Dans l’Espagne du 17e siècle, il fallait vraiment souffrir pour être belle

Au 17e siècle, il était impensable pour une femme coquette de ne pas avoir le teint diaphane, les joues rosées et les cheveux blonds. Mais les produits cosmétiques qu’elles utilisaient étaient toxiques. Certains pouvaient même les rendre aveugles.

De Barbara Rosillo
Publication 25 avr. 2024, 10:12 CEST
Le tocador était la pièce dans laquelle les femmes espagnoles s’apprêtaient. C’était aussi le nom de ...

Le tocador était la pièce dans laquelle les femmes espagnoles s’apprêtaient. C’était aussi le nom de la boîte dans laquelle elles rangeaient leurs produits et leurs accessoires. Autre objet crucial, la table où elles s’asseyaient pour leur toilette en début de journée. Sur ce tableau néerlandais du 17e siècle, une femme se fait habiller et apprêter. Peu de temps après, ce meuble est devenu symbole de statut en Europe. Les riches se mirent à commander des meubles luxueux et spécialisés, et les tables de toilette prirent l’apparence plus verticale qu’on leur connaît de nos jours.

PHOTOGRAPHIE DE The Putnam Dana McMillan Fund, Bridgeman, ACI

Dans son Voyage en Espagne de 1679, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, femme de lettres connue sous le nom de Madame d’Aulnoy, consigna des impressions peu flatteuses concernant le teint des femmes espagnoles : « Jamais je n’ai vu écrevisses arborant si belles couleurs. »

La rougeur qui surprit tant Madame d’Aulnoy était due à l’application de quantités généreuses de fard rouge. Plus loin, Madame d’Aulnoy raconte comment une dame espagnole « se saisit d’une coupe remplie de rouge et, aidée d’un gros pinceau, s’en farda non seulement les joues, le menton, le dessous du nez, les paupières et le pourtour des oreilles, mais s’en macula aussi l’intérieur des mains, les doigts et les épaules ».

Pinceau de maquillage de la fin du 17e siècle au manche en vermeil.

PHOTOGRAPHIE DE National Museums Scotland, Bridgeman, ACI

Madame d’Aulnoy se remémore dans cette œuvre son séjour dans l’Espagne de la fin des années 1670, au crépuscule de l’edad de oro, ainsi que les historiens aiment à nommer l’âge d’or espagnol. Cet âge d’or, qui débuta avec l’essor de l’Espagne en tant que superpuissance européenne et avec la colonisation de larges pans de l’Amérique Centrale et du Sud à partir de 1492, s’évanouit à la fin du 17e siècle à mesure que s’aggravaient les problèmes économiques rencontrés par le pays. Mais tant qu’il dura, on célébra abondamment de nombreux aspects de la culture espagnole, notamment sa littérature et son théâtre. Dans les récits de voyageurs, on se plaît à faire remarquer que l’apparence des femmes reflète la richesse et le pouvoir colossaux de l’Espagne. Richard Wynn, politicien ayant accompagné le prince Charles Ier d’Angleterre à l’occasion d’un voyage en Espagne en 1623, écrivit que « de toutes ces femmes, j’ose jurer que pas une n’était sans maquillage ; si flagrant qu’à s’y méprendre on eût dit qu’elles portaient des visières [des masques] plutôt que leur propre visage. »

 

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Selon Amanda Wunder, historienne de la culture, autrice d'un livre sur la mode espagnole au temps de Vélasquez (Yale University Press), en matière de mode et de beauté, « l’Espagne prenait une autre direction » que le reste du continent européen. Alors que les Françaises et les Anglaises préféraient les teints naturels, les Espagnoles ne fondaient leurs critères de beauté que sur le fait d’être maquillées de la manière la plus extravagante et la plus sophistiquée qui soit, explique-t-elle.

La cour espagnole établissait la norme pour le reste de la société. Les riches étaient alors bien plus visibles dans l’espace public qu’au Moyen Âge. Nobles et membres de la famille royale s’affichaient régulièrement au théâtre ou faisaient accrocher leurs portraits dans les lieux publics lors de festivals. Les conceptions de la beauté qu’ils projetaient se répandaient dans les diverses couches de la société.

« Tout le monde se couvrait de couches de maquillage, et c’est la reine qui donnait le la. C’était un phénomène qui transcendait les classes », explique Amanda Wunder.

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    Le tocador devint populaire lors de l’âge d’or espagnol. Ces boîtes en bois luxueuses servant à ranger bijoux et produits cosmétiques étaient souvent marquetées avec des feuilles d’argent ou d’or et divisées en compartiments. Il n’était pas rare qu’un miroir en orne le couvercle.

    PHOTOGRAPHIE DE Museo Nacional de Artes Decorativas

    Pour atteindre l’apparence recherchée lors de l’âge d’or espagnol, les femmes se soumettaient à une routine de soin longue et complexe. Elles disposaient d’ailleurs d’une pièce dédiée, une sorte de boudoir que les Espagnols appellent tocador. Avant de désigner une pièce, ce terme désignait le couvre-chef qu’hommes et femmes portaient au lit. Le tocador était donc l’endroit où les femmes s’apprêtaient, se coiffaient et se pomponnaient. C’est là qu’elles rangeaient leurs soins pour la peau et pour les cheveux, leur maquillage et leurs accessoires de beauté. On en vint également à appeler tocador leurs nécessaires de beauté. Ces boîtes étaient pour certaines de facture magnifique. À l’intérieur, les cosmétiques étaient conservés dans des pots et des flacons, et au centre se trouvait un petit miroir. Selon la richesse d’une dame, ce miroir pouvait être orné d’un cadre somptueux d’ébène indien, de bois teinté, voire d’argent.

     

    UNE PÂLEUR CADAVÉRIQUE

    Dans l’Espagne du 17e siècle et d’après, idéal de beauté féminin rimait avec cheveux blonds et pâleur cadavérique. Il n’était pas rare que les femmes se blanchissent la peau. À cet effet, on s’oignait de Solimán, un cosmétique à base de mercure. Sa composition chimique pouvait causer des dégâts durables à la peau. En même temps, on utilisait des décolorants dilués à divers degrés pour éclaircir plus ou moins les cheveux.

    Comme l’avait si mémorablement observé Madame d’Aulnoy, le produit incontournable du tocador espagnol de l’époque était le fard rouge. Désigné par le nom color de granada (couleur de grenade), on le vendait enveloppé dans des feuilles de papier placées dans des coupelles appelées salserillas. Le visage ainsi blêmi, les femmes se maquillaient ensuite les lèvres et les joues avec ce fard et se noircissaient les sourcils avec un mélange d’alcool et de minéraux noirs. Pour garder les mains blanches et douces, elles y appliquaient un onguent à base d’amandes, de moutarde et de miel.

    Parmi les autres produits chimiques entrant dans la composition de ces produits, le soufre était probablement celui dont l’usage était le plus répandu. Certains de ces composants étaient nocifs. Les femmes se blanchissaient parfois le visage avec de l’oxychlorure de bismuth (qu’on appelle parfois blanc d’Espagne), produit qui irrite la peau et les yeux ; ou bien utilisaient des précipités de plomb, qui sont toxiques.

    La Française Marie-Louise d’Orléans représentée sur un portrait baroque peint en 1679 par Francisco Rizi. Les ornements rouges et blancs de sa robe rappellent sa pâleur et son fard rouge. Nièce de Louix XIV, Marie-Louise d’Orléans était sur le point d’être faite reine d’Espagne après son mariage avec le roi Charles II.

    PHOTOGRAPHIE DE Reproduit avec la permission de la municipalité de Tolède, Espagne

    Si la composition du fard rouge a évolué au fil des siècles, à l’âge d’or espagnol, il était souvent fabriqué à partir de soufre carbonisé, de mercure, de plomb et de minium (un oxyde de plomb), entre autres substances.

    Dans son livre El Día de Fiesta por la Mañana y por la Tarde, publié en 1654, le moraliste Juan de Zabaleta assène des arguments religieux pour dénoncer l’utilisation des produits cosmétiques. Il situe l’action de son tableau de mœurs dans le tocador d’une femme s’apprêtant un matin de fête religieuse : « Elle place à dextre l’écrin contenant ses potions de beauté et entreprend de se corriger le visage avec celles-ci. Il ne vient pas à l’esprit de cette femme que si Dieu la voulait telle qu’elle se maquille, Il l’aurait faite maquillée. Dieu l’a dotée du visage qui lui seyait et elle se pare du visage qui ne lui sied point. » L’œuvre de Juan de Zabaleta s’inscrit dans une tradition littéraire misogyne qui condamne les rituels de beauté des femmes et y voit un sabotage de la création divine.

    Certaines femmes étaient de cet avis et trouvaient ces rituels sots, mais pour des raisons bien différentes : María de Zayas, femme de lettres de l’âge d’or espagnol considérée de nos jours comme proto-féministe, voyait dans les pressions sociales exercées sur les femmes pour qu’elles se maquillent un moyen de les empêcher de s’émanciper. Dans un roman des années 1630, elle fait dire à l’un de ses personnages que si les femmes se consacraient « au maniement des armes et à l’étude des sciences au lieu de se laisser pousser les cheveux et de se farder le visage, elles auraient déjà dépassé les hommes dans de nombreux domaines. »

    À la fin du 17e siècle, alors que les fortunes impériales de l’Espagne étaient contrariées et que l’edad de oro touchait à sa fin, le recours effréné au maquillage diminua également. Dans le sillage de la Révolution française de 1789, une mode plus naturelle gagna l’Europe et l’on délaissa les manières contournées des perruques et du maquillage d’antan. 

    Cependant, les attitudes envers le maquillage sont souvent cycliques. Des poudres à base d’oxyde de zinc remplacèrent les recettes toxiques à base de plomb, et l’utilisation de maquillage connut un regain de popularité en Europe. Au milieu du 19e siècle, le maquillage chargé passa de mode, car on l’associait aux actrices et aux prostituées. Les artifices faciaux revinrent cependant sur le devant de la scène avec l’avènement des cosmétiques utilisés au théâtre et furent largement commercialisés en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1920. Depuis lors, l’utilisation du maquillage est tout aussi ardemment débattue lorsqu’il est question de féminité et de féminisme qu’elle ne l’était lors de l’âge d’or espagnol.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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