par les autorités chinoises au Xinjiang. D’autres viennent d’Allemagne, de France et du Canada. Les deux garçons de Shayda ont appris à parler et à écrire en ouïghour, et l’un d’eux a récité un poème pendant la cérémonie. « Ça me donne presque envie de pleurer », confie-t-elle, en pensant à ce que ces dernières semaines signifient pour elle. « J’ai passé beaucoup de temps à l’étranger, et notre pays me manque tellement, comme à tous les Ouïghours. »

    Les Ouïghours sont ethniquement et linguistiquement turcs, et sont majoritairement musulmans. Ils constituent l’un des groupes minoritaires les plus importants de Chine et sont confrontés, depuis des décennies, à diverses formes de persécution. Les tentatives répétées du président chinois Xi Jinping de les assimiler de force se sont traduites par l’interdiction de la plupart des formes d’expression culturelle et religieuse, par la détention de plus d’un million de personnes dans des prisons et des camps de « rééducation », par la stérilisation des femmes, et par le transfert des enfants dans des internats fermés.

    Une infime partie des Ouïghours, qui n’était plus dans le pays ou qui a réussi à s’échapper à temps, a trouvé refuge à l’étranger. En dehors de l’Asie centrale, la population la plus importante, estimée à environ 50 000 personnes, se trouve en Turquie. D’autres groupes, qui sont moins nombreux bien qu’en augmentation, se sont installés en Amérique du Nord, en Europe et en Australie.

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      Gauche: Supérieur:

      Des acheteur·euses se promènent dans le marché tentaculaire de Zeytinburnu, un quartier ouvrier de la partie européenne d'Istanbul, où vit la plus grande communauté d'exilés ouïghours de Turquie.

      Droite: Fond:

      Des hommes et des garçons assistent à un mariage ouïgour plus conservateur dans le quartier d'Avcilar à Istanbul. Les hommes et les femmes célèbrent séparément.

      Photographies de Patrick Wack

      De jeunes filles ouïghoures, qui participent à un programme d'émancipation des jeunes, se réunissent sur un toit dans le quartier aisé de Sefaköy à Istanbul pour une soirée composée de camaraderie et de nourriture. Le programme communautaire combine l'enseignement scolaire avec des cours de team building, de sport et d'art.

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      Face au processus d’extermination qui a lieu en Chine, qualifié de génocide par le gouvernement américain et les groupes de défense des droits humains, ces exilés ont dû préserver ce qu’ils pouvaient de l’identité ouïghoure. La culture ne se compose toutefois pas uniquement de coutumes figées ; elle est vivante, elle évolue constamment, façonnée par les croyances, les préférences et les circonstances. Les visions de l’identité ouïghoure varient au sein même de la diaspora, s’exprimant différemment selon les lieux, et notamment sous des formes qui, selon certains membres de la communauté, n’existeraient même au Xinjiang.

       

      L'IMPORTANCE DE LA LITTÉRATURE

      De nombreux Ouïghours d’Istanbul se sont installés à Zeytinburnu, un quartier ouvrier qui a une longue histoire d’immigration. Ils y ont ouvert des restaurants, des boucheries, des épiceries et des boutiques vendant de la soie d’Etles, des doppas et des coussins ornés qui remplissaient autrefois les bazars du Xinjiang.

      Dans une rue tranquille se trouve la librairie d’Abduljelil Turan, un homme de 64 ans qui écrit, imprime, numérise et distribue la littérature ouïghoure depuis les années 1990. Ayant grandi dans les années 1960 et 1970, en pleine révolution culturelle, il a vu la police brûler des livres confisqués dans les rues. Aujourd’hui, il craint que ces événements ne se reproduisent. « Le rôle principal de la boutique est de conserver. Parce que si les politiques de la Chine continuent comme ça, alors certains de ces livres disparaîtront du Turkestan oriental. »

      Des élèves se rassemblent dans une cour d'école à Istanbul lors de la journée de remise des diplômes d'été.

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      Turan propose un éventail de titres en langue ouïghoure : romans, traductions d’œuvres d’auteurs tels qu’Henry Kissinger ou Jean-Paul Sartre, des livres pour enfants qui, il l’espère, contribueront à préserver sa langue maternelle. Il les expédie dans le monde entier ; dans son bureau, une grande boîte en carton est prête à être envoyée à Paris, à l’Institut ouïgour d’Europe.

      Selon lui, la littérature et la poésie sont particulièrement importantes pour les Ouïghours, peut-être parce que l’écrit permettait d’exprimer indirectement des vérités et des opinions autrement inacceptables pour les autorités chinoises. Les livres les plus populaires de Turan sont des épopées historiques : dans un pays où il est interdit de s’écarter des récits historiques définis par l’État, les auteurs ouïghours ont déguisé des événements réels en romans. Cependant, cela n’a pas suffi à les sauver lorsque les mesures de répression ont commencé en 2017. Les intellectuels ont été parmi les premiers à être raflés. Turan longe les étagères, sous les noms et les visages des disparus. « Cet écrivain a disparu, ce poète a été emprisonné, celui-ci a été exilé. » Il ouvre au hasard une encyclopédie sur l’histoire ouïghoure et pointe du doigt un paragraphe sur un universitaire tué dans un camp de détention en 2017.

      Memet Tohti Atawulla, 32 ans, universitaire, professeur de littérature et militant ouïghour à Istanbul, décrit avoir un jour pris un repas à Ürümqi avec un célèbre romancier ouïghour, lui aussi emprisonné depuis. « Nous essayons d’écrire tout ce qui doit être écrit, mais de manière différente, avec des noms différents », lui a expliqué le romancier. « Si vous, les jeunes générations, remplacez les noms, ils rentreront dans l’Histoire. »

       

      LA MUSIQUE ET LA POÉSIE

      La musique ouïghoure, elle aussi, est intrinsèquement liée à la politique et à la résistance. L’une des chansons des écoliers a été enregistrée par le guitariste A. Kiliç, qui joue souvent avec sa femme H. Yenilmez. Kiliç s’est un jour produit dans des clubs de Pékin au sein d’un groupe spécialisé dans le flamenco pop, genre inspiré par les Gipsy Kings, et populaire dans les années 1990.

      Après s’être retrouvé bloqué en Turquie par la répression, Kiliç a commencé à incorporer des instruments ouïghours dans ses compositions pour mettre en avant la souffrance de son peuple. L’un de ses morceaux inclut des vers qui auraient été écrits par le poète Abduqadir Jalalidin, alors détenu dans un centre de détention. En 2020, les mots du poète ont été diffusés par des codétenus qui les avaient mémorisés avant d’être libérés. On ignore cependant toujours où se trouve Jalalidin lui-même.

      « Je ne demande que ma vie, je n’ai pas d’autre soif. Ces pensées silencieuses me tourmentent, je n’ai aucun moyen d’espérer. »

      Des enfants ouïghours participent à un entraînement de boxe au Palwan Youth Empowerment Center, à Istanbul. Ce centre communautaire combine des programmes scolaires avec des cours de team building, de sport et d'art pour les jeunes de la diaspora ouïghoure locale.

      PHOTOGRAPHIE DE Patrick Wack
      Gauche: Supérieur:

      Un élève ouïghour pose, enveloppé du drapeau bleu ciel et blanc qui représente le peuple ouïghour.

      Droite: Fond:

      Lors d'une cérémonie estivale de remise des diplômes dans une école d'Istanbul, un élève ouïghour aide à hisser un drapeau orné d'une étoile et d'un croissant blancs sur un fond bleu ciel, qui représente la région que les enfants connaissent sous le nom de Turkestan oriental. Le Turkestan oriental est la région chinoise du Xinjiang, ainsi que le territoire d'origine du peuple ouïghour. Il est strictement interdit de faire flotter ce drapeau au Xinjiang.

      Photographies de Patrick Wack

      Kiliç et Yenilmez ont choisi de ne pas utiliser leurs noms complets ni de révéler leurs visages lorsqu’ils ont commencé à sortir de la musique, notamment parce que, même en Turquie, les Ouïghours ne sont pas totalement à l’abri des autorités chinoises. Les exilés décrivent le harcèlement qu’ils subissent via les réseaux sociaux ou les applications de messagerie, qui passe par des tentatives de les contraindre à espionner d’autres membres de la diaspora, et des menaces à l’encontre de leur famille restée au pays. Les Ouïghours d’Istanbul s’inquiètent également des relations de plus en plus amicales entre Ankara et Pékin. La police turque a déjà arrêté plusieurs Ouïghours, ce qui a eu pour effet de calmer certaines activités politiques et d’encourager des déplacements vers l’Europe.

      Malgré l’importance de la population ouïghoure en Turquie, leur culture est menacée par une forme plus banale d’assimilation. Souvent, les parents déplorent le fait que leurs enfants souhaitent adopter tous les éléments de la culture de leur nouveau pays, de la langue turque à la cuisine.

       

      LE RÔLE DE LA RELIGION

      Vivre en Turquie a déjà des conséquences plus subtiles. Les Ouïghours du pays, en particulier les générations plus âgées, pratiquent souvent une forme d’islam plus conservatrice qu’en Chine. Les femmes portent des niqabs, les hommes se laissent pousser de longues barbes, et la séparation des sexes est imposée lors des événements sociaux. À Sefaköy, un quartier situé non loin de Zeytinburnu, une mosquée spacieuse est installée en sous-sol ; selon l’imam Mahmoud Mohammed, 150 à 200 personnes s’y réunissent régulièrement.

      Pour Mohammed, l’islam est synonyme d’identité ouïghoure, et est essentiel à sa survie en Chine. « Tout au long de l’histoire ouïghoure, la religion a été un bouclier pour protéger notre identité. Ceux qui ont de fortes croyances religieuses ont aussi une forte identité ethnique. »

      Dilnur Reyhan, une universitaire qui dirige l’Institut ouïghour d’Europe à Paris, affirme ne pas reconnaître ces pratiques islamiques plus conservatrices. Selon elle, ces dernières sont en partie le résultat du financement et de l’encouragement des groupes islamiques ouïghours par les autorités turques.

      L’écart de ressources entre les différents types d’organisations peut être frappant. À quelques rues de la mosquée de Sefaköy se trouve un centre jeunesse qui vise à inculquer un sentiment d’identité moderne aux jeunes Ouïghours par le biais de cours d’art, de boxe, de tutorat et de préparation aux examens universitaires. Il est installé dans un bâtiment partiellement rénové qui était autrefois un salon de beauté.

      Reyhan, quant à elle, confie avoir eu du mal à trouver un lieu permanent pour son institut, qui enseigne des sujets tels que la musique traditionnelle et la danse aux Ouïghours de France, de plus en plus nombreux. Un après-midi de septembre, une foule portant des drapeaux bleus et des pancartes s’est rassemblée sur un boulevard verdoyant de la capitale française pour protester et sensibiliser à la situation au Xinjiang, en prononçant des discours et en scandant des slogans.

      Reyhan était présent avec un groupe d’autres Ouïghours récemment arrivés d’Istanbul. Après la manifestation, ils se sont réunis et ont discuté des raisons de leur déplacement : ils ne se sentaient plus en sécurité en Turquie, et ne s’y sentaient pas chez eux.

      Un journaliste de 29 ans, connu sous le pseudonyme d’Umun Ihsan pour préserver son anonymat, fait écho à Reyhan. « La communauté ouïghoure de Turquie est plus religieuse. En France, elle est plus laïque, donc les manières dont ils s’expriment sont différentes. »

      Reyhan indique que, culturellement, elle se considère toujours comme musulmane, et qu’il lui est difficile de faire une distinction claire entre la culture ouïghoure et l’islam. Elle pense également que, grâce à la foi, des vies ont pu être sauvées parmi les exilés qui, séparés de leurs proches, parviennent à garder l’espoir qu’un jour, ils pourront rentrer chez eux.

      John Beck est un rédacteur et journaliste établi à Istanbul, en Turquie. Son travail porte principalement sur les conflits, les déplacements de populations et leurs conséquences à long terme. Patrick Wack, photographe français et explorateur National Geographic, a passé une décennie en Chine pour documenter la vie dans le pays. Ce travail a été financé par la National Geographic Society, qui s’engage à mettre en avant et à protéger les merveilles de notre monde.

      Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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