L’épidémie dansante, cette autre peste qui a frappé la France

Hystérie de masse ? Ergotisme ? Ou simplement désespoir ? Comment la danse d’une seule femme a-t-elle dégénéré en l’épidémie la plus étrange de l’Histoire ?

De Olivia Campbell
Publication 4 nov. 2025, 09:04 CET
Près de 400 personnes ont dansé durant des jours sans repos à Strasbourg, en Alsace, durant l’épidémie ...

Près de 400 personnes ont dansé durant des jours sans repos à Strasbourg, en Alsace, durant l’épidémie dansante de 1518. Pendant environ un mois, certains des malades sont morts de crise cardiaque, d’AVC ou de fatigue.

PHOTOGRAPHIE DE The French School, Prismatic Pictures, Bridgeman Images

La peste noire mérite sa première place parmi les épidémies historiques. Toutefois, une maladie plus étrange encore a ravagé le Moyen Âge et la Renaissance en Europe : l’épidémie dansante, aussi connue sous le nom de chorémanie.

De nombreuses personnes ont dansé de manière erratique et frénétique durant des périodes prolongées, apparemment incapables de contrôler leurs mouvements ou de s’arrêter, au point de s’écrouler. Certaines y ont laissé la vie. Alors que cette épidémie affreusement contagieuse se répandait, il n’était pas rare de voir des groupes qui atteignaient la centaine de danseurs. Des dizaines d’accidents similaires ont été documentés à travers le monde entre le 7e et le 19e siècle, avec un pic en Europe observé entre les 14e et 17e siècles.

« La chorémanie est spectaculaire et difficile à se représenter dans nos temps modernes », explique Kathryn Dickason, experte en danse médiévale et autrice de nombreux articles sur le sujet. « Ce qui a abasourdi le clergé et ce qui continue de fasciner les lecteurs d’aujourd’hui, c’est que la chorémanie a affecté tant de personnes, qu'elle était peut-être contagieuse. Rien que cet aspect collectif l’a fait passer au rang de spectacle », continue l’experte.

L’épidémie dansante qui a le plus fasciné le public et son imagination est celle qui a enserré dans son étau la charmante ville française de Strasbourg, en Alsace. Au moment des faits, au 16e siècle, elle appartenait encore au Saint-Empire romain germanique. Les écrits qui nous sont parvenus font de cette épidémie dansante celle sur laquelle nous avons le plus d’informations.

 

CE QU'IL FAUT SAVOIR SUR L’ÉPIDÉMIE DANSANTE

Le 14 juillet 1518, dans l’étroite rue pavée de Strasbourg devant sa maison à colombages, Frau Troffea a apparemment été prise de mouvements convulsifs et spasmodiques, et a dansé toute la journée jusqu’à s’écrouler. Son mari l’a suppliée de s’arrêter, mais, le lendemain, Troffea a recommencé sa danse, alors que ses pieds étaient enflés et ensanglantés. À la fin de cette semaine-là, plus de trente personnes l’avaient rejointe.

En un mois, cette foule a grossi pour atteindre les 400 membres. Certains écrits notent que, chaque jour, plusieurs danseurs étaient victimes de crises cardiaques, d’épuisement ou de la faim. En septembre 1518, le conseil de la ville a pris la décision de transporter les danseurs à Saint-Vitus afin d’y recevoir une guérison divine, qui, selon les apparences, a fonctionné.

L’incident a fait sensation en son temps : six chroniques en ont relaté les faits et des artistes s’en sont inspirés pour leurs œuvres d’art, telles que des gravures. Plus tard, le maitre hollandais, Pieter Brueghel le Jeune, dépeignait la folie dansante dans sa peinture de 1592 « Les danseurs de Saint-Jean à Molenbeek ».

La quantité de détails recueillis sur les évènements survenus à Strasbourg est fascinante et se lit comme un roman d’épouvante à suspens. « On retrouve un grand nombre de détails attrayants. On a des noms, on sait que le mari [de Frau Troffea] n’était pas affecté. On sait que d’autres personnes l’ont rejointe et ont dansé avec elle, les pieds en sang. Tout est très dramatique », explique Kathryn Dickason. Mais un élément de mystère persiste : malgré tous les détails à notre disposition, la cause de l’épidémie reste inconnue.

 

QU’EST-CE QUI A CAUSÉ L’ÉPIDÉMIE DANSANTE DE 1518 ?

Le plus souvent, les incidents comme celui de Strasbourg étaient considérés comme des évènements surnaturels. Les croyances religieuses et superstitieuses, bien ancrées en cette période, n’y étaient pas étrangères. Pour les habitants de l’époque, il s’agissait soit de possessions démoniaques, soit d’une manifestation divine visant à punir les pécheurs, ou encore d’une malédiction jetée par des saints fâchés de voir leurs célébrations corrompues par les croyances païennes.

« Seule l’Église était en mesure de traiter les victimes des épidémies dansantes », intervient Lynneth Miller Renberg, professeure associée d’Histoire au sein de l’université Anderson.

Les experts d’aujourd’hui ont formulé un grand nombre d’hypothèses, mais ils n’en ont validé aucune. Un champignon a-t-il empoisonné les moissons ? Des encéphalites, des crises d’épilepsie ou le typhus se cachaient-ils derrière ces épidémies ? Si ces afflictions peuvent provoquer des mouvements erratiques temporaires, elles ne pourraient pas se qualifier de danses incontrôlées.

Dans les années 1950, le pharmacologue suédois, Eugene Louis Backman, a suggéré l’idée qu’un champignon psychotrope, l’ergot, pourrait avoir infecté les moissons de la ville. Selon lui, les séries d’inondations dont cette partie de l’Europe était victime à l’époque auraient favorisé la pousse de l’ergot, un champignon qui pousse dans les milieux humides, lui permettant d’infecter les récoltes. De plus, « l’ergot retrouvé dans le seigle peut provoquer des hallucinations, une agitation, une forte coloration de la vision et une sensibilité accrue aux stimulus extérieurs, tel que le rythme, qui invite à la danse », explique Kathryn Dickason.

Cependant, le seigle n’était pas encore principalement consommé dans tous les lieux où sont survenus des cas de chorémanie ; la théorie de l’ergotisme est donc incomplète, déclare John Waller, historien médical au sein de l’université publique de l’État du Michigan. L’absence de documents attestant d’un noircissement des jambes et des bras, dû à la gangrène, souvent associée à l’ergotisme, est un autre problème invalidant l’hypothèse.

Jusqu’à présent, la théorie la plus probable qui pourrait expliquer la chorémanie de Strasbourg a été proposée par des experts dans les années 1980 : une hystérie de masse. Kathryn Dickason avance que ces hystéries se seraient développées suite à des soulèvements populaires, tandis que Lynneth Miller Renberg ajoute que les rites religieux ont également joué un rôle non négligeable.

L’épidémie dansante de 1518 était le résultat d’une série d’« évènements calamiteux qui ont frappé les habitants de Strasbourg au début du 16e siècle », explique Lynneth Miller Renberg. Les inondations, les températures extrêmes inhabituelles, la peste bubonique et même « d’étranges annonciateurs de malheurs célestes, tels que la comète de 1492, ont créé un sentiment d’apocalypse et de malaise citoyen ». Les trois années de famine qui ont précédé 1518 ont favorisé des soulèvements parmi les paysans, dans un contexte où nombreux étaient ceux qui mouraient de malnutrition. Et la danse a commencé au milieu du mois de juillet, un été de canicule accablante.

« C’est une période de nombreux changements : la montée de la classe moyenne, les révoltes de paysans, les famines, les inondations, l’essor de la science, les chasses aux sorcières, la peste noire », explique Kathryn Dickason. Pour elle, la chorémanie est une réponse à un deuil collectif, ainsi qu’une manière de gérer le chaos dans lequel tous se trouvaient. « Le corps humain porte le fardeau de la douleur et du traumatisme qu’implique un soulèvement », selon sa théorie. « Et si l’on ne le vainc pas totalement, il s’incruste en vous et trouve un moyen d’expression extérieur. »

Kathryn Dickason explique que les problèmes de genres et de classes avaient probablement leur rôle à jouer avec ces évènements de chorémanie, surtout les plus tardifs, comme celui de 1518. Les chasses aux sorcières de cette époque étaient largement dirigées contre les femmes de milieux paysans. Ce n’était pas qu’une coïncidence si elles étaient le plus souvent les victimes de ces chorémanies.

 

DEVONS-NOUS CONTINUER À CHERCHER UNE RÉPONSE ?

Ces épisodes de chorémanie nous captivent encore, car ils sont à la fois familiers et étranges. Mais on passe à côté d’un grand nombre d’informations en n’étudiant la chorémanie qu’au travers d’un regard scientifique moderne. Lynneth Miller Renberg avertit sur le danger qui accompagne l’obsession avec la causalité.

« Nous sommes tellement obsédés par l’envie de découvrir ce qui a provoqué la chorémanie que l’on a tendance à ignorer la question beaucoup plus intéressante de savoir ce que ces manies signifiaient en leur temps », dit-elle. « Pourquoi est-ce que ceux qui ont documenté ces évènements ont insisté sur tel ou tel aspect, et qu’est-ce que cela nous apporte sur leurs perceptions et sur ce qu’ils croyaient être importants ? »

Lynneth Miller Renberg affirme que ces questions nous aideront à passer outre l’étrangeté de ces évènements pour les voir avec empathie et compréhension. Au moment où ces épidémies avaient lieu, les croyances de la population, leurs pratiques culturelles, leurs connaissances et leur façon de voir le monde étaient différentes des nôtres, ajoute Kathryn Dickason.

« En adoptant une démarche purement diagnostique de la chorémanie, on passe à côté de beaucoup de ces influences culturelles importantes », déclare-t-elle. « Placer ces danseurs dans leur propre contexte culturel et religieux s’avère très important, parce que, sans cela, la situation n’a aucun sens. »

Comme le dit Lynneth Miller Renberg, la chorémanie est un phénomène « pris au piège entre les idéologies médiévales et modernes, et qui est abordé selon deux systèmes de croyances très différents ».

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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